Chapitre 10 - Cercles

27 rue Courteline à Rouen, appartement 254 – Mercredi 06 mai 2009

 

Isabelle souriait pleinement. Elle le rejoignait un jour sur deux. Il lui manquait tant durant leur jour d’éloignement. C’était si dur ! Il était déjà là lorsqu’elle apparut. Immédiatement, elle observa son épaule et hurla de joie. Le cinquième cercle se dressait autour de ses précédents compagnons.

- Tu as réussi !

Hubert conserva un visage neutre presque attristé.

- Qu’est-ce que tu as ? s’exclama Isabelle. C’est une excellente nouvelle, non ? C’est parce que c’est en t’entraînant avec moi que tu t’es amélioré ? C’est la manière dont tu l’as obtenu qui te chagrine ?

- Pas du tout, assura Hubert. Je suis ravi au contraire. J’espère que nous allons continuer.

- Pourquoi cesserions-nous ? Les entraînements nous sont bénéfiques à tous les deux.

- Isabelle, en montant en grade, j’ai aussi accès à de nouvelles missions. Je crois que m’entraîner avec toi m’a rendu très sensible à la magie noire. J’ai réalisé ma première rafle hier.

Isabelle devint blême à cette annonce.

- Un homme et une femme adultes accompagnés d’une adolescente, précisa Hubert. Comme la coutume le veut, on m’a proposé d’en prendre un comme jouet, les autres revenant à la confrérie.

Isabelle en respira difficilement.

- Mon père m’accompagnait dans ma patrouille. Difficile de les laisser filer.

- Tu as bien fait de les rafler, précisa Isabelle. Tu dois conserver ta couverture. T’avoir à l’intérieur est une chance inouïe. Si tu ne l’avais pas fait, ils t’auraient fait subir la commémoration, n’est-ce pas ? C’était un test.

- Je pense oui, indiqua Hubert. J’ai pris l’adolescente. Amel ? Viens là.

Il venait de siffler cet ordre sur un ton cassant, dur et froid. Une jeune maghrébine d’une douzaine d’années apparut, cachée jusque-là dans le couloir. Elle portait un collier de souffrance.

- Oh merde, dit Isabelle.

- Amel, je te présente Isabelle Cheriez. C’est une mage noire.

Amel observa le guide de la lumière puis la femme devant lui. Il était clair qu’elle ne comprenait pas. Hubert prit la parole.

- Je te l’ai dit : je ne te ferai pas de mal. Le collier est uniquement là pour t’éviter de faire des bêtises. Ici, pas de magie noire. Les voisins sont observateurs. Le moindre faux-pas me coûtera bien plus que la mort.

- Bonjour, Amel, dit Isabelle. Putain, ça fait chier.

- Je dois la garder sous collier de souffrance et elle doit se montrer polie et obéissante, docile et soumise face à moi. Si mon père débarque, il s’attendra à cela. Toute autre situation risquerait de me faire compromettre. Je devais la prendre. Sinon, elle aurait pu se retrouver entre les mains de Dan.

Isabelle trembla de tout son corps.

- J’approuve ta décision, indiqua Isabelle emplie d’une profonde nausée. Ça n’en reste pas moins très difficile.

- Pour moi aussi. Je suis obligé de devenir les bourreaux que j’exècre. La pression de la confrérie est immense. Je suis sous surveillance constante. Nous le sommes tous. Chacun observe son voisin, guettant le moindre pas de côté. Nous nous soutenons. Nous sommes unis. Nous sommes aussi nos pires ennemis, prêts à nous jeter à la gorge de notre confrère à la moindre suspicion de déviation. Je dois être sur mes gardes en permanence.

- Prends soin de toi, je t’en prie.

Elle l’embrassa sous le regard ahuri et gêné d’Amel.

- Il faut s’entraîner, lança Isabelle une fois ses lèvres séparées de celle de son amoureux. Le sixième cercle ne va pas se rajouter tout seul. Amel vient avec nous. Si elle utilise la magie un jour sur deux, le sevrage devrait être supportable et lui permettre de ne jamais activer le collier de souffrance. Viens, Amel, je vais t’apprendre à utiliser tes pouvoirs.

- Je suis trop jeune, répondit l’adolescente.

- Trop jeune pour subir tout ça, sans aucun doute, et pourtant ils te violeront, te tortureront et te tueront aussi bien que les adultes. C’est malheureux, mais tu vas devoir apprendre à te défendre.

Amel hocha la tête. À partir de ce jour, les entraînements se firent à trois. Amel se révéla parfaite. Elle parvenait à jouer le jeu devant Charles-André de Ranti lorsqu’il venait rendre visite à son fils, jouant la parfaite esclave modèle. En l’absence de toute surveillance, Amel était vive, joueuse et adorait taquiner Hubert qu’elle considérait comme son grand-frère.

 

Le caveau ancestral – Lundi 06 avril 2009

 

- Les devins n’ont toujours rien trouvé ! s’exclama Katherine.

- Même pas un début de date butoir ? Une vague approximation du moment de la fin du règne de Stanson ? interrogea Steve.

- Rien, maugréa Farid. Ils se plaignent de nager en plein brouillard, d’être aveugles.

- Sont-ils seulement certains de leur prédiction de départ ? interrogea Steve.

- Ils le voient, encore et encore. Pensez bien qu’ils vérifient régulièrement, indiqua Farid. Après tout, notre inaction pourrait tout aussi bien empêcher cette destitution. Pour le moment, elle est toujours d’actualité.

- Toujours aucune information sur son remplaçant ? demanda Katherine.

Farid secoua négativement la tête. Ses cinq collègues ronchonnèrent. La situation pesait sur les âmes de chacun des membres du cercle.

