Chapitre 11 - Liam

Au sommet de la tour la plus à l’est de Naerys, un jeune homme était accoudé au rempart de pierre, le regard perdu dans le vide. Sans en avoir réellement conscience, il passait de temps à autre ses doigts dans ses cheveux rebelles d’un étrange rouge profond. Liam aimait cet endroit au calme réconfortant et dont la hauteur lui rappelait les tours d’Ornate, sa cité natale.

Annyaëlle aussi adorait cet endroit, songea-t-il, un vague sourire sur le visage. C’était elle qui le lui avait fait découvrir lorsqu’ils étaient enfants et ils y avaient passé de longues heures à regarder l’horizon ou les cimes des Feuilles Pourpres. À l’époque, elle n’osait pas encore monter sur le rebord de pierre, saisie par une étrange peur du vide. Bien sûr, c’était différent à présent. La tête emplie de souvenirs, il se remémora la première fois qu’elle avait réussi à surmonter cette peur. Lui était déjà debout face au vide, habitué depuis longtemps grâce aux vertigineuses hauteurs d’Ornate, et lui tendait une main pour l’inciter à le rejoindre. Qu’avait-il dit pour la décider déjà ? Prends ma main Annya. Je ne te lâcherai pas. Tant que tu es avec moi, tu ne craindras rien.

Liam se souvenait de ses grands yeux bleu sombre, effrayés, qui s’étaient arrondis et l’avaient fixé de longues secondes avant de prendre sa main et de se hisser d’une seule pression sur le rebord. Là-haut, Annyaëlle avait d’abord failli perdre l’équilibre avant de se mettre à rire de joie et de nervosité mêlées sans cesser de lui broyer la main. Ce jour-là, sans s’en rendre compte, il s’était fixé une mission dont il essayait de continuer à s’acquitter.

Liam remonta son écharpe rouge sur sa bouche, un tic dont il n’avait jamais réussi à se défaire. Il était bien plus facile de veiller sur elle lorsqu’ils étaient enfants. En grandissant, c’est tout juste s’ils ne s’étaient pas éloignés l’un de l’autre à cause de ses longues absences. Il soupira. C’était déjà assez difficile de jongler d’un royaume à l’autre, et maintenant ? Si seulement la Reine de Carreau n’avait pas décidé sur un coup de tête d’envoyer Annyaëlle à la Confrérie, si elle leur avait laissé plus de temps avant son départ et si le Roi de Cœur s’était un peu plus hâté pour les envoyer à Naerys. Mais non, ils avaient réussi à arriver suffisamment en retard pour rater son départ avec les Ombres. Liam n’osait même pas songer à la prochaine fois où ils se verraient. Des mois ? Peut-être des années ?

Affalé sur le rebord de pierre, il laissa tomber sa tête sur ses bras en grognant de frustration. Il serra les poings, se maudissant de ne rien pouvoir changer à la situation.

— Bizarrement, je savais que je te trouverais là, s’éleva une voix féminine dans son dos.

Liam sursauta et fronça aussitôt les sourcils. Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il n’avait pas entendu Tali approcher, ce qui ne lui ressemblait pas. Elle lui serra amicalement l’épaule, puis s’accouda elle aussi au rempart.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il en fixant l’attelle qui maintenait son bras et les contusions qui commençaient à s’estomper sur la peau de la jeune fille.

— Disons que ça aurait pu être pire, grimaça Tali.

Il lui sourit, en effet cela aurait pu être bien pire. Liam n’avait pas assisté à l’accident, le soir de l’Équinoxe d’Automne. Mikhaïl et lui n’étaient arrivés que peu avant l’aube, surpris par le chaos qui régnait au cœur de Naerys au lieu des festivités annuelles. La cité était verrouillée, des soldats et des Ombres fouillaient chaque ruelle avec hargne, la mine renfrognée.

Le Prince de Cœur et Liam n’avaient pas eu à attendre longtemps avant d’être introduits sous bonne garde jusqu’au palais et d’en apprendre plus sur ce qui agitait la capitale de Carreau. Un assassin avait tenté de tuer la Princesse Héritière.

Liam se mordit le pouce. Il se souvenait de la terreur qui l’avait envahi lorsqu’il avait appris la nouvelle. Mikhaïl et lui s’étaient précipités au chevet d’Annyaëlle, soulagés d’apprendre qu’elle n’était que blessée, mais c’est Tali qu’ils avaient trouvée à la place de la jeune princesse.

Il culpabilisait encore du poids qui s’était enlevé de sa poitrine quand il s’était rendu compte que l’assassin avait commis une erreur et ne s’en était pas pris à Annyaëlle.

— Je suis content que tu aies enfin pu sortir, dit-il en se tournant vers Tali.

— Moi aussi. Je ne supportais plus d’être enfermée. Et puis maintenant que tout le monde sait qu’Annyaëlle n’est pas ici, je ne risque plus rien. Déjà que j’ai du mal à comprendre qu’on ait pu me confondre avec elle.

Liam acquiesça silencieusement. Le roi et la reine de Carreau avaient tenu à garder le secret du départ d’Annyaëlle le plus longtemps possible et avaient donc laissé circuler librement les rumeurs sur sa tentative d’assassinat. Ce n’était que depuis peu qu’ils avaient enfin rectifié la vérité.

— Sans doute parce que tu étais dans ses appartements, finit-il par répondre. D’ailleurs, pourquoi étais-tu là-bas ?

— Et bien…, hésita Tali. Je voulais juste déposer l’écharpe qu’elle m’avait confiée. Mais c’était tellement bizarre de trouver cette pièce vide. Je pensais rester quelques instants, c’est tout.

