Chapitre 11

De l’autre côté de l’océan, Lamar arrêta son char au bord d’une plage de sable fin. La côte s’étendait à l’infini de part et d’autre de la longue grève où venaient mourir l”écume des vagues. La mer était calme et les crêtes des vagues reflétaient les éclats des rayons du soleil. L’estuaire d’un large fleuve apparaissait dans le lointain. Juliette et Adriel bondirent sur la terre ferme et Eostrix vint se percher sur l’épaule de la jeune femme. 

 

-- Il vous faut remonter vers le nord puis longer la rivière jusqu’aux montagnes qu’on aperçoit à l’horizon. C’est Vallindras, dit le roi des Mers en pointant son doigt vers une ligne brumeuse au loin, à peine visible. Du moins c’est ce que je crois, car je n’y suis jamais allé. Là-bas, vous pourrez planter et récolter la pimpiostrelle. D’autres l’ont fait avant vous, vous devriez réussir. Rappelez-moi quand vous aurez récolté suffisamment de fleurs et je viendrai vous chercher ici même pour vous ramener à Coloratur. L’esprit de Zeman a encore des choses à vous apprendre.  

-- Merci, nous sommes prêts pour cette aventure, répondit Adriel qui se sentait un peu perdu sur cette plage du bout du monde. Pour nous, ici c’est l’inconnu.

– N’ayez pas d’hésitations, poursuivit Lamar, foncez. Le temps presse.

 

Le roi des mers les regarda s’éloigner sur la plage, vers la plaine qui commençait au-delà des dunes. Cette image lui en rappela d’autres, enfouies dans les vieux souvenirs de son passé. A plusieurs reprises il avait permis aux poursuivants de Jahangir d’aborder sur des terres lointaines, après leur avoir fait traverser l’océan dans sa conque. A chaque fois, il s’agissait de nouveaux acteurs, mais le mal était toujours incarné par le magicien immobile, celui qu’il considérait comme son pire ennemi. Il haussa les épaules avec fatalisme. Cependant, malgré l’adversité, les choses commençaient à évoluer dans cette nouvelle aventure. Après les changements climatiques intervenus depuis plusieurs semaines et le retour des pluies, des plantes maritimes commençaient à recouvrir le sable du désert de longues tiges vertes. C’était un mélange de différentes espèces d’herbes hautes et d’oyats qui s’agitaient sous le vent. Le paysage se transformait et promettait de retrouver la beauté sauvage qu’il avait perdu depuis des centaines d’années. 

 

Lamar était tourmenté par les événements en train de se dérouler. Étant condamné à rester dans son royaume. Il n’avait qu’une vue parcellaire de ce qui bousculait une nouvelle fois l'équilibre du monde. Il leva les yeux pour suivre le cheminement de Juliette et Adriel. Ils se trouvaient déjà à l’extrémité de la plage. Ils disparurent rapidement dans les creux sablonneux sans se retourner. Lamar poussa un grand soupir pour évacuer définitivement les pensées négatives qui le rongeaient. Puis il tourna le dos à la grève et lança à nouveau son quadrige sur l’océan. 

 

-- Je ne sais pas si je parviendrai un jour à sauver mon royaume grommela-t-il entre ses dents. Au moins je vais essayer. Où tout cela me mènera-t-il ? Je n’en ai aucune idée, mais pas question de rester sans rien faire. Tout d’abord, il est temps de réhabiliter mon palais qui tombait en ruine la dernière fois que je l’ai vu. Il faut bien commencer par quelque chose.

 

Sous sa conduite énergique, la conque s’enfonça dans les flots puissants. Elle creusa un sillon d’écume blanche qui s’estompa rapidement à la surface de l’eau. Rien ne venait plus troubler le mouvement de la houle, hormis quelques moutons blancs qui surgissaient parfois sur la crête des vagues. La mer était à nouveau vide et nue, comme si le passage de l’équipage de son roi n’avait jamais eu lieu.

 

Tandis que Lamar menait son char vers le fond de la mer, Juliette et Adriel accompagnés par Eostrix marchaient d’un bon pas. Ils traversèrent des champs de pierres et d’éboulis qui n’avaient pas été cultivés depuis longtemps. Avec le retour des averses, des petites pousses vertes émergeaient un peu partout. Des bâtiments en ruines émaillaient la campagne qui semblait sortir d’un long sommeil. 

 

-- Adriel, j’ai envie de faire un essai, dit brusquement Juliette.

-- Un essai de quoi ? demanda le jeune homme.

-- Quand je vois toute cette végétation qui renaît, murmura Juliette, je me demande si je ne pourrais pas planter une graine pour qu’un arbre de paix pousse un jour ici. En plein champ. Je le visualise déjà ! Ce serait un bel arbre qui étendrait son ombre en été, sous lequel il ferait bon s’asseoir et qui répandrait la paix autour de lui. Car j’imagine qu’il mérite son nom !

-- Eh bien si tu veux, mais nous ne devons pas gâcher cette précieuse matière, fit Adriel. Alors choisis bien.

– Promis, je ne mettrai qu’une graine, tant pis si elle ne se développe pas, répondit Juliette.

 

Ils s’arrêtèrent au milieu d’une vaste étendue presque nue, à peine recouverte d’un court duvet vert. Celui-ci sortait tout juste du sol et ressemblait plus à une mousse qu’à de l’herbe. Juliette s’agenouilla et creusa la terre avec ses mains. Elle prit une petite graine dans le coffret qu’elle déposa dans le trou et recouvrit d’humus.  

 

Les jeunes gens regardèrent quelques instants la petite tache noire sur le sol où la matière avait été dérangée, puis s’éloignèrent.

 

-- Tu crois qu’on sera capable de retrouver l’endroit quand on repassera, pour voir si l’arbre a un peu poussé ? demanda Juliette.

-- Peut-être, répondit Adriel qui n’en savait rien et dont les pensées étaient ailleurs.

 

Après avoir parcouru une faible distance, Juliette se retourna pour mémoriser exactement l’endroit où elle avait planté la graine, et poussa un cri. Adriel la prit aussitôt dans ses bras et la serra contre lui, comme pour la protéger d’un danger qui l’aurait menacée.

 

-- Regarde ! s’écria-t-elle en tendant le doigt dans la direction d’où ils venaient. 

 

Là où Juliette avait planté la petite graine en terre, poussait un rameau qui se couvrait de minuscules feuilles. Le jeune tronc grossissait et croissait à vue d'œil et se subdivisait en branches, qui elles-mêmes en formaient d’autres. Devant eux, la graine devenait un arbre énorme qui étendait sa ramure autour de lui, majestueux, imposant, superbe. Eostrix quitta l’épaule de Juliette et vola pour aller se poser sur l’une des ramifications. De là il observa les alentours puis posa ses yeux jaunes sur Juliette et poussa un cri rauque. Les jeunes gens s’attardèrent un peu pour admirer le phénomène de pousse accélérée. 