 

27 rue Courteline à Rouen, appartement 254 – Mercredi 18 novembre 2009

 

Isabelle grimaça en voyant le regard d’Hubert. Son dernier passage de cercle avait mis Amel dans sa vie et si sa présence lui était agréable, elle n’en restait pas moins sa prisonnière, obligée de le servir pour donner le change. Cette fois, Hubert était carrément blanc comme neige.

- Hubert ? Ils vous torturent pendant les passages de cercle ou quoi ?

- Non, dit Hubert. L’épreuve n’est qu’une formalité. Je dois lancer un certain nombre de sorts rapidement. Le but est juste de vérifier ma rentabilité. Grâce à toi, c’est les doigts dans le nez.

- Alors quoi ? Pourquoi fais-tu cette tête ?

- Mon père a fait une grande fête pour mon passage cercle 6. Je suis le troisième à l’atteindre aussi jeune. Il est tellement fier !

- Et donc ? Tu n’aimes pas les fêtes ?

- Père a invité toute la confrérie à la maison pour un brunch dont j’étais l’invité principal.

- C’est le principe d’une fête.

- Les autres guides se sont comportés…

Hubert regarda un peu partout autour de lui, visiblement très mal. Isabelle ne comprenait pas.

- Ils t’ont fait du mal ? demanda Isabelle. Un genre de bizutage détestable ?

- Non, dit Hubert. Isabelle, aide-la, s’il te plaît. Sors-la de là. J’ai été…

- De qui parles-tu ? Hubert, je ne comprends rien.

- Elle est son jouet, sanglota Hubert. Elle n’est pas ma mère. Juste son jouet.

Isabelle comprit qu’il parlait de Charlotte.

- C’est une mage noire, continua Hubert et Isabelle se sentit mal.

Son seul séjour chez les de Ranti avait été psychologiquement compliqué mais en comprendre la raison coupa le souffle à Isabelle.

- Isabelle, je me fiche du sang, des gènes ou de ces conneries. Charlotte est ma mère. Elle a pris soin de moi, m’a soigné, m’a câliné, m’a fait à manger, m’a… Je m’en veux tellement. Tout se passait sous mes yeux et je n’ai rien vu, rien compris. Aide-la, s’il te plaît !

- Tu me demandes de l’aider ? s’étrangla Isabelle. Que veux-tu que je fasse ?

- Je te téléporte chez mon père. Je connais le code. Tu passeras les défenses de la maison sans activer les sécurités. Il ne te reste plus qu’à emmener Charlotte chez vous.

- Bern vient chez nous tous les mois. Il connaît Charlotte. Il s’empressera de rapporter sa présence là-bas à ton père.

- Il suffit qu’elle se cache le premier dimanche de chaque mois. Dan vient vérifier ton état puis repart. Il ne s’amuse pas à fouiller toute la maison.

- Ton père sera fou furieux en découvrant la disparition de Charlotte. Il va la chercher.

- Il ne pourra pas se douter. Tu es censée être à l’agonie, ton père mort d’inquiétude à ton chevet, loque sans vie. Il la cherchera en fuite. Comment veux-tu qu’il la retrouve ? Le monde est grand !

- Billy et James avaient beau bouger tout le temps, les trouver ne semblait pas poser difficulté aux guides de la lumière.

- Je ne peux pas imaginer ma mère là-bas plus longtemps et je n’ai pas la compétence pour m’opposer à mon père.

Isabelle le fixa intensément.

- Il est cercle 8 et moi 6. En cas de combat…

- Je croyais que les sécurités ne s’activeraient pas, répliqua Isabelle. Il n’y aura donc pas combat.

Hubert grimaça. Il prévoyait une éventuelle difficulté.

- La plupart des guides suivent les constantes de leur jouet : rythme cardiaque, respiration, ce genre de trucs.

- Je sais, oui, répondit Isabelle.

Hubert se tordit de malaise.

- Il sentira une forte émotion. De là à dire qu’il se déplacera pour vérifier, il y a un monde.

- Mais disons que s’il devait le faire, tu préférerais autant qu’il se retrouve face à moi que toi.

- Tu me bats à chaque fois ! rappela Hubert.

- Pas en un contre un, répliqua Isabelle. Lorsqu’Amel attaque pendant que je défends, nous avons le dessus mais en face à face, je perds.

- Par fatigue. Tu ne tiens pas sur la longueur parce que m’empêcher de lancer des sorts te pompe ton énergie. Sauf que je sais ce que tu fais. Je sais qu’en insistant, je finis par avoir le dessus. Lui l’ignorera. Il sera tellement surpris qu’il te laissera filer sans comprendre. Isabelle, tu ne pourras pas te terrer indéfiniment. Il faut agir. Sauve ma mère, je t’en prie. J’ai besoin de la savoir en dehors de ses griffes. Et dire que je le croyais différent…

Isabelle leva sur son amoureux un regard surpris.

- Il est le meilleur rafleur de la confrérie, expliqua Hubert. Pourtant, il ne prend jamais de jouet. Je croyais qu’il n’approuvait pas.

Isabelle fit la moue. Hubert continua :

- La vérité est juste qu’il avait déjà le sien. Inutile d’en prendre un autre. Je m’en veux tellement ! Tout ce temps, je croyais… J’ai envie de vomir.

