Annyaëlle aurait aimé rester plus longtemps aux côtés de Tali. À la place, elle s’était fait escorter par une Ombre loin des festivités, où la mélopée des musiciens ne leur parvenait plus qu’en un son étouffé. Elle se laissa conduire dans le palais et fut surprise de ne pas rejoindre ses appartements. L’Ombre la menait vers une pièce à l’écart, probablement mise à leur disposition lors de leur arrivée.
Annyaëlle ne pouvait s’empêcher de jeter de petits coups d’œil furtifs à l’inconnue qu’elle suivait. L’Ombre avait des yeux verts d’eau si pâles qu’ils semblaient plus froids que de la glace et ressortaient étrangement sur sa peau sombre. Elle mit un moment à réaliser que les longs cheveux blancs de la femme n’étaient aucunement liés à son âge, mais un simple signe de son appartenance au Royaume de Trèfle.
La jeune princesse la suivit en silence, intimidée par la prestance de l’Ombre. Ce n’était pas la première fois qu’elle était fascinée par leur démarche légère et puissante, presque féline. Chaque fois qu’elle observait l’un des membres de la Confrérie, elle pouvait presque ressentir la force et la détermination qui les imprégnaient, au-delà de leur aura impressionnante qui maintenait quiconque à distance. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi ils étaient admirés et respectés de tous, ni pourquoi ils étaient autant craints et fuis. Les Ombres étaient les garants de la paix entre les royaumes, des guerriers redoutables capables de mettre en déroute des armées entières, mais une menace nécessaire à l’équilibre entre tous.
Annyaëlle sursauta quand elle réalisa que l’Ombre la fixait de son regard dur, son visage dénué de la moindre expression. Elle lui montra du menton le sac qu’elle venait de déposer sur le petit lit de la pièce puis s’installa dans l’antichambre sans un mot, dos à la porte ouverte. Son attitude et les bras croisés violemment sur sa poitrine indiquaient clairement qu’elle n’avait aucune envie d’être là et qu’elle ne comptait rien faire pour se montrer agréable.
Annyaëlle soupira, essayant de faire abstraction de la tension croissante entre elles. Lorsqu’elle avait remarqué que l’Ombre était à peine plus âgée qu’elle, elle avait inconsciemment espéré que cela les rapprocherait et peut-être rendrait son départ plus facile. Elle avait visiblement eu tort.
Le cœur lourd, elle défit le sac et examina les vêtements qu’il contenait. Une veste, un pantalon et des bottes dans le même cuir souple, une chemise épaisse et cintrée. Aucune trace de couleur, ni même de gris, toute sa tenue était noire, semblable à celles des membres de la Confrérie. Elle reposa les vêtements et s’observa une dernière fois dans le miroir qui trônait dans un coin de la pièce. C’était la toute dernière fois qu’elle portait les attributs de la Princesse de Carreau, et dorénavant, elle devrait même se passer de ce titre.
Elle laissa tomber sa tunique pourpre sur le sol, soudainement enveloppée d’un étrange sentiment de mélancolie, et enfila sa nouvelle tenue. Les vêtements n’étaient pas tout à fait à sa taille, son pantalon la serrait trop et sa chemise flottait grossièrement sur sa taille fine, mais lorsqu’elle se regarda de nouveau dans la glace, elle faisait parfaitement illusion.
Annyaëlle s’approcha davantage, surprise d’avoir du mal à reconnaître son reflet. Le noir lui donnait l’impression d’être plus mince et faisait ressortir la couleur de ses longs cheveux brun-roux. Étrangement, ses yeux semblaient d’un bleu plus sombre encore que d’ordinaire, mais elle n’eut pas le temps de les détailler plus longtemps, le miroir lui renvoya l’image de deux yeux vert pâle et froids. L’Ombre l’observait attentivement, comme si elle voulait la sonder de l’intérieur.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Annyaëlle, mal à l’aise.
La jeune femme aux cheveux blancs resta silencieuse, sans cesser de la fixer. Annyaëlle ne supportait plus ce silence, elle se mordit la lèvre de frustration et essaya de nouveau.
— Il va bien falloir que nous communiquions un jour, tu sais ?
Elle soupira devant le manque de volonté de l’Ombre et attrapa la longue cape noire qui complétait sa tenue. Un long capuchon pendait sur ses épaules, mais elle se contenta de l’y laisser, à l’image des autres membres de la Confrérie. Annyaëlle jeta un nouveau regard vers la jeune femme. Décidément, cette nouvelle vie s’annonçait compliquée et elle espérait au plus profond d’elle que les autres Ombres seraient différentes. Machinalement, elle fit un geste pour ajuster l’écharpe à son cou, mais celle-ci ne s’y trouvait plus. Annyaëlle tressaillit, elle ne se doutait pas que l’absence familière sur sa nuque lui provoquerait un tel sentiment de perte.
— Prête ? Résonna la voix de l’Ombre dans son dos. Je n’ai pas envie de passer la nuit ici.
— Tiens, tu parles finalement ? cracha Annyaëlle d’un ton ironique.
Elle avait répondu sans réfléchir, bien plus violemment qu’elle l’aurait voulu, mais l’Ombre se contenta de lever les yeux au ciel.
— Oui, je suis prête, acquiesça la jeune princesse d’une voix plus douce. Il ne manque que la ceinture que vous portez.