 

– C‘est la magie de l’arbre de paix, murmura la jeune femme qui ne pouvait détacher ses yeux du spectacle, sidérée par la naissance du colosse.

– Extraordinaire, dit Adriel, lui aussi médusé, je n’ai jamais rien vu de tel. Viens Juliette, hélas, nous n’avons pas le temps de nous appesantir, nous devons poursuivre notre chemin pour arriver à Vallindras le plus vite possible.  

 

Laissant le végétal continuer à se développer, Juliette et Adriel reprirent leur route. Plus rien ne les étonnait désormais, mais le miracle de la croissance de l’arbre occupait toutes leurs pensées. De temps à autre, ils se tournaient pour regarder le géant qui s’élevait au loin, toujours visible malgré la distance grandissante. Ils voyaient encore par delà les collines et les champs sa frondaison verte, comme une chevelure extraordinaire agitée par le vent. Ils voulaient à chaque instant s’assurer qu’ils n’avaient pas rêvé et que l’arbre avait bien poussé en quelques minutes là où Juliette avait déposé la minuscule graine.

 

Puis ils furent trop loin et l’arbre disparut, ils ne virent plus que l’horizon devant et derrière eux. Ils marchèrent pendant plusieurs jours vers le nord, dans un paysage monotone, sans autre relief que les silhouettes lointaines des hautes montagnes de Vallindras. Restées brumeuses depuis le début de leur périple, elles devinrent un peu plus nettes à mesure qu’ils s’en approchaient. Tout le long du chemin, ils entendaient le grondement de la rivière sur leur gauche et, de temps à autre, longeaient le fleuve fougueux quand les berges le permettaient. La rive d’en face était impraticable, c’était une zone marécageuse qui communiquait avec la mer et dont les eaux putrides contenaient du sel. L’odeur épouvantable qui s’en échappait parvenait parfois à leurs narines selon la direction du vent. Ils auraient été asphyxiés par les gaz délétères s’ils avaient suivi cette berge mortifère. Mais lorsque les contreforts des monts de Vallindras commencèrent à s’élever, les marais couverts de hauts roseaux s’étiolèrent et finirent par disparaître. Il leur fallait désormais traverser le fleuve pour atteindre leur destination. 

 

Ils continuèrent leur route, à la recherche d’un pont. La rivière était trop tumultueuse, il était impossible de la passer à gué ou même en nageant, le courant était très puissant. Ils finirent par apercevoir à bonne distance une structure de béton à moitié brisée et consolidée par des poutrelles métalliques. Il devait s’agir d’une passerelle pour passer sur la berge d’en face, où s’esquissaient les contours d’une ville. Tandis qu’ils avançaient, des constructions en parpaing apparurent le long de la rivière, étagées sur plusieurs niveaux au pied de la montagne. C’étaient des blocs rectangulaires, sans toits, avec des fenêtres souvent closes par des volets métalliques et des portes blindées. Des habitants inoccupés regardaient passer les voyageurs sur l’autre rive, amorphes, mornes et avachis sur des blocs de graviers. Même à distance, leurs visages sans expression reflétaient un ennui et une lassitude extrêmes. Quelques chats faméliques se déplaçaient autour d’eux, la queue dressée, seuls signes de vie parmi cette population anéantie.   

 

Quand Juliette et Adriel arrivèrent au niveau de la passerelle, ils se heurtèrent à des sentinelles armées. Ils s’aperçurent que l’entrée de la ville de l’autre côté du fleuve était protégée par des gardes. Il leur était impossible de passer sans montrer des papiers ou un sauf-conduit, dont ils ne disposaient pas. Afin de ne pas se faire remarquer par les veilleurs qui filtraient le passage sur le fleuve et provoquer leur irritation, ils renoncèrent et s’éloignèrent vers le nord pour se soustraire à leur vue. Quand ils eurent atteint le sommet de collines qui offraient une vision panoramique des environs, ils s’arrêtèrent enfin et s’assirent sur des rochers qui affleuraient. Ils voyaient encore à distance la passerelle et les habitations aux allures de blockhaus. Cette cité bâtie aux pieds des montagnes de Vallindras était d’une horrible laideur. Une route d’asphalte bordait la rive du fleuve, flanquée de ruelles qui grimpaient dans la roche. Partout, des cabanes bétonnées hérissaient les escarpements, et certaines se trouvaient même à l’a-pic de la pente. Aucun jardin ni aucun arbre ne venait interrompre la succession de baraquements sinistres qui constituaient les quartiers de ce bourg. Au-delà, la montagne s’élevait majestueusement et plongeait les vallées à ses pieds dans l’ombre. Le soleil étincelait en altitude, faisant jouer l’ombre et la lumière sur les pics décharnés. Mais comment atteindre ces endroits presque inaccessibles où pousserait la pimpiostrelle ? La première des choses à faire était de traverser le fleuve.

 

Les jeunes gens étaient fatigués et affamés. Ils mangèrent quelques galettes qu’ils avaient emportées et s’étendirent sur le sol pour dormir. Un petit vent frais soufflait et adoucissait l’ardeur du soleil. Ils sommeillèrent jusqu’au soir en alternant des tours de garde pour ne pas se laisser surprendre. Avant de remonter vers l’amont du fleuve pour chercher un autre passage, ils envisageaient d’essayer de traverser le fleuve dans l’obscurité. Mais lorsque la nuit tomba, des lumières aveuglantes éclairèrent la passerelle et des projecteurs balayèrent régulièrement les rives du fleuve. Toute intrusion discrète était impossible.

 

Laissant tomber la perspective d’utiliser la passerelle, ils se préparaient à repartir quand ils entendirent quelqu’un marcher. Ils se dissimulèrent derrière les rochers et ne bougèrent plus, espérant passer inaperçus au milieu des ombres du soir. Mais l’inconnu s’approcha et s’arrêta près d’eux.

 

-- Je vous ai vus depuis le haut de la colline. Vous voulez entrer en ville ? dit l’homme dont la sonorité de voix était chaleureuse.

 

Adriel se releva et s’avança vers le visiteur.

 

-- Qui êtes-vous ? demanda-t-il, pourquoi nous espionnez-vous ? 

-- Je rentrais d’un voyage à Phaïssans pour mes affaires, dit l’homme au timbre clair, quand je vous ai vus de loin, cachés derrière l’abri des rochers et observant le fleuve. C’est pourquoi j’imagine que vous cherchez à traverser la Sauldre. Le temps que j’arrive, et la nuit est tombée. Je m’appelle Barbentus, je suis marchand. Et vous, d’où venez-vous ?

-- Je suis Adriel et voici Juliette, répondit Adriel en désignant la jeune fille. Nous arrivons de Coloratur, en Odysseus. 