- Elle est peut-être comme moi, proposa Amel qui écoutait l’échange depuis le canapé. Je suis ton jouet, Hubert, mais franchement, ça va. Je ne suis pas malheureuse. Je n’ai plus besoin de fuir, de me cacher. J’utilise la magie un jour sur deux. D’accord, je dois faire le ménage et la cuisine mais je le ferai aussi si je vivais seule. Ta mère est peut-être…

Isabelle secoua négativement la tête tandis qu’Hubert explosa :

- Ils jouaient avec elle, s’amusant à la titiller. Père ne disait rien. Il les laissait faire en souriant, ravi de la soumission de Charlotte qui subissait sans répliquer. Il était fier de montrer le résultat de son dressage. C’était horrible !

- Il jouait peut-être le jeu, comme toi quand ton père est là, insista Amel.

- Tu ne comprends pas, Amel, dit Isabelle. Il y a un truc pesant et lourd chez les de Ranti. Je l’ai senti pendant les quelques jours que j’ai passé chez eux. À l’époque, j’aurais été incapable de mettre des mots dessus. C’était juste oppressant, désagréable, quelque chose d’impalpable dans l’atmosphère. Monsieur de Ranti est vraiment ignoble envers Charlotte, dans les mots, par le regard, les attitudes. C’est difficile à expliquer comme ça.

Hubert sanglota.

- C’est pour ça que tu ne voulais pas revenir, comprit-il.

- Je me tâtais, indiqua Isabelle. Je pense que je serais quand même revenue, pour toi.

- Il savait ce que tu étais, comprit soudain Hubert. Il t’a traitée comme… Oh le salopard !

- Pendant deux semaines, j’ai été son jouet mais je crois qu’il a été très soft avec moi. Monsieur Benet avait dû poser des limites claires, entravant ton père.

- C’est pour ça qu’il te cherchait si activement, comprit Hubert. Il te voulait, l’excellente cuisinière, la fée du logis. Putain de connard. Je n’y crois pas !

Un silence suivit puis Hubert prit les mains d’Isabelle.

- Sors-la de là, je t’en prie, répéta le mage blanc.

- James sera fou de rage, murmura Isabelle. Voler son jouet à un guide cercle 8 ? C’est du suicide !

- Quelqu’un a eu les couilles de le faire, rappela Hubert. Tu ne serais plus là sans lui.

- Il en est mort, cingla Isabelle.

- Il a tenté de se suicider. Il n’a pas été assez rapide. Dan l’a massacré. Ce type est un monstre. Il reçoit ses ordres directement du roi.

- Vive le roi, dirent en même temps Isabelle et Hubert.

Ils se tournèrent vers Amel, qui n’avait rien dit.

- Quoi ? dit-elle. Il peut aller se faire foutre ! Il nous massacre, nous obligeant à fuir sans cesse, nous transforme en jouet vivant. Je ne vais pas l’encenser !

- Si, répondit Hubert. Heureusement que ça se produit en présence d’Isabelle et non de mon père, sinon tu serais déjà couverte de ton sang. Amel, prononce les mots.

L’adolescente garda le silence mais sous le regard pesant des deux adultes la toisant, elle marmonna un vague et lointain « Vive le roi ».

- Je n’ai pas compris. Quoi ? dit Hubert froidement.

- Vive le roi, chuchota Amel.

- Plus fort et en articulant, cingla Hubert.

- Je ne veux pas ! s’écria Amel.

Elle s’écroula en hurlant. Isabelle ferma les yeux en tremblant.

- Vive le roi, dit Amel de manière très audible dès qu’elle eut cessé de crier.

- Putain je déteste faire ça, dit Hubert qui tremblait de partout.

- Si ton père était là, ton attitude te trahirait, fit remarquer Isabelle. Amel doit suivre le droit chemin pour ne pas faire tomber ta couverture mais toi aussi. Tu te dois de te montrer intransigeant envers elle et sans compassion.

- Je l’apprécie énormément, précisa Hubert. Amel est ma petite sœur.

Amel sanglotait sur le sol. Elle se tenait recroquevillée, ses genoux contre sa poitrine dans un geste de consolation très maternel.

- Je sais, assura Isabelle.

- Je ne veux pas lui faire de mal.

- Je sais. Son opposition n’est liée qu’à la crise d’adolescence normale de tout enfant de son âge. Il s’avère que la situation ne le permet pas. Tu devras réprimer sévèrement toute contestation.

Hubert hocha la tête.

- Tu disais que Dan recevait des ordres de là-haut, répéta Isabelle. Ce n’est pas votre cas à tous ?

- Non, dit Hubert. Les missions apparaissent sur un mur et nous choisissons celle que nous désirons prendre en charge. Plus nous montons en grade, et plus le choix est grand et intéressant financièrement. Mon père a comme mission de rafler. Il reçoit un million par mage noir amené aux prisons impériales.

- Oh la vache ! La prise d’Amel et de ses deux compagnons t’a rapporté trois millions ?

Hubert confirma.

- Et tu vis toujours dans cet appartement pourri ?

- J’ai d’autres chats à fouetter que de déménager. Et puis, je suis bien là. Bref, Dan, lui, ne se rend jamais sur le mur. Il fait des trucs dont nous ne savons rien et a toujours la possibilité de choisir en deuxième parmi les raflés, le premier étant le rafleur. Il tue ses jouets en quelques jours. Tu es la seule à avoir survécu aussi longtemps. Sacré record…

Isabelle grimaça.

- Tu vas sauver ma mère ? demanda Hubert.

Isabelle grinça des dents. Venir en aide à Charlotte, voilà quelque chose qu’elle aurait aimé faire bien plus tôt. Mais était-ce le bon moment ? Devant le regard de chien battu d’Hubert, elle craqua :

- Soit, dit-elle. Téléporte-moi chez ton père.

- Merci, Isabelle.

