Chapitre 10 : Énigme par énigme

Un impertinent rayon de soleil tira Caraghon du profond sommeil dans lequel il était plongé. Entrouvrant lentement les paupières, la première chose qu’il aperçut fut le contour d’un corps dénudé étendu près de lui, souligné par les premières lueurs du matin. Les rideaux de la fenêtre étaient grands ouverts sur un ciel limpide comme il n’y en avait pas eu depuis plusieurs jours.

Un frisson le saisit quand un souffle de vent courut sur sa peau, brisant l’agréable langueur qui engourdissait chacun de ses membres. Tâtonnant le matelas d’une main molle, il ne parvint pas à trouver la couverture pour la rabattre sur son corps exposé à la fraîcheur matinale. En revanche, il frôla sans le vouloir l’épaule d’Askaos, le réveillant au passage.

Roulant sur le flanc pour lui faire face, celui-ci lui adressa un sourire encore empreint de sommeil. Caraghon y répondit presque malgré lui, son regard appréciant la vue qui lui était offerte, sans aucun drap pour la voiler. Dans leurs ébats, ils les avaient rejetés sur la descente de lit, et s’étaient endormis ainsi, nus sur leur couche, encore nimbés par la nuit et la chaleur de la cheminée ; mais à Eäran, les matins étaient autrement moins doux qu’à Makeos.

— Voilà une autre raison pour laquelle je ne vivrais jamais en Eälagon, souffla-t-il alors que le vent insistant hérissait sa peau de frissons. Trop froid.

— Tu veux peut-être que je te réchauffe ? le taquina Askaos en se redressant sur un coude pour se pencher vers lui.

Leurs lèvres se frôlèrent sans s’attarder, dans un simulacre de baiser que Caraghon accepta avec mollesse.

— Je t’ai épuisé à ce point ? chuchota son compagnon en riant doucement. Je t’ai connu plus endurant.

Caraghon lui adressa une moue désabusée avant de le repousser pour s’asseoir. Quand il s’étira, de discrets tiraillements se firent sentir au bas de son dos.

— C’est toi qui étais affamé comme un fauve, à croire que tu n’avais rien eu à te mettre sous la dent depuis des lunes, protesta-t-il sans pourtant s’empêcher de sourire à nouveau.

— Et tu ne t’en plaignais pas, laisse-moi te le rappeler…

Joueur, Askaos l’empoigna par le bras pour le renverser sur la couche.

— Mon valet risque d’arriver d’une minute à l’autre, grogna Caraghon en se débattant sans conviction. Laisse-moi au moins me rhabiller.

Son compagnon le libéra sans insister, et le jeune homme le remercia silencieusement. Outre la température, la nudité de son corps lui conférait toujours une sensation de vulnérabilité qu’il ne tolérait plus une fois les feux de la passion éteinte, et Askaos le connaissait assez pour le savoir.

Ramassant les vêtements traînant par terre là où il les avait abandonnés la veille, il s’empressa de les endosser et ne se retourna qu’une fois protégé par ses chausses et sa chemise. Askaos, lui, paressait toujours dans le lit sans se soucier de s’exposer à ses regards. En cela comme en bien d’autres points, ils étaient différents. Etendu sur le flanc, un bras replié sous la tête, il le contemplait entre ses paupières mi-closes avec le rictus d’un félin repu.

— Le lieutenant m’a dit que tu étais à cran depuis que nous étions arrivés, dit-il doucement.

Il ne posa aucune question, mais Caraghon savait qu’il l’invitait à parler, s’il le souhaitait. Il hésitait encore quand la porte de la chambre s’ouvrit.

Les joues d’Axat devinrent cramoisies quand son regard découvrit la scène. Terriblement embarrassé, Caraghon chercha quelque chose à dire, alors qu’Askaos ne semblait pas s’émouvoir de sa situation. Le jeune valet figé sur le pas de la porte baissa vivement les yeux, comme si ses chaussures étaient soudainement devenues l’objet d’un intérêt profond, et balbutia d’une voix sourde :

— J-je venais … messire… il… un billet qui vous est adressé…

— Donnez-le et sortez, répondit précipitamment Caraghon.

L’adolescent jeta un morceau de parchemin sur le guéridon près de la porte et s’empressa de disparaître, rouge comme une pivoine.