-- Que voulez-vous faire à Vallindras ? s’enquit Barbentus. Comment avez-vous pu traverser l’océan ?

-- Nous venons chercher des plantes dans la montagne, murmura Juliette qui sortit de l’ombre et se rapprocha des deux hommes. 

 

Habilement, elle évita d’aborder la véritable raison de leur voyage et ne révéla pas leur moyen de transport dans la conque marine.

 

-- Vous êtes des soigneurs ? demanda Barbentus.

-- Nous travaillons pour un guérisseur de Coloratur. Il nous a envoyés ici pour  trouver des herbes qui ne poussent plus sur Odysseus, à cause de la grande sécheresse.

-- Et vous n’avez pas franchi le fleuve car vous n’avez aucune autorisation pour entrer à Bourg-sur-la-Sauldre, ajouta Barbentus. Mais vous êtes venus jusqu’ici depuis l’autre bout du monde avec l’espoir de réussir votre mission. Comment pouviez-vous être certains de trouver ces herbes à Vallindras ?

 

Eostrix voletait au-dessus d’eux en poussant des petits cris rocailleux. Adriel les interpréta comme un avertissement. Il ne fallait pas faire confiance à cet homme, il n’avait pas de bonnes intentions. Adriel n’eut pas l’opportunité de réfléchir longtemps car des gardes accouraient depuis le pont. Barbentus avait dû les prévenir. Ils disposaient certainement d’un système pour communiquer entre eux quand des étrangers s’approchaient de trop près. Juliette eut elle aussi un mauvais pressentiment. Tous deux furent bientôt encerclés par les sentinelles et Barbentus leur adressa un message d’un ton qui n’était plus du tout amical.

 

-- Nous ne pouvons accepter que des étrangers viennent piller nos montagnes, dit-il avec agressivité, bien loin du ton conciliant qu’il avait employé au début de leur conversation. Vous allez croupir un peu en prison, le temps que nous préparions votre procès. Vous devez être punis pour votre audace. Votre châtiment constituera un exemple pour les voyageurs indélicats. Ceux qui croient qu’ils peuvent se servir dans notre belle nature et nous dépouiller en cueillant les précieuses plantes de Vallindras comme s’ils étaient chez eux ! Ce sera bientôt un crime, car votre cas fera jurisprudence. Qui vous envoie ?

-- Zeman, le grand herboriste, répondit Adriel sans hésitation. 

 

Il savait que révéler le nom de Zeman ne lui porterait pas préjudice puisqu’il était mort. Et Barbentus n’avait probablement jamais entendu parlé du célèbre guérisseur. Ce qu’Adriel racontait n’était d’ailleurs pas un mensonge. Il était plus facile d’être sincère que d’inventer des excuses abracadabrantes, même s’il n’avouait qu’une partie de la vérité. La fourberie de Barbentus le révoltait. Il sentait Juliette trembler à côté de lui, ce qui lui était insupportable. Ces gens étaient ignobles. Il entendait dans le ciel au-dessus de leurs têtes le vol rapide du hibou. Il se sentit moins seul, Eostrix ne les laissait pas tomber. 

 

Juliette était paralysée par la brutalité de ces hommes. Son cerveau continuait à fonctionner mécaniquement, mais son  corps ne répondait plus. Les idées tournaient dans sa tête sans relâche. Elle eut soudain peur que les gardes ne la fouillent, trouvent le coffret, cherchent à l’intérieur de ses poches et l’interrogent indéfiniment. Aussi, alors que tous les regards étaient fixés sur Adriel, elle retrouva sa mobilité, et se tourna légèrement pour masquer son geste. Avec dextérité, elle ouvrit d’une main le précieux coffret caché dans sa poche et en vida le contenu dans le fond. Tout en éparpillant les graines, les pétales et les petites branches dans les replis du tissu, ses yeux ne quittaient pas les yeux d’Adriel. Puis elle fit glisser la cassette vide hors de sa poche, la laissa tomber sur le sol et la poussa du bout du pied sous le rocher. Ses yeux parcoururent rapidement l’assemblée. Elle constata avec soulagement que nul n’avait remarqué son manège et resta imperturbable. 

 

Satisfait d’avoir appréhendé de dangereux envahisseurs, Barbentus s’éloigna le premier pour aller faire son rapport. Il ne tarda pas à distancer les prisonniers et disparut en ville une fois qu’il eût passé le pont. Derrière lui, les gardes menottèrent Juliette et Adriel et les entraînèrent sans ménagement vers la passerelle. Ils franchirent la Sauldre sous haute surveillance, furent poussés vers l’avant puis dirigés vers une ruelle sombre. Une porte s’ouvrit dans un bâtiment que rien ne distinguait des autres. Un éclairage blafard forma un carré de lumière glauque sur la chaussée, et ils furent précipités à l’intérieur. C’était une grande salle avec un comptoir derrière lequel se tenait un gardien. L’homme avait un visage brutal, comme coupé au couteau. Une casquette vissée sur son crâne projetait une ombre sur son visage et son énorme nez jaillissait sous la visière, masquant une bouche épaisse et un menton gras mal rasé. Derrière lui, un escalier descendait vers les profondeurs et menait aux cellules. Ils entendirent des cris et des grognements qui provenaient du sous-sol.

 

L’homme au guichet les inscrivit sur un écran d’ordinateur, puis ils furent poussés vers les marches qu’ils dévalèrent pour ne pas tomber. En bas, un couloir sombre éclairé par une seule lampe jaunâtre bordait une suite de geôles et derrière les barreaux, quelques prisonniers les accueillirent par des moqueries et des crachats. Le corridor tournait ensuite à angle droit. Dans cette deuxième partie de la prison se trouvaient les cellules des femmes.

 

L’idée que Juliette soit confinée dans un cachot rendait Adriel fou furieux. Elle était pour lui l’image pure de la liberté, il ne supportait pas de l’imaginer cloîtrée entre quatre murs. Il serrait les poings et les dents, ayant compris qu’il valait mieux ne rien dire pour ne pas attiser la hargne et la violence des gardiens. Il serait temps de réfléchir à leur évasion une fois qu’ils seraient enfermés. Ils furent séparés. Juliette fut fouillée puis jetée brutalement dans une cellule où elle se retrouva avec d’autres femmes. Adriel fut mis en face à l’isolement, dans une chambre close par une porte, et enchaîné. Il trouvait cette prison minable et insalubre. Une odeur d’égouts remontait par des canalisations apparentes qui couraient sur le sol le long des plinthes. De l’humidité suintait sur les murs noircis où des détenus avaient écrit ce qui leur passait par la tête. Il s’assit sur un rebord de béton qui formait une sorte de banc, et prit sa tête entre ses mains pour mieux réfléchir.