 

Venise – Mercredi 18 novembre 2009

 

Charles-André discutait avec ses confrères. Il réalisait sa patrouille accompagné de trois guides. Ils se promenaient aléatoirement, ressentant profondément la magie autour d’eux, à l’affût de la moindre déchirure annonçant la présence d’un mage noir.

- Jolie promenade, lança Gretta.

- Pas désagréable, en effet, confirma Charles-André à celle qu’il considérait comme sa meilleur amie.

- Des missions comme ça, j’en veux bien tous les jours.

- Non. Tu t’ennuies, répliqua-t-il.

Gretta ricana sans nier. Ils continuèrent à patrouiller tout en discutant, les deux autres guides derrière eux faisant de même.

De temps en temps, un passant les saluait, indiquant sa nature de mage blanc. Les autres, sans pouvoir ou sorcier, les ignoraient superbement. À leurs yeux, ils ne représentaient rien. La loi de non interférence permettait cette paix, l’absence de peur ou de rejet.

Ainsi, si Charles-André voyait un voleur « sans pouvoir » récupérer le sac d’une vieille dame, il n’agirait pas. Il témoignerait, bien sûr, comme n’importe qui, de l’incident, à la police. Il pouvait également intervenir directement pour arrêter le voleur, à condition qu’il n’utilise pas ses pouvoirs. Or, ceci étant impossible à prouver, Charles-André s’abstiendrait purement et simplement de toute intervention. Le voleur partirait devant eux, alors même que les guides étaient parfaitement en mesure de l’appréhender.

Ceci assurait l’équilibre du monde. Sans cela, les sans pouvoir, morts de peur à l’idée d’une force contre laquelle ils ne pouvaient rien, auraient tenté d’exterminer les mages et les sorciers. La guerre serait sanglante et n’apporterait rien à personne. Cette loi existait depuis des millénaires, sans qu’on en sache trop l’origine. Tout le monde la respectait scrupuleusement. Elle garantissait la paix mondiale.

Non pas que la guerre n’existât pas, mais les sans pouvoirs se battaient entre eux, les mages blancs contre les mages noirs et les sorciers, hé bien Charles-André n’en savait rien. Il ne s’en préoccupait pas vraiment. Nul doute qu’ils connaissaient eux aussi des conflits dont il ignorait tout.

La fin de journée se profila. Pas de rafle aujourd’hui. Tout avait été tranquille. Il salua ses camarades et chacun se téléporta chez soi. À peine arrivé, il sut que quelque chose n’allait pas. La résonance de Charlotte ne lui parvint pas. Il lança une recherche magique. Elle ne se trouvait pas dans la maison. Impossible ! Son collier de souffrance l’empêchait de sortir. Si elle s’approchait, à pied ou par magie, de la bordure du domaine, elle souffrait atrocement.

Charles-André sortit sa tablette et se promena dans les menus jusqu’à trouver l’application de protection de la maison. Il se rendit dans les enregistrements et put visionner ce que les caméras dispersées un peu partout dans la maison avaient vu.

Le matin, Charlotte faisait le ménage. À seize heures, elle n’était visible nulle part. Le déjeuner, elle mangeait une salade dans la cuisine. À quatorze heures, la maison était vide. Charles-André navigua doucement sur la ligne temporelle, suivant Charlotte dans ses occupations classiques et banales. Rien qui n’annonçait une tentative d’évasion. Vaisselle, lessive puis nettoyage de la salle de bain. Elle agissait comme chaque jour. Rien de particulier.

Soudain, Isabelle apparut sur l’écran. Charles-André mit en vitesse normale et le son s’activa.

- Charlotte ?

- Isabelle ? s’exclama Charlotte en se redressant.

- Venez, je vous emmène. Prenez ma main. Vous n’aurez plus à vivre dans la terreur. Venez, Charlotte.

- Je ne peux pas. Le collier de souffrance, il s’active si je sors du domaine.

Isabelle balaya l’air devant elle.

- Je viens de vous le retirer, annonça la jeune femme.

Charles-André s’étouffa à moitié.

- Comment ? interrogea charlotte et le guide de la lumière se posa la même question. Charles-André est cercle 8. Comment peux-tu ?

- Je suis une mage noire, répondit Isabelle comme si cela suffisait comme explication.

- Ah bon ? répondit Charlotte, interloquée. Tu n’étais pas au lycée de Fairview avec Hubert ?

- C’est un peu compliqué, admit Isabelle tandis que Charles-André souriait méchamment. Je suis une mage noire. Venez avec moi et je vous apprendrai à utiliser vos pouvoirs. Dans quelques jours, vous serez également en mesure de retirer le collier de souffrance de n’importe qui.

Charles-André se figea d’incrédulité. Isabelle ne se savait pas écoutée. Elle ne pouvait pas répandre de fausses informations. Cela signifiait qu’elle le pensait réellement. Or, cela était totalement impossible. Charles-André grinça des dents. Impossible ? Isabelle venait de retirer son collier de souffrance à Charlotte, prouvant ses paroles. Les yeux du guide de la lumière lançaient du feu vers l’innocente tablette.

Isabelle tendait la main vers Charlotte qui hésitait à la prendre.

- Peux-tu le vaincre ? demanda Charlotte.

Isabelle tiqua et remua de malaise.

- Je m’entraîne pour, indiqua la jeune femme. Je ne suis pas totalement certaine d’être en mesure de le battre en tête à tête alors si vous pouviez vous dépêcher de prendre ma main que je vous téléporte en lieu sûr, vous seriez aimable. Il peut arriver à tout moment. S’il vous plaît, Charlotte.