Annyaëlle désigna la ceinture sur laquelle des lanières de cuir étaient croisées sur de petites sphères remplies d’une étrange fumée. Des orbes, une arme spécifique des Ombres, mais dont elle n’avait jamais eu l’occasion de voir l’utilité.
— Cette ceinture n’est pas pour les aspirants, se contenta de répondre l’Ombre aux cheveux blancs. Allons-y maintenant.
Annyaëlle n’insista pas et emboîta le pas de la jeune femme. Elle vécut la sortie du palais dans un état second, à la fois soulagée et terrorisée à l’idée que seuls quelques vêtements la rendaient méconnaissable. Personne ne cilla sur son passage, ne remarqua la princesse cachée sous la tenue des Ombres.
— Ne reste pas derrière, marche à mes côtés, lui siffla l’inconnue.
Elle obtempéra aussitôt et elles se mêlèrent à la foule, taches noires anonymes dans cet océan de rouge et de pourpre. Les festivités occupaient l’attention de toute la cité. Le vin coulait à flots, la musique se faisait plus entraînante encore et nul ne faisait vraiment attention aux deux Ombres qui circulaient parmi eux. Aucun regard ne se posait sur Annyaëlle, qui possédait les traits typiques d’un natif de Carreau, en revanche, la jeune femme qui l’escortait attirait sans cesse de rapides coups d’œil. Ses longs cheveux blancs et sa peau sombre étaient peu communs à Naerys, mais personne ne poussait la curiosité jusqu’à la fixer trop longuement de peur de contrarier l’Ombre.
Elles franchirent les différents niveaux de remparts de la cité dans un silence pesant malgré l’agitation causée par la célébration de l’Équinoxe d’Automne. Chaque pas comprimait un peu plus le cœur d’Annyaëlle dans sa poitrine et elle luttait contre la pensée qui lui soufflait qu’elle pouvait encore faire demi-tour. Pourtant, ses pieds, eux, ne semblaient pas vouloir ralentir, comme s’ils savaient qu’elle devait continuer, que c’était la voie qu’elle devait emprunter. Les yeux de la jeune fille se posaient partout où ils le pouvaient, tentant d’emmagasiner chaque détail, de capter quelques odeurs familières une dernière fois.
Elles atteignirent les portes de la cité bien plus rapidement qu’Annyaëlle l’aurait souhaité. Cette fois, ces jambes marquèrent une hésitation et elle se retourna pour embrasser du regard le chemin qu’elle venait de parcourir. Naerys était magnifique cette nuit-là, illuminée de milliers de lanternes et de reflets ambrés qui serpentaient sur la pierre, emplie de joie et d’allégresse, d’insouciance.
Annyaëlle s’accorda quelques instants qui lui parurent aussi fugaces que des secondes et aussi longs que des heures, jusqu’à ce qu’elle sente dans son dos le regard insistant de sa compagne. Elle inspira profondément et se retourna. Étrangement, elle eut l’impression que les yeux pâles de la jeune femme étaient moins froids, moins transperçant. Celle-ci la fixa un moment, puis retrouva sa dureté habituelle.
— Je m’appelle Kaärna, lui souffla simplement l’Ombre aux cheveux blancs.
Le personnage de Kaärna m'a l'air très intéressant par son ambivalence.
C'est un personnage particulier, j'espère que son évolution te plaira !
Le personnage de Kaärna ( comment ça se prononce ?) et très intéressant. J’ai hâte d’en découvrir plus sur elle !
A l'origine ça se prononçait Ka[ar]na, mais j'ai pris l'habitude d'entendre juste "Karna". Merci de poser la question ! C'est un personnage que vous êtes nombreux à aimer ^^
En cherchant ton histoire dans ma pal, je me suis rendue compte que j'avais loupé un chapitre ( comment j'ai fait pour le rater ? Aucune idée, ça restera un mystère ) et pas n'importe lequel en plus celui de son départ. Moi qui pensais qu'elle allait croiser Liam et le prince de cœur avant son départ :')
Mis à part ça, j'ai l'impression d'en avoir un peu plus appris sur les Ombres. Si j'ai bien compris, c'est une organisation indépendante des différents royaumes qui œuvre pour la paix ? Un peu comme l'armée de l'ONU ?
Je trouve Annyaëlle très courageuse et le lecteur ressent plutôt bien le trouble qui l'habite après avoir enfilé ses vêtements d'Ombre. ça doit être difficile de quitter ce qu'on connait pour devenir une nouvelle personne !
Quant à Kaärna, elle a l'air intimidante et pas très bavarde, du moins avec elle. Mais une princesse qui rejoint leur rang, c'est pas très commun j'ai l'impression. Elle doit être méfiante. J'espère qu'elles se lieront d'amitié, j'ai le sentiment qu'elles pourraient créer une belle relation !
En tout cas, c'est une nouvelle vie qui commence pour Annyaëlle ! J'ai hâte de voir comment ça va se passer :)
A bientôt !
Il me semblait bien qu'il te manquait un passage ^^
Et oui, Liam et le prince de Cœur sont malheureusement en retard x)
Tout à fait ! Ils sont indépendants et veillent à la paix, et ils ne sont pas de trop pour empêcher certains royaumes de dominer les autres..
Oh je suis contente que ça se ressente bien ! C'est pas facile de savoir si on en dit trop ou pas assez pour bien ressentir les émotions des personnages !
En effet, il y a de quoi être méfiant ! Mais Kaärna va bien devoir s'y faire si elles sont amenées à cohabiter !
Merci pour tous tes commentaires, ça m'aide beaucoup :)