 

Juliette lut quelques hiéroglyphes gravés devant ses yeux. Quelqu’un avait inscrit : ‘Un jour viendra où le pouvoir de l’arbre vaincra, et ce sera la fin du monde’. Ce message prémonitoire impressionna la jeune femme car il semblait très ancien. Il était à moitié effacé et poinçonné avec des caractères antiques proches des runes. Elle repensa à l’arbre de paix qu’elle avait planté et qui avait poussé si vite. Elle se remémorait la frondaison épanouie, le large tronc solide et les branches noires qui se dressaient vers le ciel. Et dans son rêve, c’était comme si l’arbre se reproduisait à l’infini. Elle voyait une forêt se créer et se propager depuis le lieu où elle avait enfoui la graine dans la terre. Les arbres poussaient les uns après les autres, se mêlaient de buissons et d’herbes en formant une végétation dense. Dans son imagination, le paysage changeait du tout au tout et se transformait en une jungle épaisse qui recouvrait le sol, avançait vers le fleuve et envahissait ses rives, puis remontait vers le nord et la ville où Adriel et elle avaient été emprisonnés. 

 

Les femmes autour d’elle ne parlaient pas. Une seule parmi elles gémissait dans son coin, mais les autres baissaient la tête et se taisaient. L’atmosphère silencieuse émaillée de petits râles pesait lourd dans la cellule étouffante. Cela sentait la haine féroce, la bête sauvage.  Écarquillant les yeux, Juliette vit avec terreur que ses codétenues la dévisageaient à présent. Tout à coup, elle eut peur que l’une des prisonnières ne s’approche d’elle et la frappe. A sa grande surprise, toutes se levèrent sans un mot et vinrent s’agenouiller devant elle. Elle n’osait pas parler, elle balbutia quelques mots sans signification et fit signe aux femmes de se relever. Elles se mirent alors à chanter une mélopée triste dont Juliette ne comprit pas le sens. 

 

De l’autre côté du couloir, derrière sa porte, Adriel entendait comme un murmure la complainte des femmes, sans pouvoir comprendre ce qui se passait. Il n’arrivait pas à être certain que les sons provenaient de la cellule de Juliette. Cette incertitude le rendait fou. Mais le chant était apaisant, ce n’était pas une litanie agressive. On eût dit que la mélodie racontait une histoire d’un autre temps. Attaché au sol par une chaîne solide, il n’avait aucun moyen de s’échapper ni même de se lever. Il poussa un rugissement d’impuissance et essaya de capter le sens des mots qu’il entendait, en vain. 

 

Dans la cellule des femmes, alors que la tête commençait à lui tourner après le long moment d’inactivité et la chaleur moite qui régnait, Juliette distingua quelques syllabes qui lui parurent plus audibles.

 

-- Tu es la seule qui peut nous délivrer de la tyrannie. 

 

Elle n’était pas certaine d’avoir parfaitement compris, mais elle éprouva un sentiment d’horreur à l’idée de la mission que ces femmes attendaient d’elle. Elle ne les connaissait pas, elle ne savait rien d’elles, et pourtant ces prisonnières la suppliaient d’accomplir quelque chose dont elle ne se sentait pas capable. Elle se recroquevilla sur le banc où elle avait pris place, bouleversée par les regards des femmes. Pour se donner du courage, elle pensait à Adriel. Il ne devait pas être loin, mais ils étaient séparés par une frontière infranchissable de béton, dans un lieu atroce. Elle eut l’impression pour la première fois depuis son départ de Coloratur que les forces allaient lui manquer. 

 

Quelques mètres plus loin, Adriel se morfondait dans sa cellule. Les murs étaient si épais qu’il ne distinguait aucun bruit du dehors. Même la porte étouffait les sons. Il se sentait isolé, abandonné. Levant les yeux, il aperçut au plafond l’oeil d’une caméra incrustée dans la matière, qui le regardait. Comment s’échapperaient-ils d’un endroit pareil ? Ils ne pourraient même pas s’organiser puisqu’ils ne savaient pas où l’un et l’autre se trouvaient. La situation semblait insoluble, cependant Adriel ne voulait pas encore perdre tout espoir. Pour ne pas sombrer, il essayait de réfléchir, mais en vain. Il ne réussissait qu’à boucler sur les mêmes idées sinistres et improductives. La chaîne qui enserrait sa cheville lui rappelait quand il voulait bouger le pied qu’il était coincé dans une prison. Les minutes et les heures s’écoulaient lentement, sans aucun autre bruit qu’un goutte à goutte obsédant qui cadençait la fuite du temps.

 

De l’autre côté du corridor, Juliette vit arriver devant la grille de son cachot l’un des gardiens. Il lui intima l’ordre de le suivre. Elle fut amenée dans une pièce sans fenêtres, dont l’un des murs était couvert d’écrans de surveillance des différentes geôles. En passant devant la mosaïque animée, elle ralentit pour jeter un bref regard et ses yeux parcoururent les terminaux à la recherche de la cellule d’Adriel. Mais avant qu’elle puisse identifier quoi que ce soit, le garde la poussa vers l’avant. C’était trop rapide, elle fut incapable de repérer où se trouvait le jeune homme. 

 

Au fond de la salle, une femme était assise derrière une grande table. Elle était vêtue de manière très étrange, comme une prêtresse. Elle portait une sorte de longue robe orange pâle brodée d’or et d’argent, avec de longues manches brodées. Un voile couvrait ses cheveux roux bouclés et descendait jusqu’à terre. Plusieurs rangées de colliers de divers métaux, pierres et perles et de toutes tailles pendaient à son cou. Elle avait aussi une ou deux bagues à chaque doigt et des bracelets à ses poignets. Son visage était très maquillé, ses yeux verts bordés d’un cercle couleur de charbon avaient un regard intense, transparent et brillant comme une pierre précieuse. Sur un signe, Juliette s’assit sur un petit tabouret de bois au pied de la table. La femme la dominait de toute la hauteur de son buste, observant ainsi Juliette comme un fauve qui jauge sa proie et la maintient immobile avant l’attaque.

 

– Juliette de Coloratur, dit-elle d’une voix profonde. Qu’êtes-vous venue chercher ici ? Quel séisme avez-vous déclenché sur votre passage ?

 

Juliette ne comprit pas la dernière question, mais elle avait le sentiment que si elle montrait son ignorance, ce serait la fin de cette entrevue et qu’elle perdrait toute chance d’en savoir davantage. Quelque chose intriguait la femme, et elle semblait penser que Juliette était responsable d’un événement néfaste. Juliette décida de ne pas se laisser manipuler, car il était tout à fait possible que ce fut du bluff.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle brusquement à la prêtresse, répondant à une question par une question pour ne pas être celle qui subissait d’emblée l’interrogatoire.

– Je suis Domozanne, fit la femme, chargée officiellement des soins des malades ici, à Bourg-sur-la-Sauldre. On m’a dit que vous prétendez être venue à Vallindras pour cueillir des plantes pour un guérisseur. Depuis votre incarcération, rien ne tourne plus rond dans la ville. Il se passe ici des bouleversements insupportables. Il m’a été demandé de vous interroger sur votre véritable mission. 