Isabelle tremblait. Charles-André se permit un sourire. La petite ingénue n’était pas prête. Il rit carrément et son sourire se fit carnassier lorsque Charlotte mit sa main dans celle d’Isabelle et disparut avec elle. Son jouet venait de s’échapper. Lui qui croyait son dressage parfait, il venait de se prendre une gifle en pleine tête. Il secoua la tête, le cœur empli de rage.

Il se força à se calmer. Il fallait réfléchir sereinement. Ne pas se précipiter. Isabelle possédait réellement des pouvoirs incroyables. Elle avait passé les barrières de sécurité de la maison sans se faire repérer puis avait retiré son collier de souffrance à Charlotte sans difficulté. Mieux valait être prudent. Charles-André sourit. Il avait trouvé le cobaye idéal. Il décrocha son téléphone, rechercha son correspondant dans ses contacts et l’appela.

- Charles-André ! dit son interlocuteur. Quel honneur ! Que puis-je pour toi ?

- Tu devrais aller rendre visite à Isabelle.

Charles-André raccrocha, le visage toujours traversé d’un immense sourire. Il se lança un sort augmentant ses perceptions visuelles et auditives puis se téléporta en bordure de la maison où s’était réfugié James Moriat. Tous les guides de la lumière connaissaient son emplacement. Caché derrière un arbre aux feuilles tombantes, le guide de la lumière pouvait tout voir et tout entendre sans être repéré. Ce fut sans surprise qu’il aperçut Charlotte. Il gronda en la trouvant allongée, la tête contre le torse de ce connard de James Moriat.

Il respira, se forçant à se désintéresser de la scène. Qu’elle profite ! Bientôt, elle vivrait un enfer. Pour le moment, il s’agissait de découvrir les nouvelles compétences d’Isabelle.

La jeune femme se tenait non loin. Elle discutait avec Billy Trophe, le maître des morts, sorcier de son état. Cela fit tiquer Charles-André. Il savait qu’il vivait là mais les voir discuter avec le sourire l’irrita. Un magicien, même noir, n’avait rien à faire avec un sorcier, ces sous-utilisateurs de la magie.

Charles-André vit Isabelle prendre un objet tendu par le maître des morts et le placer à sa ceinture. Le guide de la lumière ouvrit de grands yeux ahuris. Incroyable qu’il ne l’ait pas remarqué plus tôt : la mage noire portait tout un attirail habituellement réservé aux sorciers. Un jeu de tarot, des fioles, des grigri, des pendentifs, des médaillons. Charles-André plissa des yeux. Si Isabelle jouait sur les deux tableaux, il allait falloir se méfier.

Le guide de la lumière avait appris à se battre contre des sorciers. Certaines enquêtes pouvaient parfois le mener à affronter des sorciers pas très regardant sur la loi de non interférence. Charles-André fit un énorme effort pour se souvenir de ses cours et des deux seules interactions qu’il avait connu avec des sorciers.

Il fut coupé dans son souvenir par l’apparition de Dan. Isabelle se tourna immédiatement vers lui tandis que Billy reculait d’un pas. Charles-André fut rassuré. Au moins appliquaient-ils la loi de non interférence. Charles-André fut épaté par le calme d’Isabelle. Faire ainsi face à son bourreau sans trembler avait de quoi impressionner. Ce fut tout juste si Isabelle frémit en terminant de compter les dix anneaux sur l’épaule de son adversaire.

- Comme je suis heureux que tu te portes bien, mon petit jouet, dit Dan et là, Isabelle blêmit.

Charles-André comprit. Enfermée dans le noir, Isabelle ignorait le visage de son tourmenteur et ne l’avait donc pas reconnu. Enfin, elle montrait une profonde terreur, une angoisse éclatante. Il sourit. Le moment serait crucial. Isabelle sombrerait-elle ?

Charles-André ressentit le lancement d’un sort dans la magie blanche. Dan créait un collier de souffrance. Le visage d’Isabelle se fit serein, calme, tranquille et rien ne se passa. Le temps s’étira et pourtant, il ne se passait rien.

- Alors guide de la lumière ? lança Isabelle d’un ton cassant. Pas capable de lancer un sort ? T’es sûr que tu ne te les ai pas dessinés toi-même au feutre, tes dix cercles ?

Charles-André aurait envie de la bouffer à la place de Dan. Le guide hurla :

- Qu’est-ce que tu fais ? Tu oses détruire la magie pour m’empêcher de m’en servir ?

- Que se passe-t-il ? demanda le seigneur James Moriat.

Il s’approchait, sa main dans celle de Charlotte, qui blêmit en constatant la présence de Dan.

- Je ne détruis pas la magie, s’écria Isabelle, le visage déformé de rage. Je vous empêche de le faire !

Charles-André sursauta. Elle semblait le croire réellement. Mais que se passait-il ?

- Elle quoi ? demanda Charlotte au seigneur Moriat qui lui demanda de se taire d’un geste.

- Isabelle ? Ça va ? interrogea le mage noir.

- Très bien, répondit Isabelle sans regarder son père. Je n’ai de cesse de te répéter que je m’entraîne à longueur de journée. Il est si facile à contrer ! Ça ne me prend presque pas d’énergie.

Tous les témoins de la scène furent choqués par cette réponse. Dan continuait à tenter de faire un collier de souffrance, en vain. La magie ne lui répondait pas.

- Protège nos ressources, ordonna Isabelle et le seigneur Moriat hocha la tête.

Que signifiait cet échange ? Charles-André plissa des yeux. Il sentit le mage noir utiliser ses pouvoirs mais fut incapable de saisir ce qu’il avait fait. Le guide accentua son observation. Il comptait bien ne rien rater. Trouver la faille, voilà tout ce qui comptait.

- C’est fait, annonça le seigneur Moriat.

- Merci, papa, répondit Isabelle.

