Fouic fouic…
Saleté de chaussure…
C’était devenu une véritable épreuve que de marcher avec ses bottines défoncées jusqu’à la corne et imbibée d’eau. Olivia maudissait son sort. Suite à l’attaque, Alek avait modifié leur itinéraire - la prudence était de mise jusqu’au camp de l’Est. Si la jeune femme avait considéré manquer de confort durant la première partie de l’expédition, elle avait rapidement révisé son jugement. La perte du poney les avaient laissé sans vivres ni matériel élémentaire. A part quelques bêtes de ferme volées sur le chemin, leur nourriture se limitait dorénavant à des plantes comestibles et de rares lapins attrapés au collet. Olivia avait l’impression d’avoir faim en permanence.
Quant au rythme de marche, le début de l’expédition avait constitué une agréable ballade en comparaison. Il fallait rentrer vite : Mahe était consciente de ralentir les autres et d’aggraver son cas au fil des jours, les membres de plus en plus courbaturés, épuisée par de courtes nuits à lutter contre le froid. Pour couronner le tout, elle n’était plus d’aucune utilité. Un fardeau. La jeune femme subissait en silence. C’était elle qui avait insisté pour venir : elle n’avait que ce qu’elle méritait. Combien restait-il de jours encore ? Deux, trois ? Elle n’osait demander.
Si elle n’avait pas été dans un tel état d’esprit, Olivia se serait sans doute laissée aller à la contemplation : les paysages étaient à couper le souffle. Les collines ondoyaient sous la brise, surfaces légères et scintillantes. La nature s’épanouissait sans limite entre lac et bois jusqu’aux montagnes à l’horizon. Comme si l’on avait cherché à ne pas troubler cette harmonie, la marque de l’homme était très discrète. Dans ce milieu sauvage et préservé, elle aurait alors pu éprouver le sentiment de plénitude et de liberté si cher aux Lufzans.
Peu à peu, la vallée laissa place à un terrain plus accidenté. Olivia luttait contre une furieuse envie de pleurer : une énorme ampoule s’était formée à son pied droit et chaque pas lui demandait des trésors de volonté.
— Pause, déclara enfin Alek.
Ils se trouvaient en haut d’une petite falaise. Tilma s’approcha du bord.
— On la contourne ? demanda Maine.
— Non, ça ne nous posera pas de difficulté. Oclamel se tourna vers Olivia et son expression changea : elle n’était plus aussi sûre, tout d’un coup.
— Ça ira, dit précipitamment Mahe.
S’asseyant par terre, elle massa ses pieds endoloris. Maine, qui mastiquait tant bien que mal une portion de viande mi-cuite de la veille, constata l’état de ses plaies avec surprise.
— Omahe ! s’exclama-t-il la bouche pleine, pourquoi n’as-tu rien dit ? On se serait arrêté !
Olivia marmonna une réponse inaudible. Elle préférait perdre un pied que de demander une pause à Alek. Par son attitude, le bossu lui avait clairement fait comprendre qu’elle n’avait pas sa place parmi eux et il était hors de question de lui donner un peu plus raison. Elle avait tout de même un minimum d’amour-propre.
— Je vais descendre maintenant, déclara-t-elle à brûle pourpoint.
Elle venait de prendre cette décision sur un coup de tête, tentative de conjurer son statut de « boulet de l’équipe ». Olivia se voyait déjà en proie au vertige, cramponnée comme une moule et le corps tremblant, entourée des quatre Avel-lazhers en train de descendre en sifflotant. Après la course-poursuite de Benzette, elle s’était promis de combattre ses peurs. C’était le moment de commencer.
Tilma lui répondit par un sourire d’encouragement. Elle la comprenait si bien parfois… A l’opposé, Alek sembla sur le point de dire quelque chose, avant de se raviser. Olivia perçu sa réticence et cela l’agaça. Elle lui prouverait ce coup-ci qu’elle était tout aussi capable que les autres. Inspirant un grand coup, elle plaça le haut de son corps sur le bord d’herbe puis bascula un pied à la recherche d’un point d’appui. Heureusement, la falaise formait une pente caillouteuse qui offrait de nombreuses prises. Ce n’était pas aussi difficile qu’elle l’avait imaginé : il suffisait de ne pas regarder en bas. Elle prit son temps et lentement, sans prendre de risques, elle se mit à descendre.
