Alek se passa une main dans ses cheveux et soupira. Il avait échoué. Olivia le considérait toujours comme guère plus signifiant qu’un meuble, quand elle ne s’irritait pas carrément de sa présence. Il en venait à jalouser la manière dont elle se comportait avec les jumeaux Tsuro : eux n’avaient eu aucun mal à gagner son amitié. Il écoutait Maine et Tarcle plaisanter avec elle, parler avec naturel de la pluie et du beau temps et les enviait silencieusement. Lui se départait rarement de son sérieux, et en contact d’Olivia c’était encore pire.
Consolation maigre, la mission s’était jusqu’à présent déroulée sans encombres. Alek mesurait à quel point Olivia était vulnérable et il craignait de plus en plus pour sa sureté. La jeune femme serait incapable de se débrouiller seule si jamais elle se retrouvait séparée du groupe. Elle avait soif d’apprendre et faisait des efforts - Alek trouvait d’ailleurs sa persévérance touchante - mais les progrès à accomplir ne se limitaient pas aux techniques de chasse ou de survie.
Ses yeux croisèrent celui du garçonnet recroquevillé à ses côtés. Des habitants de Benzette les avaient conduits dans une antichambre où on les avait priés de patienter jusqu’à que le Chef du village les reçoive. Sans explication logique, cet enfant était resté avec eux. La pièce comptait quatre murs nus et une minuscule fenêtre faisait office d’éclairage. Tilma et Olivia étaient assises sur les deux seules chaises disponibles. Quelques minutes s’écrasèrent lentement. Le gosse continuait à le fixer : contrairement aux adultes, les petits ne se gênaient pas pour examiner sa bosse. Alek lui jeta un regard noir destiné à le faire cesser. Quelque chose l’incita soudain à l’observer avec attention. Le garçon était pétrifié de peur : la lèvre inférieure tremblante, il avait joint ses deux mains crasseuses en une prière muette.
A la surprise de ses coéquipiers, Alek s’élança contre la porte d’entrée. Ses soupçons se confirmèrent : on les avait enfermés.
— On dégage !
Les frères Tsuro comprirent instantanément. A trois, ils parvinrent à venir à bout de l’ouvrage en bois. Olivia était dans leur dos ; Alek sentit la peur prendre possession d’elle comme un raz de marée gluant. Il se concentra pour ne pas se laisser contaminer par l’émotion.
Garde ton sang-froid Olivia !
Tilma attrapa son amie par le bras et l’interrogea du regard. Alek acquiesça : il assurerait leurs arrières.
— On court à trente degrés, quatre heures ! A couvert jusqu’au crépuscule !
La porte s’effondra sur le sol avec fracas. Alek retint son souffle. Par miracle, seul deux personnes du village étaient restées de garde, et ils étaient faiblement armés. Ils ne tentèrent même pas de s’interposer et déguerpirent chercher du renfort. Dans peu de temps, tout le village serait à leur trousse. Alek pria pour qu’Olivia tienne le coup : avait-elle déjà couru sur une longue distance ? Le groupe fila vers la sortie du village. La situation ne pouvait pas être pire : leurs deux arbalètes étaient restées dans des sacoches avec le poney, et sans chevaux, ils risquaient d’être rapidement rattrapés. Alek serra les dents : il avait manqué de prudence, quel imbécile !
— Des cavaliers ! rugit Tarcle. Ils sont quatre.
— Des Tartars ?
— Non. On peut les vaincre.
— On ne les affrontera que si nous y sommes contraints, décréta Alek.
Ils approchaient d’un bois suffisamment dense pour freiner leurs poursuivants. Benzette savait que si les cinq résistants parvenaient à s’enfuir, le village payerait chèrement sa trahison. Les cavaliers allaient tout tenter pour les éliminer. Alek observa brièvement Olivia, dont le visage avait viré à l’écarlate sous l’effort de sa course. Il estima qu’elle tiendrait encore le temps nécessaire. Sa propre douleur passait au second plan.
— Ils ont proches ! tonna Tarcle
— On fonce !
Oclamel fut la première à atteindre les arbres. Tous se séparèrent pour avancer plus rapidement entre les troncs.
Alek sentit la catastrophe se produire.
Bon sang Olivia !
Distancée par Tilma, la jeune femme venait de chuter tête la première. Une de ses chaussures à la semelle presque arrachée s’envola dans les airs. La Rousse n’avait rien vu et avait déjà parcourus une bonne dizaine de mètres. Alek stoppa net. Il photographia son environnement, repéra les deux chevaux partis à la poursuite des frères Tsuro et celui qui avait manifestement prit Tilma Oclamel pour cible. Le dernier serait pour lui.
Il s’élança pour rejoindre Olivia et la releva sans ménagement.
— Ta chaussure !
Alek hurlait. Ils étaient si proche l’un de l’autre qu’il lui devenait difficile de dissocier les émotions d’Olivia des siennes. Son angoisse qu’il lui arrive quoi que ce soit se mélangeait à sa peur à elle. Il se sentit perdre pied et fit un effort surhumain pour ne pas exploser de colère et s’en prendre à la jeune femme. Olivia avait repris ses esprits après la stupeur causée par sa chute. Elle se jeta sur son malheureux soulier et tenta vainement de se chausser, trop affolée pour y parvenir rapidement. Le cavalier n’était plus qu’à quelques mètres et sauta rapidement à terre. C’était un Avel-lazher d’un âge avancé, surement expérimenté. Alek ne lui laissa pas le temps d’envisager un angle d’attaque : il courut à la confrontation. Son adversaire le jaugea en quelques secondes puis se mit en garde. Alek hésita sur la façon de le neutraliser : il prenait des risques en le combattant ici, les arbres le gêneraient dans son efficacité, l’affrontement pourrait s’éterniser. L’essentiel était de mettre Olivia à l’abri, d’autres habitants de Benzette pouvant débarquer d’un instant à l’autre. Il se concentra, poussé par l’urgence d’en finir et attaqua selon une technique issue de la voie Tak, particulièrement difficile à anticiper. Etant donné son apparence physique, son adversaire ne s’attendait visiblement pas à un tel niveau d’escrime. L’effet de surprise eut raison de lui : Alek l’atteignit facilement et lui entailla profondément la jambe. Un geyser de sang éclaboussa le sol humide. Le Lufzan garda son sabre dans une main et tenta d’arrêter l’hémorragie de l’autre. Sans en attendre d’avantage, Alek apostropha Olivia :
— Court !
Il la suivit avec un juron. Il souffrait à chaque enjambé de manière atroce, comme si un à un des lambeaux de peau lui étaient arrachés du dos. Combien de temps lui restait-il avant de perdre le contrôle ? Olivia parvint à accélérer une dizaine de minutes avant de ralentir brusquement, prise par un point de côté. Elle soufflait bruyamment. Alek l’obligea à continuer en lui imposant un rythme un peu moins rapide. Maine, Tarcle et Tilma étaient hors de vue.
Ils avancèrent durant deux ou trois heures, alternant des phases de marche et de course, pour s’éloigner le plus loin possible du village. Alek repéra finalement un fossé où ils pourraient se dissimuler jusqu’à la tombée de la nuit. Il cassa quelques branches touffues. Olivia n’avait pas parlé depuis un moment mais Alek ressentait sa tempête intérieure avec la même force que si elle lui le avait exprimé de vive voix. Le contrôle qu’elle exerçait sur elle-même était admirable. Le cœur battant, il s’accroupi près d’elle et déplaça le feuillage au-dessus de leurs têtes.
— Ça va ? demanda-t-il maladroitement.