- Papa ? répéta Charlotte. Isabelle est ta fille ?

- C’est une longue histoire, répondit le seigneur Moriat.

Voilà deux fois qu’il l’envoyait promener. Charlotte remua le bout du nez. Elle était énervée à n’en pas douter. Charles-André sourit. Si ces deux-là pouvaient s’engueuler, il en hurlerait de joie.

- Isabelle, arrête de t’amuser et met-le sous collier de souffrance, ordonna le seigneur Moriat.

Charles-André frémit. Non ! Ils n’oseraient pas ! Dan jeta un regard incendiaire au mage noir qui ne frissonna même pas. Face à un guide cercle 10, aucun des mages noirs présents n’avaient peur. Ça n’allait pas. Il fallait remédier à la situation au plus vite.

Ne pas se lancer tête baissée, se répéta Charles-André. Calme-toi. Respire. Prends ton temps. Observe. Apprends. Trouve la faille.

- Certainement pas ! s’insurgea Isabelle qui fixait Dan.

Charles-André trouva cela surprenant. La jeune femme ne regardait pas la personne avec qui elle parlait. Ce comportement n’avait rien de naturel. Il enregistra l’information, ne sachant trop qu’en faire pour le moment.

- Tu ne sais pas le faire ? supposa le seigneur Moriat.

- Évidemment que je sais faire un collier de souffrance ! s’écria Isabelle, visiblement vexée. J’en vois suffisamment pour être en mesure d’en monter un !

Charles-André avala difficilement sa salive. La petite ingénue était sacrément montée en puissance. Il allait falloir faire attention.

- Alors quoi ? Il pourra s’en défaire ?

- Nul ne peut se défaire de son propre collier de souffrance, répliqua Isabelle. C’est impossible. Il nous interdit de contacter la magie.

- Alors pourquoi ne pas lui en mettre un ? Tu perds de l’énergie à force de lutter contre lui. Fais-le cesser une bonne fois pour toute.

- Je refuse de devenir comme eux, dit Isabelle. Je ne serai pas les bourreaux que j’exècre. Ne me force pas à faire ça, papa.

Soudain, Isabelle hurla. Malgré la douleur, elle ne lâcha pas Dan des yeux. Charles-André fut épaté par son confrère. Il le croyait stupide et sans cervelle. Pourtant, il venait de changer de tactique, prouvant qu’il méritait ses anneaux. Son sort de flèche magique venait de faire mouche.

- Isabelle ! s’exclama le seigneur Moriat.

- Ça va, gronda-t-elle en retour. Je ne l’ai juste pas vu venir. Je ne connais pas ce sort. Il ne pourra pas l’utiliser une seconde fois, crois-moi. J’apprends vite.

« Elle ne peut lutter que contre les sorts qu’elle connaît », comprit Charles-André. Isabelle hurla de nouveau. Dan avait lancé un autre sort. Visiblement, le guide cercle 10 avait effectué le même raisonnement que lui. Dan souriait tandis qu’Isabelle crachait du sang.

- Non ! s’exclama Isabelle. Il est à moi.

Le seigneur Moriat recula d’un pas. Isabelle décrocha une fiole de sa ceinture et but sans lâcher Dan des yeux. Elle jeta la fiole et se releva, visiblement complètement remise.

- Vous venez de rompre la loi de non interférence ! grogna Dan, très mécontent.

- Absolument pas, répliqua Isabelle. Cette potion, je l’ai faite moi-même.

- C’est impossible, répliqua Dan. Où aurais-tu appris ?

- À l’école de sorcellerie où monsieur Benet m’a amenée pour me cacher. De qui d’ailleurs ?

Elle semblait se poser réellement la question, comme si elle venait de se rendre compte de quelque chose d’important.

Une école de sorcellerie ! Voilà pourquoi il n’était jamais parvenu à la retrouver. Benet avait été très malin. Ceci dit, Isabelle avait raison. Pourquoi Benet l’avait-il cachée ?

- Isabelle, repousse cette question à plus tard ! gronda le seigneur Moriat. Il y a plus important, là, tout de suite.

Le mage noir avait raison. Charles-André éloigna l’interrogation en même temps qu’Isabelle pour se concentrer sur le combat en cours. Dan gronda. Il venait d’essayer de lancer un sort et de se faire contrer.

- Je le connais celui-là, annonça Isabelle. T’as rien de mieux en stock ?

Dan se figea, pencha la tête puis haussa les épaules avant de s’avancer vers Isabelle. Charles-André le trouva très malin. Certes, il se faisait contrer dans chacun de ses sorts mais Isabelle n’attaquait pas non plus. Était-elle incapable de manipuler la magie ? Probablement pas puisqu’elle avait indiqué savoir réaliser un collier de souffrance. Elle se refusait simplement à le faire.

Dan en avait conclu, logiquement, qu’il se passerait de magie. Physiquement, il était bien plus fort qu’Isabelle. Il la materait sans la moindre difficulté.

- Oh ! s’exclama Isabelle en reculant.

Pour la première fois, elle lança un sort. Entraves, reconnut Charles-André en souriant. Dan s’en débarrassa aisément avant d’avancer en riant vers Isabelle.

- Isabelle ? Toujours pas besoin que je t’aide ? demanda le seigneur Moriat.

- Si ! Si ! Carrément ! réclama Isabelle.

Charles-André enregistra l’information. À un souffle d’Isabelle, Dan se retrouva englué dans plusieurs toiles d’araignée. Il défit les liens, un à un, en gardant son calme.

- Putain, Isabelle ! Mets lui un collier de souffrance et qu’on en finisse ! gronda le seigneur Moriat.