— Ça va ? lui cria Tilma.
Oui ! Olivia sourit intérieurement. Elle mesurait malgré tout sa transformation depuis son arrivée dans le Luft. Plus musclée, plus endurante… plus téméraire, aussi. Elle sauta le dernier mètre qui la séparait du sol puis leva la tête, mains sur les hanches. Ouah ! La falaise faisait au minimum cinq mètres de hauteur. Olivia se retourna, pleine de fierté.
La terre se mit soudainement à trembler. La petite plaine calme et déserte quelques minutes plus tôt venait d’être envahit par un groupe de cavaliers. Cette fois-ci, Mahe n’eut pas la naïveté de croire que leurs intentions étaient pacifiques et qu’elle s’en sortirait vivante. Ils galopaient droit sur elle et son temps était d’ores et déjà compté. Elle s’était piégée, seule.
Olivia n’envisagea pas d’appeler ses camarades à l’aide. Les chevaux étaient au moins une dizaine : En essayant de la rejoindre, Tilma, Alek ou les jumeaux Tsuro se feraient tous achever avant même d’avoir posé un pied à terre. Elle pensa à Tilma, sa seule amie, celle qui était parvenu à faire entrer le soleil dans son existence. Elle pria pour que la jeune femme ne gâche pas sa vie à la poursuite de sa vengeance. Oclamel méritait tellement mieux…
Ce fut sa dernière pensée cohérente avant que son esprit ne se liquéfie de peur et ne la cloue sur place. C’était une peur animale, une voix qui envahissait son esprit lui disant qu’elle allait mourir. Le sang battait à ses tempes.
Les combattants avaient la face enduite de craie blanche, signe distinctif des Tartars.
Ils s’approchèrent une tranquillité terrifiante, paraissant ignorer sa présence. Olivia se redressa dans un dernier sursaut de courage.
Ce fut à ce moment-là qu’elle sentit une présence dans son dos. Avant qu’elle n’ait eu le temps de se retourner, Alek s’était placé devant elle.
Trois Tartars se détachèrent du groupe. Ils étaient sans contexte d’une autre dimension que les trois mercenaires dont Tilma s’était débarrassée sans difficultés. La puissance qui se dégageait d’eux était presque palpable. Ces hommes ne pouvaient être dissociés les uns des autres : ils étaient tous le visage de la haine.
— Tiens, un bossu…
La voix était lointaine et dénuée de toute trace humanité. Le cœur d’Olivia se glaça d’effroi. Alek… il allait se faire tuer.
— Messieurs, dit Alek tout en effectuant une courte révérence.
Son attitude était pleine de sarcasme. Mahe pensa qu’il était fou. Dans quel but les provoquait-il ? Ils allaient le massacrer. Leur chef, reconnaissable à son casque doré, l’observa un instant avant de parler.
— Je me demande de quoi il aurait l’air sans sa bosse. Et si nous la lui coupions ?
Il avait le ton suave du cobra enserrant sa proie.
— Arrachons-lui d’abord la langue. Il ne faudrait pas qu’il imagine que n’avons pas le sens de l’humour.
— Oh, répliqua doucement Alek, n’ayez pas d’inquiétude.
Le casque doré l’ignora et fit signe à l’un de ses subordonnés.
— Laissez-moi l’honneur vous affronter tous à la fois, dit précipitamment Alek. Si je tue l’un d’entre vous, vous laisserez partir la fille.
— Comme c’est touchant…ta catin ne mérite pas plus de vivre que toi.
Le Tartar haussa la voix pour être entendu du reste du groupe :
— Je suis malgré tout séduit par ton idée. Qu’en dites-vous, camarades ? Je cède la fille au premier qui lui coupera sa bosse.
Les regards convergèrent vers Olivia, dont les narines frémirent d’horreur.
— Éloigne-toi, lui dit Alek.
— Non…
Les larmes s’étaient mises à couler sans qu’elle puisse les retenir. Le sacrifice d’Alek était l’acte le plus stupide qui soit. Il allait mourir inutilement et ne la sauverait pas des sévices qui l’attendaient. Pourtant, cela ne diminuait en rien la grâce de son geste : jamais Mahe n’aurait soupçonné chez lui une telle noblesse d’âme. Mais il était trop tard pour s’en rendre compte.
— ELOIGNE-TOI !
Elle recula malgré elle, saisie par tant de colère et d’impatience. Descendu de leurs montures, les dix Tartars prirent le temps d’encercler leur victime - certains faisaient tournoyer leurs armes en guise d’échauffement. Alek dégaina ses deux sabres et se mit en garde d’une façon étrange : il posa un genou à terre et déplia les bras, faisant pointer de chaque côté ses lames vers le sol. Il ferma les yeux. Un murmure parcouru le groupe de Tartars. Leur chef était étrangement furieux :
— Tu n’es pas le premier à essayer de nous impressionner de la sorte ! Tu fais là une grave erreur : je me ferais personnellement un plaisir de prolonger ton agonie.
— Bien prétentieux est celui qui prétend maîtriser l’art de l’Empereur, ajouta sèchement un second.
L’atmosphère était électrique. Olivia retint sa respiration. Le silence tomba d’un coup, prélude à l’affrontement. Pour Mahe, l’impression fut tout autre : habituellement discrets, les murmures qui l’accompagnaient en permanence s’intensifièrent subitement jusqu’à former un brouhaha assourdissant. Elle jeta des regards paniqués autour d’elle, s’attendait à voir déferler à peu près n’importe quoi. Mais rien ne se passa : elle était toujours la seule à entendre les voix. Alex ouvrit alors les paupières et la lutte commença.
Contre toute attente, il adopta un style de combat radicalement différent de celui qu’on lui connaissait : on aurait dit qu’il dansait. Ses mouvements étaient presque lents comparé à la vitesse de ses deux sabres, absolument fulgurante. Olivia comprit que cela n’avait rien d’ordinaire.
Elle n’était pas la seule : les Tartars notèrent immédiatement le basculement de situation. Très agressifs, ils tentèrent de conjuguer leurs efforts pour toucher mortellement l’Avel-lazher. Le spectacle n’était pas beau à regarder : en plus d’être rapide, Alek maniait ses lames avec une dextérité effrayante. Chaque coup était calculé pour donner la mort. En quelques attaques d’une redoutable efficacité, il élimina trois sabreurs : deux eurent la gorge tranchée, le dernier fut évidé comme un poisson.
Il était difficile pour ses ennemis de s’approcher de lui ou même d’anticiper ses gestes qui suivaient des dessins faussement aléatoires. Alek opposait un style de combat très aérien, presque surnaturelle (on aurait dit qu’il s’aidait des éléments pour frapper plus vite et plus fort). C’était un tourbillon confus de sang et de cris : un nouveau corps tomba dans un râle de douleur.
Comment le bossu pouvait-il être si fort ? Olivia commença à espérer l’impossible.
Dans le rang des Tartars, la stupeur causée par la mort de trois des leurs venait de laisser place à un déchainement de survie. Alek ne put parer tous assauts adverses : des tâches sombres se formaient sur ses vêtements à l’endroit où ses assaillants étaient parvenus à l’atteindre. Mais cela ne suffit pas à le ralentir dans le combat acharné qu’il menait.
Toujours paralysée, Olivia compta le nombre de Tartar toujours en vie : un, deux, trois, quatre, cinq…six. Ils étaient encore nombreux. Alek les surpassait de loin en technique et en puissance… pourtant à la moindre erreur qu’il commettrait, leur sort à tous les deux serait scellé.
Sans crier gare, Tilma dépassa Olivia en courant, suivit de près par les jumeaux, armes au poing. Ils avaient dû profiter de l’agitation pour descendre la falaise. Le rapport de force devint équilibré. Mahe maintint son attention sur Alek, qui combattait contre le casque doré.
