Chapitre 10 - Djoka

Djoka déplaça le cavalier blanc de trois cases. Il pencha la tête sur le côté et observa d’un air satisfait l’échiquier qui commençait à prendre vie. Bientôt, la Dame sera libre d’entrer en scène, songea-t-il. Cette simple pensée lui décrocha un immense sourire, tellement grand qu’il semblait à peine humain.

Mais dans quel camp seras-tu ?

De nouveau, il regarda le jeu en basculant sa tête sur le côté, pensif. Il leva le bras et, avec une infinie douceur, attrapa l’un de ses pions noirs. Il passa de longues minutes à le contempler, puis le fit doucement rouler entre ses doigts.

— Et toi, es-tu sûre de ne pas vouloir rejoindre la partie ?

Sa question resta en suspend dans l’air, mais il savait qu’il n’était plus seul. Pendant qu’il était confortablement installé dans le fauteuil face à l’échiquier, une silhouette s’était glissée dans son dos. Il ne se retourna pas, les yeux rivés sur les ombres tremblotantes des pièces de l’échiquier, fasciné par le semblant de vie qui semblait s’être emparé d’elles. La bougie était si faible qu’elle éclairait tout juste le jeu et ses alentours.

Djoka était lui-même plongé dans une quasi-obscurité, ne permettant à la lumière que d’effleurer les contours de son corps. Sans quitter des yeux l’échiquier, il tentait de percevoir la silhouette qui s’était tapie dans l’ombre, parfaitement conscient de sa présence insaisissable. Une voix si désagréablement mielleuse s’éleva derrière lui qu’il ressentit sans mal le rictus invisible qui avait accompagné ses mots.

— Comme tu le sais, je préfère observer. Mais j’ai grande hâte de voir ce que tu vas faire cette fois-ci. Je ne suis jamais déçue avec toi.

Un tremblement de rage incontrôlable submergea Djoka. Ses mains s’agrippèrent aux accoudoirs du fauteuil et ses doigts s’enfoncèrent dans le tissu abîmé.

— Dans ce cas, tâche de ne pas contrarier mes plans ! hurla-t-il.

— Cela fait partie du jeu. Mais soit…

Djoka fit volte-face, furieux, mais la chose avait disparu. Il soupira et retomba sur son fauteuil, toute trace de colère évaporée aussi vite qu’elle était apparue. S’il avait pu agir sans elle, il l’aurait fait, et comme il s’en était aperçu très vite, c’était impossible. Il ramassa le verre de vin qui trônait à ses pieds, mais, juste avant que celui-ci n’atteigne ses lèvres, changea d’avis et envoya violemment le cristal se briser sur les dalles de pierre.

Observatrice tu parles !

La fureur bouillonnait de nouveau en lui. La plupart du temps, elle se contentait de ce rôle, son rôle d’une certaine manière. Pourtant, à plusieurs reprises déjà elle s’était mêlée de ses affaires, entravant les événements qu’il avait méticuleusement préparés. Si seulement il pouvait la tuer. Il avait suffisamment de choses à penser et à anticiper pour la bonne marche de son plan sans devoir constamment se préoccuper d’elle. Heureusement, elle avait parfois son utilité, elle l’aidait même de temps en temps à créer les situations qui l’arrangeaient.

Djoka reposa tendrement le pion noir. La pièce toucha à peine l’échiquier que son regard se précipita sur le fou blanc, qu’il attrapa brusquement.

— Et toi mon petit Liam, seras-tu un cavalier ou bien un fou ?

Tu as déjà deux cavaliers.

— Très bien, va pour un fou !

Encore une fois, son humeur avait changé du tout au tout. Ses yeux brillaient sous la lueur de la flamme tandis qu’il était penché au-dessus de l’échiquier, tenant la pièce comme un enfant qui vient de recevoir un cadeau. Ses lèvres s’étirèrent et un immense sourire déforma son visage. Des petits éclats joyeux résonnèrent dans la pièce, et bientôt, un rire tonitruant creva l’espace.

Djoka mit un moment à se remettre de ses émotions et lorsqu’il y arriva enfin, il ébouriffa ses cheveux et essuya la larme qui perlait au coin de son œil. Il replaça le fou et saisit le demi-masque qui était posé à côté du jeu. En diagonale sur son fauteuil, Djoka balança sa tête en arrière et se laissa glisser à l’envers, découvrant ainsi la pièce sous un tout nouvel angle. Dans ce curieux décor inversé, il observa son masque en souriant puis le déposa sur son visage, ne laissant visible que la partie gauche de celui-ci.

Un rire puéril s’éleva de sa bouche.

— Désormais, toutes mes pièces sont en place !