Charles-André en conclut que le mage noir ignorait comment en faire un lui-même.

- Non ! insista Isabelle qui s’était éloignée de Dan sans le perdre des yeux. Ce truc est une horreur. Personne ne mérite de subir ça, pas même lui. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne sais pas ce que c’est.

- Tu proposes quoi ? On ne va jouer au chat et à la souris comme ça jusqu’à la fin de temps !

Isabelle se mit les mains sur la bouche en gémissant. Les larmes aux yeux, elle appela :

- Billy ?

- Je t’interviendrai pas, répondit le sorcier. Je ne briserai pas la loi de non interférence !

- Est-ce que tu connais un sort permettant de tuer quelque chose de vivant sans souffrance ? demanda Isabelle qui ne regardait toujours pas son interlocuteur.

- Oui mais non, je ne le tuerai pas.

Dan ricana en défaisant un autre nœud. À ce petit jeu, il était clair que le guide de la lumière gagnerait. Ce n’était qu’une question de temps.

- Lance le simplement, s’il te plaît. Pas sur le guide Bern. Sur un arbre ou une fleur, je m’en fous.

- Isabelle ! souffla le maître des morts. Ne fais pas ça.

- Quelqu’un voit une autre solution ? lança Isabelle.

Un silence de mort lui répondit.

- Viens te placer devant moi pour lancer ton sort, Billy. Je ne dois pas le lâcher des yeux.

Charles-André comprit. Isabelle utilisait sa vue pour lancer des sorts. Il rit. Voilà la faille ! Il suffisait de la rendre aveugle. Trop facile. Il avait bien fait de mettre ce piège en place. Il tenait l’information cruciale. Maintenant, il pourrait aider Dan.

Billy se plaça devant Isabelle, sortit sa baguette et ce fut tout. Il resta muet. Charles-André savait qu’un mot était nécessaire pour qu’un sorcier utilise sa baguette. Il supposa que le sorcier avait changé d’avis.

L’instant d’après, Dan s’écroula, mort. Charles-André se figea. Que venait-il de se passer ?

- Merci, Billy, dit Isabelle.

De quoi ? se demanda Charles-André. Il n’y comprenait plus rien. Isabelle tomba à genoux et fondit en larmes en hurlant. Le choc émotionnel était intense. James s’avança pour la prendre dans ses bras mais elle le repoussa avant de vomir sur l’herbe.

- C’est de lui dont elle a besoin, dit le maître des morts et Charles-André n’eut pas la moindre idée de la personne à qui le sorcier faisait référence. Je sais. C’est déjà dur en temps normal pour un père de perdre sa fille pour un autre homme. Pour toi qui n’a pas eu le temps de vivre avec elle, c’est encore pire mais tu dois accepter qu’elle est adulte.

- Elle vient de tuer quelqu’un, souffla le seigneur Moriat, clairement triste et abasourdi. C’est une meurtrière. Ils l’ont forcée à cette extrémité. C’est atroce.

- Bon débarras, cracha Charlotte.

Charles-André eut envie de la découper en petits morceaux. Dan était un abruti vicieux et pervers, certes, mais il était surtout et avant tout un confrère. Il n’aurait jamais imaginé que ces mages noirs de pacotille puissent le tuer, lui, un cercle 10. C’était tellement invraisemblable !

- Pourquoi dis-tu cela ? demanda le seigneur Moriat.

- C’était un salopard !

- Tu le connaissais ? s’étonna le mage noir.

- J’ai déjà eu le malheur d’avoir affaire à lui, oui.

- De Ranti était prêteur, supposa le seigneur Moriat.

- Non, le contra Charlotte. Il s’avère que la première fois qu’il a voulu m’utiliser physiquement, il m’a menacée, me prévenant que si je ne me laissais pas faire, il me donnerait pendant une heure à ses confrères. Je n’ai pas réussi à le laisser me violer sans m’opposer. Il a mis la menace à exécution. À la fin de l’heure, Charles-André a pu faire de moi ce qu’il voulait. Je ne me suis plus jamais opposée à rien.

Un silence mortel accueillit cette déclaration.

- Je suis tellement désolée, Charlotte, pleura Isabelle. J’ai bien senti que quelque chose n’allait pas quand je suis venue chez vous, et je n’ai rien fait.

- Qu’aurais-tu pu faire à l’époque ? Tu étais sous collier de souffrance toi aussi. Je comprends mieux pourquoi il te traitait de la sorte. Qu’il se permette d’être ignoble envers moi, une mage noire, cela avait du sens, mais avec toi, une mage blanche, l’amie de son fils chéri ?

- Son fils ? répéta le seigneur Moriat, en insistant sur le déterminant possessif.

- Tu imagines bien qu’Hubert n’est pas mon enfant, répliqua Charlotte. Une chance sur deux pour qu’il soit un mage noir ? Charles-André n’aurait jamais pris le risque. Il a violé une mage blanche, une criminelle quelconque enfermée, a récupéré le bébé à sa naissance avant de donner la mère à sa confrérie. C’est comme ça. Ils utilisent puis ils jettent.

Le guide se souvint de son premier regard envers son fils. Un pur moment de bonheur. Cet enfant serait tout pour lui, il le savait. Sa première dent, ses premiers pas, son premier mot, le vélo sans les petites roues, l’entrée au CP, les premiers mots lus, les premiers sorts, l’entrée au collège puis au lycée magique, son acceptation chez les guides de la lumière, son premier cercle. Et maintenant, cercle 6 ! Charles-André était tellement fier de son garçon devenu un homme. Il avait même pris son propre jouet. Charles-André était comblé.