Elle hocha la tête, agacée par sa sollicitude. Alek se résigna : mieux valait se taire avant qu’elle ne se mette à le détester définitivement. Il avait si mal qu’il peinait à contenir des gémissements de douleur. Il n’était pourtant pas question de flancher et la laisser livrée à elle-même. Progressivement, les sentiments d’Olivia s’apaisèrent : Alek se laissait guider, s’imprégnant d’elle, de son odeur florale, du rythme de sa respiration. Il aurait aimé se couler en elle, lui dire à quel point il s’était langui d’elle toutes ces années, et comme il était heureux de la voir, si forte et si belle. Mais il devait se contenter de sa présence délicieuse et muette. C’était déjà beaucoup, pensa-t-il tristement.
Ils écoutèrent longtemps les bruits de la forêt, à l’affut d’un craquement de pas et des claquements de sabots. Il n’y eut pas d’alerte, tout était calme. Alek observa le ciel virer au rouge avec soulagement : la nuit approchait. Olivia était toujours assise dans le fossé et fixait ses pieds avec un air renfrogné. Elle s’inquiétait - probablement pour son amie.
— On y va ?
Pour la première fois elle lui fit un semblant de sourire.
— Nous allons rejoindre les autres ?
— Il pourrait leur être arrivé quelque chose, tu sais.
Un éclair de panique traversa la belle. Alek s’en voulut instantanément.
— Enfin nous verrons bien, grommela-t-il.
Ils reprirent la marche. Alek surveillait sa boussole, arme à la main : s’ils ne rencontraient pas leurs coéquipiers d’ici une heure, ils pourraient légitimement commencer à s’inquiéter. Il fallait rester vigilant, Bezette n’était encore qu’à quelques kilomètres.
— Eh !
Alek et Olivia regardèrent autour d’eux pour identifier la provenance des voix.
— En haut ! Pouffa Tilma.
Olivia leva la tête et se fendit d’un grand sourire.
— Vous êtes là !
— Tu croyais quoi ? Que trois pauvres types allaient nous retenir ?
Maine descendit le premier de son perchoir, suivi des deux autres. Alek coupa leur élan :
— Allons-y, inutile de trainer. Nous parlerons plus tard.
Ils ne s’arrêtèrent qu’après de longues heures à crapahuter dans la forêt. Tout le groupe était éreinté par l’effort et le manque de nourriture. Alek n’avait pas pu se résoudre à faire de pause plus tôt, inquiet à l’idée de tomber dans une embuscade. Olivia avait également tendance à les ralentir considérablement. A peine leur avait-il fait un signe que ses quatre coéquipiers s’écroulèrent au sol avec des cris de soulagement.
— Le moins qu’on puisse dire, c’est que les craintes du Commandant étaient fondés, dit Tarcle.
— Benzette seul n’aurait jamais osé s’en prendre à nous. Les habitants devaient avoir une bonne raison pour le faire.
Tilma se tourna vers Alek, attendant son avis.
— Des Tartars doivent effectivement se trouver dans la région, déclara-t-il calmement. Dans le cas contraire, nous serions déjà morts.
— Ils nous auraient livrés vivants ? Dans quel but ?
— Pour protéger leur village, intervint Tarcle. Nous connaissons tous le sort réservé aux clans soupçonnés de traitrises par le pouvoir Impérial.
— Il y aurait eu des dénonciations ?
— Ce n’est qu’une hypothèse, conclu Alek, qui ne voulait pas s’éterniser sur le sujet.
La politique ne l’intéressait pas, il avait déjà suffisamment à faire avec ses propres problèmes. Il détestait qu’Olivia se retrouve mêlée à un conflit qui ne la concernait en rien.
Maine Tsuro était en train de fouiller dans son sac pour inventorier le peu de nourriture qui lui restait.
— Pauvre poney…Quand je pense à tout ce que nous avons laissé à ces vermines…ça me donne presque envie de retourner là-bas.
Il sortit sa flasque et la brandi en l’air.
— Ouf ! Le principal est sauvé !
Olivia et Tilma discutaient à voix basse. Alek ne put s’empêcher de tendre l’oreille : il avait l’ouïe extrêmement fine.
— Je suis désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû rester derrière toi.
— Ne t’excuse pas Tilma. C’est ma faute.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé alors ?
— Alek m’a secouru, il a attaqué le type qui nous suivait et nous avons réussi à nous enfuir.
— Hmm… ce n’est peut-être pas le mec le plus sympa du monde, mais au moins on peut compter sur lui.
— Tu parles ! j’ai bien cru qu’il allait me frapper tellement il était furieux contre moi. Il m’a vraiment fait peur, on aurait dit un fou.
— Ce n’était sans doute pas contre toi Lili. On sous-estime l’effort qu’il doit fournir pour se comporter normalement. A sa place…
Alek en avait assez entendu. La bouche sèche, il s’éloigna du groupe. La folie le guettait surement, mais peut-être pas celle qu’il redoutait.
La scène dans le village est cool aussi ! Je trouve que l'action est bien décrite, ainsi que la tension qui en résulte (le moment où Alek se rend compte que l'enfant est en train de prier est explosif).
Et voilà, je vais poursuivre ma lecture, toujours aussi lentement, mais en espérant bien atteindre le second tome un jour... À la base c'est en voyant que tu étais en train d'écrire ce dernier que ton histoire s'est gentiment glissée dans ma pile à lire !
Je trouve que tu es plutôt rapide dans ta lecture, au contraire !
L'alternance des points de vue n'est pas toujours facile à doser (le but n'était pas de répéter systématiquement la même scène de points de vue différent), alors tant mieux si tu as trouvé dans ce chapitre que cela apportait un plus.
J'aime beaucoup avoir aussi, de temps en temps, des chapitres du point de vue d'Alek ^^
Tu as très bien décrit la scène de fuite/combat, j'étais plongée dedans ! Une fois encore, j'ai pas vu la fin du chapitre venir ! 😄
Pauvre Alek...j'espère qu'il pourra faire changer d'avis Olivia ^^
Hâte de continuer en tout cas !
Coquillettes, remarques, bref xD
• "Alek se passa une main dans ses cheveux et soupira" → j'aurais dit 'passa une main dans ses cheveux' ou 'se passa une (la) main dans les cheveux' ^^
• "et en contact d’Olivia c’était encore pire." → au contact
• "il craignait de plus en plus pour sa sureté" → sûreté
• "La Rousse n’avait rien vu et avait déjà parcourus" → parcouru (d'ailleurs, je ne suis pas sûre qu'il y ait besoin de mettre une majuscule à 'rousse' ^^)
• "d’un âge avancé, surement expérimenté" → sûrement
• "Il souffrait à chaque enjambé de manière atroce" → enjambée
• "Alek ressentait sa tempête intérieure avec la même force que si elle lui le avait exprimé" → je pense que c'est plutôt 'la lui avait exprimée'
• "Le cœur battant, il s’accroupi près d’elle" → accroupit
• "Il sortit sa flasque et la brandi en l’air" → brandit ('brandir' veut déjà dire 'mettre en l'air', je pense que le 'en l'air' n'est pas nécessaire ^^)
• "Je suis désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû rester" → désolée
• "Alek m’a secouru" → secourue
• "La folie le guettait surement, mais peut-être pas" → sûrement
• "Benzette savait que si les cinq résistants parvenaient à s’enfuir, le village payerait chèrement sa trahison."
" Benzette seul n’aurait jamais osé s’en prendre à nous"
► Benzette est le nom du village (si je dis pas de bêtise ^^), or on dirait que tu parles de quelqu'un 🤔
Pour Benzette, cest une manière de ne pas répéter "le village de Benzette" à chaque fois, je pense que ça se fait non (comme on dirait Paris a gagné au lieu de l'équipe de football de paris a gagné)?
Merci encore pour tes corrections et bonne continuation dans ta lecture :)