A peine la porte se fut-t-elle refermée qu’Askaos éclata de rire en se redressant. Caraghon le gratifia d’un regard meurtrier avant d’aller chercher le fameux billet. Rédigé d’une écriture déliée, très soignée, qu’il ne reconnut pas, il disait ceci :

Je n’ai pas jugé correct de me présenter chez vous de si bonne heure, aussi je fais transmettre ceci par l’intermédiaire de mon valet de chambre. Si vos obligations vous le permettent, accepteriez-vous de passer un moment en ma compagnie ce matin ?

Je vous attendrai dans mes appartements ; venez ou non, selon vos disponibilités et votre désir.

Tyeltaran

Il est encore heureux qu’il ne se soit pas déplacé lui-même jusqu’ici, songea Caraghon en imaginant la scène si le prince avait fait irruption à la place d’Axat.

— Qu’est-ce que c’est pour que tu rougisses si fort ? voulut savoir Askaos.

Seulement vêtu d’un pantalon, il s’approcha pour lire le billet par-dessus son épaule ; Caraghon le plaqua vivement contre sa poitrine pour le cacher à ses yeux, provoquant le rire de son ami.

— Eh bien, garde tes secrets ! Tes charmes ont-ils déjà fait succomber quelque personne pour que tu reçoives des messages ?

Caraghon secoua négativement la tête, mais dans le même temps, d’une manière inopinée réapparaissait dans son esprit le torse nu de Tyeltaran sous le soleil.

— Je vais te laisser, dans ce cas, souffla Askaos en déposant un baiser au creux de sa nuque. Je ne veux pas provoquer la jalousie de qui que ce soit…

— Tu es bête, répartit pauvrement Caraghon en se dégageant de nouveau, mais il souriait en le disant, malgré lui.

Askaos le considéra un instant, l’air appréciateur.

— Je te préfère comme ça. On dirait que tu avais besoin de cette nuit.

Il s’esquiva après s’être rhabillé, et Caraghon se laissa aller à soupirer quand il eut silencieusement refermé la porte derrière lui. Il s’assit au bord du lit, le billet froissé entre ses mains. Son corps fourmillait encore d’une agréable chaleur au souvenir de la nuit passée. Il devait admettre qu’Askaos avait eu raison ; c’était ce dont il avait besoin.

La relation qu’ils entretenaient était une chose courante en Dejclencie, d’autant plus dans les ordres militaires où les soldats étaient tenus au célibat. Ces nuits qu’ils partageaient n’étaient que l’assouvissement d’un désir partagé, sans attentes, sans promesses, sans contraintes. Caraghon savait que son ami allait régulièrement butiner ailleurs, et n’en était pas jaloux. Lui, en revanche, avait du mal à se sentir en confiance avec qui que ce soit d’autre. Et ces étreintes périodiques jalonnant leur longue amitié lui suffisaient… ou du moins, c’était ce qu’il tentait de leur faire croire à tous les deux, et il savait qu’Askaos se faisait du souci à cause de cela.

Peu après le départ de son ami, la porte de la chambre se rouvrit. Axat semblait s’être remis de ses émotions, bien que son regard fût fuyant tandis qu’il se risquait à entrer. Sans rien dire, il ramassa les draps répandus au sol et entreprit de les plier sous son bras. Caraghon se leva, un peu gêné, et se promit intérieurement de négocier avec Askaos pour que d’éventuelles récidives se passent dans sa chambre à lui.

— Vous avez lu le billet ? demanda son valet sans le regarder.

Pensif, Caraghon baissa le regard vers le parchemin plié dans sa paume, et l’écriture nette de Tyeltaran qui le couvrait de courbes d’encre. L’invitation qui lui était faite.

L’attitude du prince la veille lui revint en mémoire. Son retard alors que c’était lui-même qui l’avait fait venir, son insistance pour qu’ils se battent, puis la façon dont il était parti en coup de vent sans explications. Ses accès d’enthousiasme enfantins succédés par d’imprévisibles moments de distance, sans jamais aucun signe annonciateur. Tout cela, il l’avait ruminé tout le reste de la journée sans parvenir à rien comprendre, morose jusqu’à ce qu’Askaos le retrouve pour lui ouvrir les bras.

A présent, il y repensait sans colère, presque sereinement, enfin détaché de l’irritation constante qui ternissait son humeur ces derniers jours. Il appréhenda avec calme ce nouveau rendez-vous que Tyeltaran lui proposait librement, et décida de lui laisser une nouvelle chance. A vrai dire, il ressentait à l’égard du prince une vive curiosité, malgré tout le mépris que lui inspirait son attitude.

— Axat ? Est-ce que vous pourriez me mener aux appartements du prince Tyeltaran ?

Il venait très pragmatiquement de réaliser qu’il ignorait tout à fait le chemin pour se rendre à destination. Son valet, occupé à arranger le lit, s’interrompit et tourna vers lui de grands yeux écarquillés, comme s’il faisait face à une extraordinaire demande.

— Ce n’est pas si loin, messire, je peux vous dire…

— Je préfère que vous me guidiez, insista doucement le jeune homme. Il serait idiot que je me perde, et j’en serais bien capable. A moins que vous ne sachiez pas plus que moi où…

— Si, si, je le sais, le coupa Axat.

Il tapota précipitamment l’oreiller qu’il arrangeait et se redressa, invitant Caraghon à le suivre. Celui-ci nota l’étrange raideur de l’attitude de l’adolescent tandis qu’ils traversaient les enfilades de couloirs menant à l’aile des quartiers royaux. Les princes disposaient d’appartements séparés mais néanmoins adjacents, dont Caraghon tâcha au mieux de repérer l’emplacement.

— C’est juste là, indiqua Axat en désignant le bout du couloir d’un mouvement de menton. Avez-vous encore besoin de mes services, messire ?

Caraghon lui donna congé et se présenta seul devant les vastes portes sculptées d’une immense tête de cerf, dont les bois palmés ornaient les deux battants. Quand il frappa, un jeune valet lui ouvrit et l’introduisit sans un mot dans l’antichambre.

L’opulence de la décoration lui sauta aux yeux comme une lumière trop forte, et lui déplut immédiatement. Il se sentait presque coupable de fouler de ses bottes les épais tapis richement brodés jetés au sol quand il s’avança de quelques pas. C’était bien le genre de lieu où il imaginait Tyeltaran vivre et paresser, songea-t-il avec ironie.

— Mon prince, le seigneur Caraghon est là, annonça le valet en eälagan, et il fut ravi de le comprendre sans difficulté.

Cet accès de fierté retomba aussitôt que la silhouette de Tyeltaran se profila dans l’embrasure, ses vêtures en parfaite harmonie avec ses appartements. Caraghon s’étonna un peu de le voir apparaître si vite, ayant supposé qu’il lui faudrait patienter selon son bon plaisir, au vu de la manifeste habitude du prince de se faire désirer où qu’il aille.

Exécutant une révérence protocolaire, le jeune soldat ne reçut en retour qu’une brève inclinaison de tête empreinte d’indifférence. Le regard du prince glissa sur lui comme s’il ne représentait rien de digne de son intérêt. C’était presque comme s’il était entré dans la même pièce que lui par hasard.

D’une voix sèche, il adressa quelques mots en eälagan au valet, probablement un ordre, et celui-ci s’inclina avant de quitter silencieusement la pièce. Le prince demeura un instant immobile, les mains croisées dans le dos, avant de tourner la tête vers Caraghon. La glace de son regard fondit, et un sourire chaleureux trouva sa place sur ses lèvres.

— En toute sincérité, je n’osais pas espérer que vous viendriez.

— Ai-je une seule fois dérogé aux invitations que vous m’avez faites, mon prince ?

Caraghon réalisa en le prononçant que c’était la première fois qu’il l’appelait par son titre, et cela sembla les surprendre tous les deux.

— Il est vrai que vous m’avez toujours fait honneur, admit Tyeltaran en inclinant la tête, et de cela je dois vous remercier.

Puis d’un geste de main, il invita Caraghon à prendre place avec lui autour d’une table circulaire, où trônaient un pichet de vin ainsi que deux coupes.

— Dois-je vous en proposer ? demanda Tyeltaran d’un air goguenard. Il s’agit de la même cuvée que celui que vous avez goûté lors de notre partie de chasse.

— Vous buvez si tôt le matin ? s’étonna Caraghon.

Tyeltaran partit d’un rire léger.

— Peu importe l’heure, un bon vin se savoure n’importe quand.

Cependant, il laissa là le pichet sans insister, et s’assit face à son invité.

Il se tenait avec la nonchalance qui lui était coutumière, mais Caraghon nota une certaine raideur dans la posture de son corps, comme s’il se tenait prêt à se lever rapidement. Sa main gauche était posée à plat sur la table comme pour y prendre appui. Une poignée de secondes s’écoula, longue comme autant d’éternités, et le silence avait quelque chose de pesant. Le menton appuyé contre son poing, Tyeltaran paraissait plongé dans ses pensées.

— Je tenais à m’excuser, déclara-t-il soudain en se redressant légèrement. J’imagine que ma conduite d’hier a dû vous paraître… étrange.

— Il n’y a rien dans votre conduite qui ne me paraît pas étrange, répondit Caraghon sans réfléchir.

Il ignorait pourquoi, il se sentait d’humeur franche ; et les yeux écarquillés comme des soucoupes du prince étaient comme un encouragement à poursuivre.

— J’aimerais que vous m’expliquiez clairement ce que vous me voulez, continua-t-il avant de perdre le courage d’exprimer le fond de sa pensée. Je ne compte pas me laisser manipuler comme une balle que l’on prend et que l’on jette. C’est déjà la seconde fois que vous agissez de manière inexplicable et que vous vous excusez par la suite. Mais je ne veux pas de vos excuses ; je veux comprendre. De tous les côtés on vous traite d’excentrique, d’incapable, d’ivrogne ou que sais-je, or je ne me suis jamais arrêté aux aprioris et aux rumeurs pour juger quelqu’un. Je n’ai pas la prétention de bien vous connaître et j’ignore si je pourrais un jour m’en vanter, mais le fait est que je n’arrive pas à me faire une opinion de vous ; et pour être tout à fait franc vous me mettez mal à l’aise, depuis la première fois que vous m’avez adressé la parole. Alors répondez à ma question : que voulez-vous, Tyeltaran ?

Le nom du prince tomba comme la dernière pierre d’un éboulement, et laissa le silence s’installer derrière lui. De l’autre côté de la table, Caraghon voyait un jeune homme étincelant comme une statue de marbre parée d’étoffe précieuse, raidi sur sa chaise, ses deux immenses yeux de saphirs rivés sur lui. Il semblait sous le choc, comme s’il venait d’être frappé en plein visage, mais Caraghon ne se sentait pas comme un agresseur. Ils n’étaient plus prince et soldat, mais deux jeunes gens assis face à face, à la même hauteur, sur un pied d’égalité qui leur avait jusque-là cruellement manqué.

— Vous êtes réellement surprenant, souffla Tyeltaran au bout d’un long moment.

Un rictus incertain errait sur ses lèvres, comme un fantôme d’émotion sur son visage figé. Caraghon attendit qu’il poursuive. Et quand il le fit, sa voix était lente, monotone, et son regard absent comme s’il s’adressait à lui-même.

— Tout d’abord, ne croyez pas que j’ignore la réputation que je traîne. Même ceux qui s’attachent à mes pas comme une meute de chiens persiflent dans mon dos dès qu’ils pensent que je n’y prête pas attention. Mais qu’y puis-je, puisque ce qu’on dit est vrai ?  Il est exact que mon goût prononcé pour le luxe, les festivités et les chasses déplaît, car ces fantaisies m’éloignent du rôle qui m’échoit, un rôle que je n’ai jamais pris au sérieux… Et comme vous pouvez le constater, ricana-t-il en portant sa coupe à ses lèvres, ma notoriété d’ivrogne n’est pas volée. Ajoutez à cela bien d’autres vertus que l’on m’attribue ; superficiel, capricieux, impulsif, discourtois, égocentrique, et j’en passe… Mais tout cela, personne n’a jamais eu le courage de me le dire en face. Je baigne dans l’hypocrisie depuis des années. La seule à me parler sans détour est Kanska. Elle m’est précieuse comme une sœur, et je crois qu’elle me le rend bien ; peut-être a-t-elle, en grattant la couche de crasse, trouvé quelques qualités en moi ?

Un rire sombre gronda au fond de sa gorge.

— Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout ça, soupira-t-il.

Caraghon ne répondit rien, mais le prince leva les yeux vers lui comme si, cette fois, il attendait une réponse.

— Un peu, oui, admit doucement le jeune soldat.

Tyeltaran se racla la gorge, et l’espace d’un instant il eut l’air d’un enfant intimidé de prendre la parole devant un inconnu.

— C’est Kanska qui m’a suggéré de vous parler. Ou pour être exact, elle m’a ordonné de vous voir et de m’expliquer. Et je vois qu’elle a eu raison. Jusqu’à… jusqu’à ce que vous vous exprimiez si franchement, je n’avais pas réalisé à quel point j’ai pu vous paraître étrange et détestable.

— Il est vrai que j’ai bien failli vous haïr, répondit très honnêtement Caraghon. Et si vous vous souciez un tant soit peu de l’opinion que l’on peut avoir de vous, je vous en supplie, saisissez votre chance.

— Je ne m’en soucie pas, dit doucement Tyeltaran, mais je peux faire une exception pour vous.

Il se rejeta contre le dossier de son siège, levant les yeux au plafond comme pour mieux se concentrer.

— J’ai toujours eu du mal à exprimer mes pensées et mes sentiments par des mots. Pour cela, certains me jugent trop direct, trop acerbe, ou au contraire trop évasif. Je vais tâcher d’être aussi clair que possible. Vous… vous m’avez intrigué dès que je vous ai vu, le jour de votre arrivée, dans la salle du trône. La façon dont je vous ai par la suite abordé au banquet n’était pas la plus délicate, je le reconnais, mais j’ignorais comment m’y prendre. Vous allez juger ce que je vais vous dire mesquin, Caraghon, mais j’ai rarement eu du mal à obtenir ce que je désire ; et vous, vous ressembliez à un animal sauvage qui ne me laissait pas vous approcher. Cela m’a séduit malgré moi.

Il marqua une pause et le regarda. Caraghon baissa le nez, le visage brûlant.

— Mais… quand vous m’avez dit que je ressemblais à une femme ? demanda-t-il du bout des lèvres, décidé à enfin avoir le fin mot de cette histoire.

— C’était très maladroit, admit Tyeltaran. Mais je ne cherchais pas à vous insulter, comme vous l’avez cru ; en me renseignant sur les mœurs de votre pays je comprends cependant mieux pourquoi vous l’avez mal interprété. Le fait est que j’ai toujours trouvé un charme aux hommes efféminés. Et avant vous, je n’avais jamais rencontré personne du peuple de ma mère.

Il sourit, presque tristement.

— Ici, en Eälagon, les hommes épris d’autres hommes sont très mal considérés. Ma réputation d’excentricité vient en grande partie du fait que je n’ai jamais cherché à cacher cette partie de moi. Certains disent que c’est la déviance du sang des dejclans qui m’a corrompu.

— Pardon ?

Un rictus incrédule frémit sur les lèvres de Caraghon. Si l’Eälagon en avait à remontrer à son pays en matière d’égalité des sexes, c’était visiblement une autre paire de manche quant à la tolérance de la vie intime. La fondamentale liberté des mœurs conjugaux était si profondément ancrée dans la culture dejclane qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’on puisse juger anormal pour un homme de désirer un autre homme. Que quelqu’un puisse même considérer cela comme une déviance, voilà quelque chose qu’il ne s’attendait pas à découvrir en posant le pied sur le sol eälagonien.

— Vous autres Dejclans êtes la cible d’un mépris féroce à cause de cela, sachez-le, laissa tomber Tyeltaran en faisant mine de s’inspecter les ongles avec indifférence. Et moi avec.

Ils restèrent un instant silencieux.

— Kanska m’a surpris lorsqu’elle nous a appelé elme carae, reprit finalement le prince. C’est en général ainsi que l’on désigne deux amants. J’aurais dû me douter qu’elle me percerait bien vite à jour, pourtant. Je reconnais avoir très mal réagi, et je ne peux pas totalement expliquer ce qui m’a poussé à fuir comme je l’ai fait. J’ai eu peur, je crois. Et j’étais, au fond, encore en colère de ce que j’avais vu la veille…

Caraghon haussa un sourcil.

— Qu’aviez-vous vu ?

— Dans la salle d’arme. Il n’y a pas que le duel que j’avais observé de loin. Votre proximité avec cet homme, que je suis venu interrompre. J’ai senti le reproche dans votre regard, d’ailleurs, mais je n’ai pas pu m’empêcher. Je m’excuse une nouvelle fois, pour cela et pour le reste.

Il baissa les yeux en se mordillant la lèvre, avant de secouer la tête.

— Je n’ai pas l’intention de me montrer plus insistant à ce sujet, rassurez-vous. Maintenant que les choses sont claires, j’aimerais simplement apprendre à mieux vous connaître. Votre franchise me plaît, et j’en ai cruellement besoin, vous savez.

Le regard qu’il posa sur Caraghon était empli d’une grande douceur. Saisi, le jeune soldat ne sut que répondre. Les yeux rivés sur ses mains croisées, il tâchait d’assimiler tout ce que le prince lui avait dévoilé en peu de temps. Bien qu’encore beaucoup de choses lui échappent encore, il lui semblait entrevoir sous un nouvel jour chaque instant passé en sa présence.

Et il était curieux. Lui aussi souhaitait du fond du cœur apprendre à mieux connaître Tyeltaran, à le déchiffrer, énigme par énigme, pour parvenir à lire en lui comme le faisait Kanska.

Alors quand Tyeltaran lui tendit la main, il la serra avec fermeté.