Instinctivement, Liam agrippa l’écharpe qu’il portait à présent autour de son cou.

— Je… il était tard, mais je ne voulais pas rentrer tout de suite, hésita de nouveau la jeune fille. Beaucoup faisaient encore la fête à l’extérieur et le palais était presque vide. L’absence des gardes devant ses appartements aurait dû m’alerter, mais ça ne m’a pas paru étrange sur le coup, car je savais qu’elle était déjà partie. Je ne suis pas restée longtemps, peut-être quelques minutes, juste le temps de déposer l’écharpe et de me rappeler quelques souvenirs.

Tali s’interrompit une fraction de seconde, le temps de reprendre le contrôle de sa voix.

— Il était déjà là. Je ne l’ai aperçu qu’au dernier moment et je suis presque certaine qu’il a été surpris en découvrant mon visage. Puis d’autres gardes sont arrivés, peut-être la relève ? Ou peut-être avaient-ils remarqué l’absence des leurs devant les appartements d’Annyaëlle ? Je ne sais pas, mais ils se sont tout de suite jetés sur l’homme qui me menaçait.

— Tu as eu de la chance qu’ils soient là.

— Oui. Eux, beaucoup moins. L’assassin s’est débattu farouchement, mais il devait se douter que bientôt l’étage fourmillerait de gardes et qu’il lui restait peu de temps. Je ne pouvais pas m’enfuir, j’étais tétanisée, alors je n’ai pas bougé quand il a déclenché l’explosion. Je me suis laissée engloutir par la lumière, et ensuite, il n’y a eu que l’obscurité.

La jeune fille frissonna sous le coup de l’émotion. Tous deux savaient ce qu’il était advenu des gardes qui lui avaient sauvé la vie. Liam se redressa et posa une main apaisante sur son épaule. Il se demandait encore si sa présence aurait pu changer quelque chose à ce qu’il s’était passé.

— Pardon. Je suis désolé de ne pas avoir été là.

Elle hocha la tête et se blottit contre lui, incapable de retenir ses larmes plus longtemps. Il la serra dans ses bras et embrassa son front d’un geste fraternel. À chaque fois qu’il était venu à Naerys, Tali n’était jamais bien loin d’Annyaëlle et il avait fini par apprendre à la connaître et à l’apprécier. Dans un sens, il était rassuré qu’il puisse toujours la réconforter comme autrefois malgré ses trois années d’absence dans ce royaume. Il en serait peut-être encore ainsi pour Annyaëlle.

Tali pleura franchement dans ses bras. Quand elle se détacha enfin, elle essuya ses yeux d’un air gêné et reprit sa place contre le rempart.

— Tali, est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulier récemment ? Je veux dire, qui ait pu motiver l’assassinat d’Annya ?

— Non, rien qui me vienne à l’esprit.

Liam acquiesça, déçu de ne pas savoir dans quel sens pousser ses interrogations. Il savait que plusieurs tentatives d’assassinat contre Annyaëlle avaient été évitées par le passé, mais pas depuis de nombreuses années. Qu’est-ce qui avait changé ? Ce n’était pas son mariage qui posait problème, elle était fiancée depuis l’enfance, et si ça avait été le cas, c’est plutôt Mikhaïl qui aurait été menacé afin de laisser la place à quelqu’un d’autre. Elle n’avait pas non plus de frère ou de sœur pour revendiquer le trône à sa place. Alors quoi ? Son départ soudain pour la Confrérie ? Dans ce cas qui aurait un intérêt à l’empêcher d’y aller, et pourquoi ? Mis à part les fiançailles entre elle et Mikhaïl, il ne voyait pas ce que son départ pouvait menacer d’autre, et de toute façon il était certain que le Royaume de Cœur n’avait rien à voir là-dedans.

Liam soupira et remonta machinalement son écharpe rouge sur sa bouche. C’était étrange de pouvoir la porter à nouveau. Il l’avait offerte à Annyaëlle plusieurs années auparavant, ne sachant pas quand ils se reverraient la prochaine fois. Une sorte de souvenir qui était censé la rassurer à l’idée d’affronter la surveillance constante des prêtres de l’Église Indicible seule jusqu’à son retour. Sans le vouloir, il était un peu triste à l’idée qu’elle n’en ait plus besoin à présent.

— Elle te va bien, tu sais, lui dit Tali en souriant.

Il lui rendit son sourire et ébouriffa ses mèches rouges en regardant l’horizon.

— Il fallait bien qu’elle retrouve son propriétaire un jour.

— C’est vrai.

Tali n’insista pas et hésita, comme si elle cherchait un sujet de conversation moins tendu.

— Combien de temps vas-tu rester dans les parages ? Finit-elle par demander.

— Je ne sais pas. Avec tout ce qui s’est passé, le Conseil devrait se réunir bientôt. Mikhaïl est en train de faire une demande pour que nous puissions y faire une courte intervention. On nous a demandé d’attendre la réponse ici.

— C’est à propos du Kreiis qui vous a attaqué ?

— Oui.

La jeune fille ouvrit la bouche, puis la referma. Elle devait se douter qu’il ne développait pas volontairement.

— Le jeune prince va peut-être participer au Conseil alors. C’est une première non ? demanda-t-elle à la place.

— Oui, c’est vrai. J’espère qu’il saura se tenir, se moqua gentiment Liam.

Il ne pouvait pas en parler à Tali, mais les marques qu’il avait trouvées sur le Kreiis ne lui inspiraient rien de bon et il sentait qu’il devait en informer le Conseil au plus vite. Une fois que ce serait fait et qu’il en apprendrait plus sur cette chose, il pourrait enfin s’autoriser à se détendre. En attendant, le plus vite serait le mieux.