– Je ne suis au courant d’aucun événement désagréable, répondit Juliette. Enfermée dans un cachot, j’ignore ce qui se passe à l’extérieur.   

– Certes, murmura Domozanne. Comment expliquez-vous l’arrivée, je n’ai pas d’autres mots même si cela paraît étrange, d’une forêt dense sur l’autre rive de la Sauldre ? 

– Les arbres me suivent parfois, fit Juliette spontanément. Surtout quand ils jugent que je suis maltraitée.

– Seule la rivière a arrêté la progression de la forêt, mais nous ne sommes pas certains que les arbres ne vont pas traverser le fleuve, en passant par la passerelle. Autrement dit, nous sommes dans une situation inimaginable ! L’invasion de notre pays par une jungle inextricable coïncide avec votre arrivée, ajouta Domozanne. Alors je le répète, que voulez-vous ? Qu’êtes vous venue faire ici ?

– Nous l’avons dit à Barbentus, nous souhaitons simplement cueillir quelques plantes pour notre maître, expliqua Juliette. Et sans avoir fait de mal à personne, nous nous sommes retrouvés en prison, prêts à être jugés inéquitablement par un pseudo tribunal.

– Notre cité a besoin de se défendre contre de nombreux envahisseurs qui veulent s’en prendre à nos richesses, dit Domozanne. Et surtout gagner la montagne. C’est un lieu de refuge pour des rebelles. Nous sommes le dernier rempart avant que Vallindras soit colonisé par des hors-la-loi. C’est pourquoi la ville a une allure de blockhaus, vous l’avez constaté.

– Libérez-nous, suggéra Juliette, et nous ferons ce que nous avons à faire, puis nous repartirons sans vous causer de soucis. Nous ne sommes ni des rebelles ni des gangsters.

– C’est bien trop tard, la forêt va bientôt tout envahir, répliqua Domozanne. Qu’allons-nous faire de tous ces arbres qui vont détruire les maisons et les cabanes quand ils auront passé le pont ? Les habitants de la ville ont déjà fui dans la montagne, tout est bouleversé. Les règles qui gouvernaient notre cité sont abolies. C’est le chaos total. A cause de vous.

 

Tandis que la femme parlait, Juliette réfléchissait à toute vitesse. Elle avait simplement planté une graine de l’arbre de paix. Était-il possible que, comme elle l’avait imaginé, l’arbre se soit reproduit à l’infini et qu’il ait recouvert le sol depuis l’endroit où elle l’avait mis en terre jusqu’à Bourg-sur-la-Sauldre. Sa vision ne serait donc pas seulement un rêve ? Ou alors, s’agissait-il d’un sortilège d’Ynobod ? 

 

– Il se passe des événements très étranges à Coloratur, dit Juliette. La magie a pris le pouvoir. Je pense que vous devez nous laisser aller, mon ami et moi. Tout ce que vous tenterez contre nous se retournera contre vous. Vous le voyez déjà.

– Et pourquoi donc ? Qu’êtes-vous réellement venue faire ici ? Qui êtes-vous ? insista la femme avec inquiétude. Des sorciers ? 

– De simples rouages dans une machinerie complexe. Mais si vous bloquez le fonctionnement de ce qui est en train de se dérouler en nous maintenant prisonniers, de terribles choses peuvent arriver. Ce que vous avez vu n’est qu’un début des malheurs qui vont s’abattre sur vous, menaça Juliette.  

 

Elle se sentait plus forte, comme en possession d’un pouvoir. Voyant la réaction de surprise de son interlocutrice, elle essayait de lui faire peur pour qu’elle les délivre. Et elle avait tenté un coup de bluff. 

 

– Je ne vous crois pas, riposta Domozanne. Ce sont des histoires à dormir debout. Etes-vous une chamane ?  

– Je ne vais pas vous révéler mes secrets, dit Juliette qui tentait de gagner sa liberté au culot. Je vous ai dit tout ce que vous avez besoin de savoir.

– Vous allez retourner dans votre cellule. Je vais partager ce que vous m’avez dit avec les instances décideuses de la ville. Vous verrez bien ce qu’il adviendra, répliqua Domozanne d’un ton sec. Quant à moi, je n’ai pas réussi à ce que vous me disiez la vraie raison de votre présence ici, j’ai échoué dans la mission qu’on m’avait confiée.

 

Juliette ne répondit rien. Elle était déçue. Sa stratégie simpliste n’avait pas fonctionné. Comme elle ne s’était pas concertée avec Adriel, il dirait peut-être quelque chose de différent et d’incompatible avec ce qu’elle avait raconté s’il était interrogé. Aussi inventa-t-elle un prétexte pour contrecarrer les incohérences éventuelles entre leurs discours. Elle reprit la parole très vite. 

 

– Ne vous étonnez pas si mon serviteur ne vous répond pas, chez nous les hommes ne sont au courant de rien.

– Comme c’est étrange … fit la femme avec une moue dubitative. L’autre prisonnier serait votre serviteur ? Pourtant il n’en avait pas l’air d’après ce qu’on m’a raconté. 

– A vous de voir, répliqua Juliette à bout d’arguments.

 

Le gardien la raccompagna dans sa cellule. Elle eut à peine réintégré le cachot que les femmes l‘entourèrent, les yeux pleins de questions.

 

– La tyrannie, pensa Juliette, c’est cela que vivent ces pauvres prisonnières. C’est l’oppression qui les astreint et les détruit jour après jour. La gouvernance de la cité incarcère ceux qui refusent d’obéir à sa loi dictatoriale. Elle les fait disparaître pour les faire taire. Et ensuite ? 

 

A cet instant, inopinément, un grondement sourd parvint à ses oreilles. Le sol se mit à trembler et se souleva. Brutalement la cellule bascula toute entière sur le côté et le plancher de béton se brisa sous les forces telluriques venues des profondeurs.

 

– Un tremblement de terre ! s’écria Juliette en se plaquant contre le mur pour glisser et ne pas tomber de toute la hauteur de la cellule. 

 

Des vibrations de basse fréquence continuaient à résonner dans l’habitacle de la geôle. Juliette restait collée à la paroi.

 

– Serait-ce un maléfice d’Ynobod ? se demanda-elle tout en parvenant à garder son sang froid et à se concentrer. C’est une chance inespérée pour nous échapper ! Il faut en profiter pour sortir d’ici. Tout de suite, sans prendre le temps de réfléchir !