- Moi, continua Charlotte, il m’a rendue stérile dès la première seconde où je me suis retrouvée en sa possession. Comme ça, pas de risque que le mal engendre le mal, a-t-il dit. J’ai dû prendre soin de ce bébé, son fils, cet enfant que je ne pourrais jamais avoir. Il n’avait de cesse de bien me le rappeler. Il n’a pas empêché Hubert de m’appeler maman mais moi, interdiction de l’appeler mon garçon ou mon fils.

Évidemment ! Hubert était son fils, à lui, pas celui de cette chienne. Charlotte pleurait en racontant. Charles-André était aux anges. Qu’elle continue à parler. Ils n’en seraient que plus terrorisés par la suite.

- Charlotte, je… commença le seigneur Moriat.

- Je ne m’appelle pas Charlotte ! s’écria le jouet de Charles-André qui craquait.

Il était clair que ses années de silence explosaient maintenant. Ses pauvres interlocuteurs en prenaient plein la tête sans raison. Ils supportaient le traitement dans un ébahissement général. Charles-André observa cela en souriant. Plus elle révélait les secrets de leur intimité, plus ils comprendraient à quel point ils n’étaient rien, combien ils n’étaient rien face à eux. Qu’ils tremblent de terreur. C’était tout ce que Charles-André désirait.

- C’est ce salopard qui m’a nommée ainsi ! continua Charlotte.

Nul ne répondit. Ils étaient tous sous le choc. Isabelle pleurnichait à genoux par terre. Le seigneur Moriat et le maître des morts se trouvaient bouche bée, immobiles, incapables de réagir.

- Je ne suis pas blonde. Mes yeux ne sont pas bleus ! cria Charlotte. C’est lui qui m’a modelée ainsi, continua-t-elle en montrant son magnifique corps aux courbes parfaites.

Il fallait dire qu’il y avait eu sacrément besoin. Qu’elle était laide lorsqu’il l’avait raflée.

- J’ai dû perdre une cinquantaine de kilos. Je me prive chaque jour pour convenir à son idéal. Si j’ose prendre un gramme, il me bannit de la maison, m’obligeant à dormir dehors, quelque soit le temps.

- Je cuisine trop bien, murmura Isabelle.

- Ne te culpabilise pas ! souffla Charlotte.

- Combien de nuits avez-vous passé dehors lors de mon séjour chez vous ?

- Deux, annonça Charlotte.

Isabelle fondit en larmes à cette annonce.

- Ce n’était pas de ta faute mais celle de ce connard et de ses règles pourries. Quand j’ai enfin eu le poids idéal, il a retendu ma peau flasque, fait disparaître les cicatrices disgracieuses, rajouté quelques bonnets à ma poitrine, resserré mes hanches. Ce n’est pas moi, indiqua Charlotte en désignant son propre corps. Ce n’est que sa poupée. Je hais tellement le reflet dans le miroir.

- Comment t’appelles-tu ? demanda le seigneur Moriat.

Charlotte secoua la tête en gémissant. Charles-André sourit devant la détresse de son jouet. Il parvenait à la souffrir sans même l’approcher. Il en bandait de bonheur. Le seigneur Moriat prit tendrement le visage de Charlotte entre ses mains, lui lança un regard tendre et murmura :

- S’il te plaît, dis-le moi. Comment t’appelles-tu ? Je t’en prie.

Charlotte hésita un instant puis avoua :

- Yassima. Je m’appelle Yassima bint Yassem. Je suis algérienne.

- Putain, il a même changé ta couleur de peau !

Charlotte hocha la tête en pleurant. Le seigneur Moriat la prit dans ses bras et Charlotte fondit en larmes. Le maître des morts attendit un instant puis demanda :

- On fait quoi maintenant ?

- Que veux-tu dire ? demanda le seigneur Moriat.

- Vous venez de tuer un guide de la lumière, au cas où cela vous aurez échappé, rappela le maître des morts. Vous croyez vraiment qu’ils laisseront ce crime impuni ?

- Ils n’en savent rien, annonça Isabelle, faisant sourire Charles-André. Il suffit de faire disparaître le corps.

- Parce que tu crois vraiment que le gars est venu ici sans prévenir ses confrères ? s’insurgea le maître des morts.

Isabelle réfléchit une seconde puis indiqua :

- De Ranti aurait prévenu, voir serait venu accompagné. Il ne travaille jamais seul. Il se déplace toujours en équipe. Le guide Bern, lui, est un grand solitaire. Non, croyez-moi, aucun guide ne sait qu’il est venu ici.

Charles-André blêmit. Comment pouvait-elle savoir cela ?

- Comment peux-tu le savoir ? s’exclama le maître des morts, faisant écho aux pensées de Charles-André.

- Je le sais, c’est tout, répondit Isabelle, faisant grimacer Charles-André.

Le guide de la lumière aurait apprécié qu’elle réponde à la question du sorcier. Il grinça des dents.

- Et Charles-André ? demanda Charlotte.

- Quoi ? lança Isabelle.

- Il va essayer de me retrouver.

- Il ne viendra pas vous chercher ici, Yassima, répondit Isabelle. Pourquoi seriez-vous auprès du seigneur Moriat et de sa fille à l’agonie ?

- À l’agonie ? répéta Yassima.

- Ils me croient tous entre la vie et la mort, s’amusa Isabelle.

Charles-André gronda. Elle se moquait d’eux depuis trop longtemps. Elle n’allait pas tarder à s’en mordre les doigts. Il guetterait le bon moment et agirait. Isabelle déchanterait rapidement. Elle se croyait plus maline qu’eux. Il allait lui montrer à quel point elle avait tort. Il sourit. Bientôt, elle serait à lui. Il s’en lécha les babines d’avance.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez