Il régnait un silence de mort dans le gymnase. Lauryne crut même entendre des battements de cœur - à moins qu’il ne s’agît seulement des siens.
— Qu’entent-elle par-là, Yash ?
Le ton de Samira paraissait indéchiffrable au premier abord mais un frémissement sur la fin des mots trahissait son émoi. Comme Yashun ne réagissait pas, elle se planta devant lui d’un pied ferme.
— Pépé Wiu est au courant ? insista-t-elle.
Samira ne lâchait pas le jeune homme des yeux. Sa lèvre inférieure fut prise d'un spasme et tout le monde crut qu'elle allait éclater en sanglot. Mais elle n’en fit rien. La casquette de Yashun s’arracha de son crâne et alla s’écraser sur le sol à quelques pas d’eux. Le visage de Samira se contracta en une grimace si mauvaise, qu'elle donnait la folle impression de vouloir le mordre.
— Réponds-moi ! Explosa t-elle, ne feignant plus la pondération.
Sans plus aucune visière pour lui cacher les yeux, Yash n’eut d’autres choix que de la regarder en face. Leurs pupilles se verrouillèrent seulement l'espace d'une seule seconde et le jeune homme se retrouva violemment au sol. Telle une lionne, Samira se jeta sur lui et planta son avant-bras sous la gorge.
— Tout ce temps à m’espionner ! J’espère que tu t’es bien amusé à se foutre de notre gueule ! Lui cracha-t-elle au visage.
Mis à part Lauryne, qui, effrayée par la violence de la scène, recula instinctivement, les autres se contentèrent d’afficher une expression mi-choquée mi amusée. Même un ricanement, son qui n’avait pas sa place à cet instant, ricocha dans la pièce.
Les mains levées en signe d’apaisement, Eileen murmura tristement le nom de son amie. Lauryne salua l’effort de la brunette mais, sans réel surprise, Samira l'ignorât royalement, trop enragée par le silence du bougre maintenant pris au piège. Son avant-bras se détacha de lui mais s’enchaîna quasi aussitôt une ruée de coups que Yashun ne sut esquiver. Chaque poing semblait plus violent que le premier. Du sang commença à dégouliner de son visage qui devenait peu à peu méconnaissable, à mesure que les minutes défilaient. La scène devenant de plus en plus insoutenable, Lauryne voulut s’y détourner, mais quelque chose dans l’expression de Samira lui indiquait que sa colère flanchait. Sa respiration se fit de plus en plus saccadée et ses poings tremblants paraissaient hésiter, la jeune fille s’arrêta aussi soudainement qu’elle avait commencé, la rage l’ayant entièrement consumé ne laissant plus que des cendres de désolation. Le regard éteint, l'adolescente fatiguée se détourna de son carnage et sortit de la pièce en vacillant tel un ivrogne. Sur le pas de la porte, elle se retourna une dernière fois, un doigt accusateur sur les restes de Yashun, et ordonna d’une voix d'outre-tombe :
— Ne t’approche plus jamais de moi.
La jeune fille quitta l'enceinte du gymnase, Eileen sur ses talons.
— Elle n’y est pas allée de main morte. Dit Junee d'un air détaché.
Nullement affectée par l'épouvantable scène qui venait de se dérouler sous ses yeux, elle s'approcha du jeune homme affalé à ses pieds et lui tendit ce qui ressemblait à un mouchoir en tissu qu'elle venait sortir de sa longue cape.
— Tu as fait exprès de te laisser faire, je présume. Continua-t-elle de sa voix blasée. Ce serait une réelle déception de savoir que tu t'es affaibli après toutes ces années. Tu étais l'un de nos meilleurs éléments, paraît-il.
— Il n'est pas indispensable. Réagit aussitôt Nadir d'un ton qui laissait transparaître une certaine rivalité. "On peut aisément le remplacer.” Au son de sa voix, Lauryne ne put s'empêcher de frissonner.
Buté dans son silence, Yashun s'épongea minutieusement le visage ignorant la conversation dont il était le sujet.
Lauryne, bien que mal à l'aise à l'idée de se retrouver seule parmi ce groupe hostile, le regardait à la dérobée. Quelque chose clochait. Le stoïcisme persistant de Yashun l'intriguait. Le masque froid et résigné qui imprégnait maintenant son visage s’altérait avec l’image du jeune homme qu'elle s'était faite quelques heures plus tôt. Avait-il réellement fait semblant ? Tout ce temps ? Si elle pouvait réaliser l’injustice de la situation, qu’en était-il pour Samira ? Certes, le peu qu'elle avait entendu sur lui était insignifiant, néanmoins elle avait bien senti quelque chose dans la voix de celle-ci alors qu'elle parlait de lui avec un enthousiasme et une admiration non dissimulée. Sentiments qui trahissaient quelque chose de bien plus profond.
Les autres et Yashun se rappelèrent sa présence lorsqu’elle s'avança pour récupérer la casquette non loin de là. Elle la tendit sans rien dire, dissimulant, tant que bien mal, ses tremblements aux trois paires d'yeux médisants. Yashun récupéra sa casquette sans mot dire, et - à peine fit-il un mouvement de tête- qu’un tressaillement de douleur lui fit grimacer. Sa lèvre supérieure fendue et son nez cabossé se dissimulèrent rapidement dans l'ombre de la visière. “Okay, il n’y avait plus rien à voir maintenant.” se dit-elle en se détournant. Au moment de quitter la pièce, Lauryne crut voir une larme scintillait sur la joue du jeune homme, si furtivement qu'elle pensait l’avoir rêvé. “Certainement de la sueur.” pensa-t-elle alors qu’elle retrouvait Samira et Eileen postées au portail. Lauryne devina leurs silhouettes enlacées dans la lumière fébrile du lampadaire. Il y régnait un silence sinistre qu’elle venait, malgré elle, troubler.
— Et maintenant ?
Sa question apparaissait comme un cheveu sur la soupe et l’expression d’Eileen le lui confirma.
— Je suis sincèrement désolée pour Samira. Se défendit maladroitement Lauryne. Vraiment. Mais je vous rappelle qu’on a une menace de mort sur la tête !
— Lauryne, si tu pouvais ressentir ne serait-ce qu’un quart de ce que Samira traverse en ce moment même, la menace te paraîtrait mineure. Déclara Eileen d’un ton accusateur.
Honteuse, Lauryne grimaça. Oui. Il lui était certainement difficile de s’imaginer les émotions actuelles de Samira. Elle -qui n’avait jamais créé aucun lien avec qui que soit- se représentait une personne aimée, qui était au fondement même de notre propre confiance en soi, se retourner finalement contre nous et révéler qu’elle n’avait jamais été celle qu’on croyait... ? Elle réprima un nouveau frisson.
Samira se détacha de l’étreinte d’Eileen en reniflant bruyamment. Même dans la pénombre, on pouvait voir son visage bouffi par les larmes. Quand Lauryne croisa son regard, elle frémit à la lueur farouche qui y brillait. Samira inspira avec difficulté avant se mettre à parler d’une voix dont la détermination finit par dérouter Lauryne :
— J’ai rencontré Yash, …Yashun six ans plus tôt. C’était un gamin solitaire qui ne souriait jamais. Pépé Wiu le considérait comme son propre petit-fils. Je n’aurais jamais pensé qu’il était, en réalité, un envoyé d’un autre pays ou je ne sais quoi.
— Comment a-t-il pu cacher sa véritable identité à M. Wiu ? s’interrogea Eileen.
Peut-être, se trompait-elle mais Lauryne crut percevoir une teinte d’admiration dans sa voix. Samira haussa les épaules, résignée.
— T-a t-il déjà vu utiliser ton habilité ? demanda Lauryne, après une certaine hésitation.
À cette question, Samira grimaça.
— Tu lui as montré ! s’exclama soudain Eileen. C’était clairement plus une affirmation qu’une question.
— Oui, je lui ai montré ! Mais pas volontairement.
Au vu des expressions perplexes des deux filles, Samira soupira de frustration.
— Je ne suis pas très fière de mon passé. Et vous n'êtes pas sans savoir les rumeurs qui courent à mon sujet au lycée. Prévint-elle comme pour les ménager des révélations à venir.
Lauryne sentit son cœur battre dans sa poitrine en anticipant ce qu'elle s'apprêtait à entendre. Après une longue inspiration, Samira se lança :
« Avant de rencontrer Eileen, je traînais avec une bande de filles qui avait très mauvaise réputation dans le coin. Dans nos petites têtes, les adultes étaient les pires êtres sur terre à vouloir nous contrôler avec leurs faux conseils. Bref ! Tout ça pour dire qu’on était avant tout des gamines rebelles et stupides en manque d’attention. »
Samira se mit inconsciemment à faire les cents pas, entrant et sortant du faisceau lumineux du lampadaire. Elle continua son récit, cependant :
— Rachelle était la chef auto-proclamée de la bande. Elle savait nous influencer, dans le mauvais sens du terme. On la suivait dans des activités plus dangereuses les unes que les autres. On adorait ça. Il y avait quelque chose de grisant à feindre les règles. L’union faisait la force et ça, Rachelle l’avait tout de suite compris. On agissait toujours en groupe commettant des crimes plus absurdes les uns que les autres -vol, bizutage, dégradation de propriétés privés- plus rien, et personne ne nous arrêtait. Jusqu’au jour où… j’en ai eu marre, tout simplement. Là où d’autres verraient de la maturité, j‘y voyais plutôt de la lassitude.
Comme pour illustrer ses propos, ses va-et-vient frénétiques s’interrompirent. Le temps d’une autre respiration, Lauryne s’attarda à observer Samira. L’infâme surnom de “Sam La Furie” lui apparaissait sous un jour nouveau. Eileen -qui rompit le silence la première- sut mettre les mots là où elle luttait à formuler sa propre pensée, lui donnant l’impression de parler pour elles deux :
— C’est très brave de ta part de nous raconter tout ça, Sam.
Mais, déjà, Samira balaya, les propos d’Eileen, d’un geste de la main. Elle n’avait pas fini.
— Comme je vous l’ai dit, poursuivit-elle d’une voix pressante, je connais Yash... (un soupir bref) Yashun depuis très longtemps, plus longtemps encore que la bande à Rachelle. Il a donc été le spectateur de mes faits et gestes allant même jusqu’à essayer -en vain- de me faire sortir de ce groupe. Je rejetais toute autorité à cette période. Et son aide, ou quoi que ce fût, m’apparaissait comme telle. Ma relation particulière avec lui n'avait pas échappé à la vigilance de notre jeune cheffe connue pour être possessive et cela avait suffi à faire germer le doute dans son esprit jaloux. Rachelle décida d’agir dès mes premiers signes de détachement : elle me laisserait partir si j'avais le courage de mettre le feu au gymnase de Pépé Wiu.
Eileen et Lauryne laissèrent échapper un hoquet de frayeur.
— J’ai refusé, bien sûr. Mais la vengeance de Rachelle vit le jour quand même.
Le regard de Samira se perdit dans les ténèbres derrière elles, contemplant des souvenirs douloureux.
— Quand j’ai compris le plan de Rachelle, il était déjà trop tard. Les flammes avaient déjà ravagé le bâtiment d’accueil. Fort heureusement, elle avait agi de nuit. Aucun élève et parent ont été pris dans l’incendie. Sa voix se brisa au moment d’ajouter : “Mis à part Pépé Wiu.”
Lauryne imagina la scène tragique. Samira n’avait pas besoin de poursuivre pour savoir qu’elle avait volé à son secours. Elle la visualisait comme si elle y était, à sauter dans l’enfer des décombres à la recherche du seul adulte qu’elle n'ait jamais respecté. Un point restait à résoudre néanmoins. À quel moment, Yashun avait-il vu l’habilité de Samira ?
— Ce fut la deuxième fois que mon aptitude se manifesta, cette nuit-là. répondit Samira comme si elle lisait dans ses pensées.
Des larmes roulaient à nouveau sur ses joues. “J’avais pu retrouver Pépé Wiu qui s’était évanoui. Je le portais tant bien que mal ; la sortie était à portée de vue ; quand une poutre en acier fondit brusquement sur nous. La seconde suivante, sans explications rationnelles, la poutre en question s’était retrouvée projeter à l’extérieur des décombres. Avant même de comprendre ce qu’il venait de se passer, Yashun s'était soudainement matérialisé dans mon champ de vision et, ...je n'oublierai jamais le regard qu'il m’a donné cette nuit-là… C'était un peu comme si… Je lui inspirais de la peur.
Samira marqua une pause ; ses yeux embués, mais qui ne coulaient plus, fixaient un point invisible, comme absorbée par son passé. Plus tard, la voix douce d'Eileen la fit tressaillir, l'extirpant de sa transe.
— Ainsi, il le savait mais il ne t'a jamais rien dit... Peut-être avait-il ses raisons ?
Samira n'ajouta rien mais les traits de son visage cachaient mal sa rancune. Puis, discrètement, Eileen jeta un regard lourd de sens à Lauryne. Apparemment c'était à son tour de dire quelque chose. Lauryne se racla la gorge, mal à l'aise :
— C'est pour ça que t'es allée en prison ?
Elle regretta ses paroles avant même de finir sa phrase. Désormais, Samira et Eileen la dévisageaient les yeux ronds.
— Quoi ?! Aboya la première. Eileen se contenta de lâcher un bref soupir.
— Je... c'est ce qu'on m'a dit ce matin ! S'empressa de préciser Lauryne d'une voix désespérée. C'étaient une des raisons pour lesquelles je devais me méfier de toi.
Lauryne vit Samira cligner des yeux plusieurs fois de suite comme pour l'aider à mieux comprendre ce qu'elle venait d'entendre. Finalement, elle soupira elle aussi, l'air sincèrement épuisé.
— Je me suis simplement rendue au commissariat en tant que témoin. Lâcha-t-elle. À son réveil, Pépé Wiu m'avait défendu bec et ongles auprès des gendarmes pour pas qu'ils m'embarquent avec les menottes.
La honte s’insinuant dans sa respiration, Lauryne garda la bouche close. Samira jeta un regard amer au-delà de son épaule vers le groupe se trouvant toujours à l’intérieur du gymnase.
— Mais d’où viennent-ils exactement ?
Elle avait marmonné comme si elle réfléchissait à voix haute.
— Ils ont mentionné un royaume sans préciser son nom. fit Eileen d’un air songeur.
— Ils ne se foutraient pas de notre gueule, plutôt ? Râla Samira. “Ça n’existe même plus ces conneries.”
Lauryne ne put s'empêcher de reprendre la parole.
— À vrai dire, les monarchies actuelles sont bien plus nombreuses qu'on ne le pense. Et pas qu'en Europe. L'Asie, par exemple, recèle de rois, sultans et même d'un empereur.
Alors que les yeux de Samira la fixaient avec agacement, ceux d’Eileen se mirent à briller étrangement sous le clair de lune. “Ça me paraît bien plus éloigné.”
— Parce que tu nous as vu partir ? S'étonna Samira d’un ton qui parut un peu trop nonchalant au goût de Lauryne. Elle observait leur échange d’un air interdit.
— Pas exactement. répondit Eileen. C'est juste que ces quatre-là dégagent une aura particulière, comme un parfum inédit. Presque inhumain.
Lauryne vit Samira se renfermer aussitôt à l'hypothèse que Yashun faisant réellement partie de leur groupe.
C'était beaucoup d’informations a digéré pour une seule et même journée. Entre l’identité de Yashun, celle de son fantôme de père et cette menace de mort qui leur tombaient sur la tête, rien n'allait. Et bien sûr, personne pour leur venir en aide. Les autorités de l'île leur riraient au nez avec leurs histoires à dormir debout. Lauryne se laissa tomber dans une position accroupie, la tête dans les genoux. Dire qu'elle était épuisée était un euphémisme. Elle se sentait au pied du mur, si elle avait ressenti de l’anxiété auparavant ce n'était absolument rien comparé à cet instant précis. Elle voulait rentrer chez elle, mais elle ne savait pas où. Et sa gorge qui lui faisait un mal de chien.
— Je ne nous vois pas mourir.
Eileen venait de parler d'une voix étrangement calme, peu perturbée comme à son habitude par les circonstances. Ce fut son tour d'être fixée par deux paires d'yeux choquées. Eileen se contenta de hausser les épaules. “Pas dans un futur proche, en tout cas.”
Comment cette fille pouvait sortir des trucs pareils sur un ton aussi indifférent !
La voix tendue de Samira vint la sortir de son mélodrame intérieur.
— Donc on part avec eux ou on reste ?
— Je ne nous vois pas mourir. Répéta simplement Eileen.
Lauryne releva la tête et aperçut, à la lumière du lampadaire, le contour des visages des deux amies tournées l'un vers l'autre dans une conversation silencieuse. Les larmes de Samira semblaient avoir lavé son visage de toute émotion lui rendant maintenant son expression méfiante habituelle. Les sourcils froncés, la rousse était perdue dans une grande réflexion.
— On peut faire mine de les suivre. Dit-elle soudain. Si on reste ensemble, nous avons une chance de les faire faux bond.
Alors qu'Eileen semblait acquiescer, Lauryne sentit son estomac se nouer.
— Attendez ! Vous êtes sérieusement en train d'envisager de suivre ces fous furieux ?!
Face au mutisme des deux autres, elle se remit prestement debout.
— Je vous rappelle qu'il n'y a même pas une heure, l'un d'entre eux a failli me tuer !
— Il n'a pas réussi parce que j'étais là. Lui dit Samira.
— Mais j'ai ma mère, moi, bon sang ! Je ne peux pas la laisser comme ça !
— J'ai ma famille aussi, Lauryne. Lui reprocha Eileen. Et Samira est certainement en train de penser à Pépé Wiu.
— Il n'est pas question de partir pour longtemps. Insista Samira.
Elle s'approcha de Lauryne les mains levés dans un signe d'apaisement. “Tu dois nous faire confiance.”
La pauvre Lauryne ne trouva rien à répondre.