 

Dès que la secousse s’arrêta, elle chercha le moyen de sortir de la prison. La grille de la cellule avait sauté sous l’impact de la secousse et béait. Juliette grimpa sans attendre sur les barreaux pour s’extirper du bloc de pierre. Les femmes qui étaient tombées les unes sur les autres et s’étaient réfugiées dans un coin la regardaient, hébétées. Elle leur fit signe de la suivre, mais elles restaient prostrées, habituées depuis trop longtemps à ne plus prendre d’initiative. Juliette les exhortait. L’une d’entre elles, la plus jeune qui semblait encore une adolescente, la suivit presqu’à contrecœur. Les autres lui emboîtèrent le pas. Elles enjambèrent les unes après les autres le seuil qui se trouvait en l’air à la verticale et descendirent avec précaution de l’autre côté dans ce qui restait du couloir. Toutes les grilles et les portes avaient jailli de leurs gonds, le corridor était sens dessus dessous. Sur le sol brisé et les pans de mur des arêtes coupantes pointaient de tous côtés.

 

– Il faut sortir avant qu’il y ait une autre secousse, s’écria Juliette. Des répliques sismiques vont se produire d’ici peu. Fuyons ! 

 

Tous les prisonniers qui pouvaient se mouvoir tentaient de sortir de l’enchevêtrement de blocs de béton disloqués. Certains détenus avaient été écrasés, ou se trouvaient coincés. Dans le fatras de corps déformés et de parpaings brisés, il était impossible de délivrer les morts ou les blessés. Juliette avança pour regarder partout et trouver Adriel. En face, elle l’aperçut au fond de son cachot, évanoui, l’un de ses bras cassé formant un angle inhabituel. Elle s’introduisit dans la geôle pour le réveiller. L’autre fille s’approcha d’eux. 

 

– Je dois le réveiller, c’est mon ami, murmura Juliette en secouant Adriel sans ménagement.

 

Il sortit de son inconscience, complètement perdu dans sa cage brisée. 

 

– Adriel, vite, hurla Juliette, il y a eu un tremblement de terre, il faut en profiter pour nous enfuir. Tu dois avoir le bras cassé.

– J’ai mal, dit Adriel en faisant une horrible grimace. Mon bras et ma cheville. Je ne peux pas marcher.

– Si tu peux, tu dois si tu ne veux pas moisir ici. Tout va être écrasé à la prochaine secousse, Ynobod s’est attaqué à Bourg-sur-la-Sauldre. Dépêchons-nous. 

 

L’évocation d’Ynobod acheva de réveiller Adriel. Il se releva d’un bond et se cogna la tête contre un morceau du plafond qui s’était décroché. Un peu de sang coula sur ses cheveux pleins de poussière.

 

– Aïe, gémit-il en se frottant le crâne. Ça fait atrocement mal. 

– Allons-y, fit Juliette en le poussant vers l’avant. Tu te plaindras plus tard.

 

Ils escaladèrent le mur tant bien que mal et retournèrent dans le couloir. Les femmes prisonnières s’étaient décidées à sortir de la cellule. Ils les rejoignirent et tous marchèrent en file indienne entre les agglomérats de débris. Ils se hissèrent sur les restes de l’escalier, s’aidant les uns les autres pour franchir des amas invraisemblables, se glisser entre les trous et ramper pour s’extirper jusqu’au niveau supérieur. Ils se retrouvèrent enfin à l’extérieur. Le bâtiment avait été intégralement rasé par le séisme. Seul le sous-sol d’où ils venaient avait été partiellement épargné grâce à l’épaisseur des fondations. Devant leurs yeux ébahis, la ville apparut comme un chaos de pavés, de moellons et de corps atrocement mutilés. Au milieu des roches explosées, Juliette aperçut des lambeaux de tissus orange et, ça et là, des éclats d’or et d’argent. Les restes éparpillés de bijoux brisés en morceaux.  

 

– Domozanne n’ira jamais demander leur avis aux instances décideuses, songea Juliette en continuant à marcher au milieu des décombres. Étrange destinée pour cette femme.

 

Adriel la suivait en boitant. Chacun de ses pas déclenchait une douleur atroce dans sa jambe et une grimace de souffrance lui déformait le visage. Il ne pouvait pas se retenir avec son bras blessé et trébuchait souvent. Les femmes restaient en arrière, abasourdies. Elles regardaient autour d’elles de tous côtés sans croire à ce qu’elles voyaient. Lorsqu’elles réalisèrent la destruction totale de leur ville, elles se mirent à se lamenter et à pleurer, à errer à droite et à gauche sans discernement. Elles cherchaient leur maison, leur famille mais plus rien n’existait. 

 

– Il faut partir, disait Juliette, mais elles ne l’écoutaient plus.

 

Délivrées de la tyrannie, elles avaient tout perdu, sauf la vie. Seule l’adolescente avait compris le danger à rester dans les décombres et suivait Juliette comme son ombre. Juliette soutenait Adriel et les guidait vers la montagne. Elle ne savait pas pourquoi elle éprouvait cette certitude, mais elle était convaincue qu’Ynobod ne s’attaquerait pas aux pics. Elle pensait qu’il avait juste voulu détruire la ville de Bourg-sur-la-Sauldre qui enlaidissait le paysage. Ils seraient en sécurité en altitude.  

 

Ils avançaient vite malgré les blessures d’Adriel. Ils économisaient tout leur souffle pour marcher ou clopiner, et évitaient de se parler. Bientôt ils purent contempler la cité en ruines en contrebas tandis qu’ils prenaient de la hauteur et s’éloignaient petit à petit de l’épicentre du tremblement de terre. 

 

A l’abri sur le sentier de montagne, ils sentirent arriver la deuxième secousse. Sous l’effet des ondes sismiques, le sol se mit à osciller sous leurs pieds. Brusquement, en bas de la montagne, une faille s’ouvrit sur toute la longueur de l’ancien emplacement de la ville. Ce qui restait de Bourg-sur-la-Sauldre fut aspiré vers les profondeurs, puis englouti. La crevasse se referma, formant une longue cicatrice sur le sol. Aussitôt une cuvette se creusa. La Sauldre s’engouffra dans le nouvel espace créé qui communiquait avec son lit. La dépression se remplit d’eau pour former un lac dont le niveau monta petit à petit. Alors, sur la rive où se trouvait autrefois la cité disparue, ils virent descendre depuis le nord et l’amont de la rivière, la forêt engendrée par l’arbre de paix. Pour franchir le fleuve, elle était remontée à la source de la Sauldre pour coloniser la deuxième rive. Elle entourait désormais le lac d’une végétation dense, peuplée d’animaux. Le ciel était lourd et nuageux. Les arbres se reflétaient dans les eaux encore tumultueuses et donnaient à l’étendue d’eau une couleur d’un vert profond. Une atmosphère paisible régnait sur Vallindras. Nul n’aurait pu soupçonner qu’une ville se dressait sous le lac encore quelques heures auparavant. 