Alors qu’il avait fait preuve d’une énergie désespérée face à ses dix adversaires, Alek se ménageait ; il se déplaçait plus lentement et usait d’avantage de sa technique. Bien que difforme et décharné, son corps déployait une force et une souplesse incroyable : il se jouait de l’adversaire comme un maître face à un débutant. Le Tartar, fou de rage, frappait dans tous les sens, sans jamais toucher sa cible. Alek profitait de chaque ouverture pour le blesser aux articulations, si bien que l’homme avait de plus en plus de mal à se mouvoir. Les muscles sectionnés, il ressemblait maintenant à un pantin désarticulé et continuait malgré tout à donner des coups dans le vide, ivre de douleur, sachant déjà sa fin proche. Olivia réalisa qu’Alek était en train de le torturer : le regard dément, il semblait prendre à un intense plaisir à cette mise à mort lente, déconnecté de la réalité alentour. Le casque doré poussa un gémissement étranglé : l’os de son bras, globe laiteux et baigné de sang, était en train de se disloquer de son épaule. Au même moment, un bout de chair vola dans les airs et atterrit sur Olivia.
C’était son oreille.
La jeune femme hurla de dégout. Alerté, Alek tourna la tête moins d’une demi-seconde. Il lut probablement sa détresse car, comme mu par un éclair de lucidité, il transperça d’un geste net le cœur de son ennemie. L’homme s’écroula. L’affrontement était terminé.
Une remarque sur la forme au passage : "Bien prétentieux est celui qui prétend maîtriser l’art de l’Empereur" - Je trouve que c'est un peu dommage cette répétition, même si elle n'est pas dramatique. Mais je te la signale au cas où. :)
Voilà, en tout cas j'ai hâte de lire la suite et je me demande où tu nous mènes ! (Encore plus quand je sais qu'il y a le second tome derrière !)
Il y a aussi le fait que tu commences à connaître les personnages et l'univers, et ce ça te demande moins d'efforts à la lecture.
Tu sais que pour la répétition j'ai dû retourner la phrase dans tous les sens pour la trouver ^^ Tu as raison, je ne la voyais pas du tout, comme quoi on fini par devenir aveugle.
Oh, c'était un tout petit chapitre ! ^^
Il est cro gentil Alek.... Et la réaction d'Olivia laisse présager un petit quelque chose... ;)
Je viens également de voir que tu as mis le livre 2... t'es folle ? XD Faut déjà que je finisse le 1... T-T (en plus j'ai pas pu résister, j'ai lu le résumé, donc je me suis fait un mini autospoil xDD)
Hâte de continuer >p<
• "Olivia perçu sa réticence et cela l’agaça" → perçut
• "Laissez-moi l’honneur vous affronter tous à la fois" → je pense que c'est "de vous affronter" ^^
• "Descendu de leurs montures, les dix Tartars prirent le temps" → descendus
• "il transperça d’un geste net le cœur de son ennemie" → ennemi
Je viens de dévorer tous les chapitres ! j'aime beaucoup ton univers, cette idée du lien entre l'empereur et l'impératrice est super intéressante, notamment le fait que seul lui en soit conscient et que du coup il faut quand même qu'il conquisse sa bien aimée. Il y a pleins de trouvailles originales pour cet univers et il semble complexe si bien qu'on a envie d'en découvrir davantage.
Le lien entre Tilma et Olivia est intéressant, on sent que y a anguille sous roche, après peut-être que ça pourrait être suggéré de manière un peu plus subtile, mais en tout cas ça contribue à maintenir le suspens.
J'aime beaucoup tous les passages du point de vue d'Alek, ses combats intérieurs, sa maladresse, c'est assez bien rendu, et on s'attache vraiment à lui.
J'ai relevé quelques coquilles:
- "ses bottines défoncées et imbibée d'eau": imbibées
- "agréable ballade": l
Voilà!!! hâte de lire la suite en tout cas !
Le roman est déjà terminé donc tu auras la suite très vite ;)
N'hésite pas à me donner tes impressions de temps en temps, cela me permettra de corriger des choses si nécessaire.