 

Juliette fit asseoir Adriel sur un rocher. Il ne pouvait presque plus marcher et il aurait été incapable de continuer. La fille qui les suivait s’accroupit à distance et les observa. Elle s’appelait Selma, ils avaient pu échanger quelques mots pendant qu’ils regardaient le lac se former à leurs pieds.   

 

– Zeman a dit qu’on peut utiliser la pimpiostrelle directement sur les blessures en cas d’urgence, murmura Juliette en sortant quelques pétales de ses poches;

 

Elle commença à frotter la cheville tuméfiée d’Adriel. Il souffrait tant qu’il ne sentait même plus les soins que lui prodiguait la jeune femme. Mais petit à petit, lorsque le suc de la pimpiostrelle entra en action, la douleur s’estompa, le gonflement et les bleus disparurent et bientôt l’articulation traumatisée retrouva son allure normale. Adriel put à nouveau bouger son pied sans ressentir aucune séquelle. 

 

– Je vais essayer pour le bras, dit Juliette. Il ne reste pas beaucoup de pétales, mais cela devrait suffire pour te guérir. Ce sont les graines dont nous aurons besoin pour faire les plantations. Je vais toutes les utiliser, je crois qu’il en faudra beaucoup. J’espère en avoir suffisamment pour que nous ayons une bonne récolte.

 

Selma regardait avec stupéfaction les miracles accomplis par Juliette. Elle n’avait pas réellement compris que c’était le frottement et l’écrasement de pétales sur les blessures qui soignaient Adriel. Elle imagina que Juliette disposait de pouvoirs magiques pour guérir et se mit à la vénérer. Depuis qu’elle avait rejoint les deux étrangers lors de leur évasion, elle ne pouvait que se féliciter de les avoir suivis, car elle avait la vie sauve alors que presque tous les habitants de Bourg-sur-la-Sauldre étaient morts.   

 

La guérison du bras d’Adriel qui était en très mauvais état nécessita plusieurs étapes. Lorsque les chairs furent suffisamment rétablies, Juliette redressa doucement l’avant-bras pour repositionner l’os brisé et réduire la fracture. La cassure se ressouda aussitôt et Adriel put rapidement remuer son coude, son épaule et son poignet. 

 

A ce moment-là, comme s’il avait patiemment attendu la guérison d’Adriel, le soir descendit brusquement sur le petit groupe et le vent se leva. Il faisait frais en altitude au milieu des courants d’air qui sifflaient entre les arbres. Selma qui connaissait bien les lieux leur fit signe de la suivre et les emmena vers une anfractuosité située tout près sous un gros rocher. Ils se pelotonnèrent à l’abri pour dormir. Un tour de garde fut organisé pour la nuit. 

 

Lorsqu’ils s’éveillèrent le lendemain, le vent avait chassé les nuages, il faisait beau. Le soleil brillait déjà dans le ciel, les invitant à grimper vers les hauts sommets où il pourraient accomplir leur mission. Ils repartirent sans plus attendre.

 

Sans carte et sans instructions précises, ils avancèrent au hasard, ne sachant quelle direction prendre ni quel sentier emprunter. Ils firent confiance à leur instinct. Parfois, Selma les guidait lorsqu’elle reconnaissait un endroit ou une bifurcation. La région était immense et ils marchaient lentement à cause de la pente. Ils avaient parfois l’impression de faire du sur place. Pourtant, ils gagnaient de l’altitude. Lorsqu’ils se retournaient au hasard d’un virage et qu’ils apercevaient le lac en bas de la montagne, ils réalisaient l’ampleur de la dénivellation. Ils mesuraient alors le chemin parcouru depuis qu’ils avaient commencé leur escalade. 

 

Enfin ils parvinrent à un col et débouchèrent sur un haut plateau. Le sol était parsemé de grosses pierres plates blanches, séparées par des crevasses. La marche était difficile, et ils n’avaient pas de bonnes chaussures, mais rien n’aurait pu les arrêter. Ils progressèrent toute la journée dans ce milieu hostile, sans rencontrer âme qui vive. Autour d’eux, la végétation rase et éparse semblait commencer à repousser suite aux évolutions du climat. Cà et là, quelques pousses jaunes et blanches au milieu de touffes verdâtres attestaient de la présence de fleurs récemment écloses. Des buissons épineux se couvraient de petits points verts et redressaient leurs branches noires. 

 

Puis ils aperçurent des chèvres sauvages qui bondissaient de rochers en rochers en bêlant, comme si elles étaient heureuses de voir des êtres vivants. Ils passèrent plusieurs jours sur ce plateau avant d’atteindre les pieds des pics qui commençaient à s’élever. En haut de certains d’entre eux, une couronne de neige ou de glace blanche reflétait le soleil et étincelait dans l’azur. Les parois montagneuses, ridées par les années et l’érosion avaient des stries d’ombre et de lumière. Le matin surtout, le lever du soleil était un enchantement lorsque toutes les pierres devenaient roses. Ils se nourrissaient peu, grignotaient seulement des restes qu’ils avaient dans leurs poches. Ils buvaient l’eau des sources, toujours portés par le désir de réussir leur mission.

 

Ils ne rencontraient pas âme qui vive. Malgré ce qu’avait prétendu Domozanne, aucun rebelle ne vivait dans les montagnes. Il s’agissait de fuyards pacifiques qui avaient le plus souvent traversé le désert depuis Phaïssans ou Astarax. Quand ils réussissaient à franchir la Sauldre, ils se réfugiaient à l’abri de toute tyrannie ou oppression dans l’immensité de Vallindras. Ils vivaient seuls ou en très petits groupes pour pouvoir se déplacer rapidement. Comme ils se cachaient dès qu’ils apercevaient des visiteurs, ils ne représentaient aucun danger. Selma leur raconta aussi comment la gouvernance de Bourg-sur-la-Sauldre opprimait la population et faisait courir des rumeurs terrifiantes pour répandre l’effroi et la délation. Barbentus était à la tête de cette gouvernance despotique. A la moindre incartade, tout coupable était puni d’emprisonnement. C’est pourquoi les geôles étaient pleines. Les gardiens avaient pour mission d’asservir les détenus pour les rendre obéissants comme des moutons. Ceux qui avaient perdu toute velléité de critiquer le pouvoir avaient une petite chance de ressortir. Les autres étaient constamment soumis à la torture mentale et à l’embrigadement. C’était le rôle de Domozanne. Contrairement à ce qu’avait d’abord pensé Juliette, Selma n’était pas une adolescente mais une jeune femme très décidée. Grâce à sa détermination, elle avait résisté à la lobotomisation voulue par Barbentus. Elle était d’ailleurs la seule qui avait osé la suivre au moment du tremblement de terre. Elle suscita l’admiration de Juliette et Adriel.

 

Un début d’après midi, ils entendirent un sifflement au-dessus de leurs têtes et virent fondre vers eux Eostrix. La chouette avait disparu depuis leur arrestation et leur emprisonnement. Eostrix poussait ses cris rauques si caractéristiques et vint se poser en douceur sur l’épaule de Juliette. A sa patte était attaché un mouchoir qui contenait un message. La jeune femme détacha le fil et déroula le tissu où se trouvait un papier plié. Elle le lut.

 

– Eostrix nous donne des nouvelles. Il est allé prévenir Outrebon et Alathea de ce qui nous est arrivé. Il devait penser qu’ils viendraient nous sauver, mais il se passe beaucoup de choses sur Odysseus. Ils ne pouvaient pas quitter la montagne. Ils ont recueilli Urbino et l’ont sauvé. La résistance s’organise là-bas. Nous devons nous débrouiller tous seuls. Ils disent qu’Ynobod s’épuise à vouloir changer le monde. Qu’il n’est peut-être pas complètement le monstre qu’on imagine, et qu’il veut rétablir un certain ordre. Tout ceci n’est pas très clair. Pendant ce temps-là, Jahangir prépare la guerre. Comment tout cela va-t-il finir ? 

 

L’oiseau s’envola à nouveau. Il ne cessait de faire des allers et retours, comme pour leur montrer une direction à suivre. Ils comprirent aussitôt et se remirent en route. Eostrix les guida dans la montagne, vers les sentiers les plus escarpés et les plus dangereux.

 

– Il nous fait passer par des raccourcis car le temps presse, dit Adriel qui interprétait l’impatience de l’oiseau. 

 

Ils étaient sur les plus hautes crêtes quand Eostrix les dirigea vers un cirque de pierres. A l’extrémité de la couronne de rochers, la paroi tombait dans le vide d’une profondeur vertigineuse. Le hibou se percha sur une arête coupante jusqu’à ce que le petit groupe le rejoignit. Il y avait une minuscule cuvette emplie de terre que l’oiseau leur désignait du bout de son bec recroquevillé. Juliette hocha la tête et s’approcha.

 

Elle creusa la terre dure avec ses mains, et sortit quelques graines de sa poche. Elle distingua celles de pimpiostrelle de celles de l’arbre de paix, et planta les semences de la fleur dans la terre inhospitalière. A peine les eût-elle recouvertes de poussière sèche que de minuscules points verts surgirent du sol et se mirent à croître. Il ne fallut pas dix minutes pour que des fleurs jaunes s’épanouissent au bout de leurs tiges, et que la cuvette se remplissent de grappes qui ondulaient au vent. 

 

– Nous pouvons les cueillir tout de suite ! s’exclama Juliette. Et repartir très vite !

 

Ils ramassèrent autant de fleurs qu’ils purent, et plus ils en ramassaient, plus il en repoussait. Ils remplissaient leurs besaces de pétales, de graines et de petites racines. Puis la floraison s’amenuisa. Ils récoltèrent les dernières fleurs, laissèrent quelques radicelles dans la terre pour perpétuer les fleurs dans l’avenir et reprirent le chemin du retour. Eostrix volait devant eux et leur faisait prendre les sentiers les plus rapides et les plus périlleux. Ils ne repassèrent pas par le grand plateau qui était si long à traverser. Ils le longèrent sur des saillies et des parapets qui plongeaient vers des précipices. Le danger de chute était permanent, mais la réussite de leur mission leur avait donné une force morale que rien ne pouvait entamer, pas même la peur de dévisser et de tomber dans le vide.

 

Ils aperçurent le lac vert qui étincelait en contrebas et le long ruban de la Sauldre qui descendait des montagnes sur leur gauche. Ils marchaient comme s’ils avaient des ailes. Quand les pentes se furent adoucies et qu’ils arrivèrent dans la forêt, ils accélérèrent encore et parvinrent au bord du lac sans même avoir mesuré le temps qu’il leur avait fallu pour descendre des hauts sommets. Ils ne se posaient pas de questions inutiles . Grâce à Eostrix et sa vue perçante, ils trouvèrent un tronc d’arbre creux dont ils se firent une pirogue. Ils mirent le bateau à l’eau, grimpèrent à bord et s’éloignèrent de la rive. 

 

Les forts courants de la Sauldre les entraînèrent vers l’aval du fleuve. La barque primitive menaçait de chavirer à tout instant, mais ils apprirent rapidement à se positionner pour maintenir un équilibre précaire. Adriel maniait une sorte de rame qu’ils avaient fabriquée avec une grosse branche pour passer entre les rapides, les rochers et les courants. 

 

Le bateau longea bientôt les marais d’un côté et la forêt de l’autre, s’éloignant des montagnes de Vallindras et se dirigeant vers le sud et l’océan. Le paysage autour d’eux était sauvage et magnifique. Ils parlaient peu, occupés à conserver la stabilité de la pirogue. Les hauts roseaux sur leur droite laissaient s’envoler par moment des nuées d’oiseaux. Ils apercevaient sur leur gauche des biches et des sangliers qui venaient boire l’eau de la rivière et les regardaient passer à toute vitesse. Poussée par les rapides, la pirogue dévorait la distance qui les séparait de la mer, comme si les éléments se mettaient à leur service pour réduire la durée de leur parcours. Eostrix les devançait de son vol rapide. Les navigateurs apercevaient parfois au loin un minuscule point noir dans le ciel qui faisait des arabesques gracieuses ou des plongeons acrobatiques sur les courants aériens. 

 

A l’approche de l’océan, la pente se réduisit et la force du courant diminua. Le bateau perdit de la vitesse et devint plus maniable. Ils aperçurent puis entendirent le ressac quand la forêt s’écarta pour laisser la place à une longue plage. Adriel dirigea la pirogue pour qu’elle vînt s’échouer sur le sable. Dès qu’ils touchèrent la rive, ils bondirent sur le sol, leurs jambes paralysées par les longues heures d’immobilisation à bord, puis se précipitèrent vers le rivage, là où venaient mourir les vagues. Juliette avait déjà sorti le coquillage de sa cachette et appelé Lamar. Il les attendait dans son char. 

 

Sous l’océan, le peuple du roi des mers avait bien travaillé. La conque avait été restaurée, elle était à nouveau couverte de nacre brillante et décorée de coquillages et de coraux. Lamar avait tressé sa barbe frisée avec de la flore marine et ses cheveux bouclés étaient hérissés autour de son visage après la longue course depuis son palais.

 

– En route pour Odysseus, s’écria-t-il d’une voix tonitruante comme à son habitude, vous me raconterez tout en chemin. Et vous me direz qui est cette jeune fille avec vous.

 

Juliette, Adriel et Selma sautèrent dans le quadrige à nouveau tiré par huit dauphins nerveux. Eostrix les rejoignit et se posa sur l’épaule de Juliette. Lamar secoua les rênes et l’équipage s’élança. Après quelques secondes, le char se mit à voler au-dessus des crêtes des vagues et disparut dans le lointain, laissant derrière lui un sillage blanc et la longue plage vide.

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