Chapitre 11 : Le tàilgo

Caraghon ne s’était jamais ennuyé aux réunions des ambassadeurs au point de perdre le fil de la conversation. Ce jour-là cependant, au fur et à mesure que la matinée s’égrenait, son attention s’effilochait comme une tapisserie mal cousue. Il était encore heureux qu’on ne pense presque jamais à solliciter son avis sur quoi que ce fût, sans quoi…

— Et vous, hîl Caraghon ? Qu’en pensez-vous ?

Surpris d’entendre son nom, il détourna vivement les yeux de la fenêtre par laquelle il suivait la course des nuages. C’était le prince Alàtar qui l’avait interpellé.

— Qu’en pensez-vous ? répéta ce-dernier en croisant les jambes avec décontraction. Vous n’avez rien dit depuis le début de l’entrevue…

De quoi diable pouvaient-ils bien parler ? Caraghon croisa le regard narquois de Lancasia, assis face à lui, puis de Laeïos qui se contenta de hausser les sourcils, et comprit qu’il n’obtiendrait aucune aide de leur part.

— Pardonnez-moi, balbutia-t-il rapidement en se tournant vers le prince. Je…

Celui-ci balaya ses excuses d’un geste de main qui lui fit malgré lui penser à Tyeltaran.

— Je reconnais que vous n’êtes guère bavard d’habitude, observa Alàtar en penchant légèrement la tête de côté, comme s’il faisait face à quelque chose de très intriguant. Mais vous semblez particulièrement distrait, aujourd’hui.

Il laissa filer quelques secondes, comme pour donner à Caraghon une opportunité de s’expliquer, mais le jeune soldat préféra garder le silence. Le regard du prince cadet, sombre et brûlant, était rivé dans le sien avec une fixité troublante. C’était lui qui, ce jour-là, présidait l’entrevue privée avec les émissaires, son père ne pouvant y assister pour une raison que Caraghon n’avait pas écoutée.

— Peut-être avez-vous une obligation qui vous appelle ailleurs ? reprit Alàtar d’un air compréhensif. Il me semble tout à fait naturel qu’un homme comme vous ne fasse pas sa priorité de conversations comme les nôtres.

— A vrai dire, finit par avouer Caraghon, une invitation à déjeuner m’a été faite, et avec votre permission…

— Ce n’est pas à moi qu’il vous faut vous référer pour ces choses-là, l’interrompit doucement Alàtar en adressant un regard en coin à Lancasia.

L’arhîl afficha aussitôt un large sourire plein de compréhension :

— Nous vous libérerons aussitôt qu’il vous plaira, Caraghon. Mais je vous en prie, ma curiosité me presse de vous demander qui vous a fait cette invitation ?

Le regard du jeune homme alla de l’arhîl au prince, s’arrêtant brièvement sur Laeïos qui n’avait rien dit, mais dont le sourire en coin était éloquent ; tous les trois semblaient piqués d’un vif intérêt, et cela lui donna envie de se désespérer sur la tendance aux commérages qui semblait frapper impitoyablement son entourage depuis quelques temps.

— Le prince Tyeltaran, lâcha-t-il presque à contrecœur.

— Oh, voilà qui est surprenant, fit Alàtar, avec une expression plus désolée que surprise. Quoique j’ai entendu qu’il vous avait déjà convié à une sortie de chasse il y a quelques jours, est-ce exact ?

Caraghon acquiesça silencieusement avant de se lever.

— En parlant de chasse, lança alors le prince cadet, prévenez donc Tyeltaran qu’il se tiendra dans dix jours une grande courre en l’honneur du renouveau de l’amitié entre nos deux royaumes. Je suis certain que cela l’intéressera.

— Je lui transmettrai, assura Caraghon en souriant discrètement.

Là-dessus, estimant n’avoir plus rien à faire ici, il salua militairement et prit songé. Les portes des appartements royaux se refermèrent sur les exclamations enthousiastes de Lancasia qui ne contenait pas sa hâte d’être dans dix jours.

Le chemin des quartiers du roi à ceux du prince aîné était court, mais en parcourant les couloirs aux voûtes de pierre silencieuses, Caraghon le trouva excessivement long. Il avait la sensation que son cœur battait plus fort dans sa poitrine, l’obligeant à prendre quelques profondes inspirations pour apaise le trouble qui l’envahissait. Il s’agissait de sa première entrevue avec Tyeltaran depuis leur franche confrontation, deux jours auparavant, et il se sentait nerveux comme s’il s’apprêtait à rencontrer un inconnu.

Parvenu sans encombre devant les portes gravées de la tête de cerf, Caraghon fut pris d’une ultime hésitation, comme si une part de son esprit se campait sur place en refusant d’avancer davantage. Il se força presque à lever le poing et frapper au battant ; un instant plus tard, le même jeune valet que la dernière fois lui ouvrit et l’introduisit.

Tyeltaran se trouvait déjà dans l’antichambre, adossé à l’une des colonnes soutenant le plafond. Ce jour-là, son corps était intégralement drapé d’étoffes d’argent bordées de fourrure blanche, offrant un contraste étonnant avec les dorures qui l’entouraient. Il se redressa à l’entrée de Caraghon, avec une nonchalance étudiée, le regard légèrement de biais, mais celui-ci ne fut pas dupe. Une étrange chaleur lui monta au cœur en se rendant compte qu’il était attendu.

— Vous ne me faites pas languir aujourd’hui, mon prince ? s’étonna-t-il sans même feindre.

— Je ne peux tout de même pas faire mine d’être en retard dans mes propres appartements, sourit Tyeltaran. Mais je vous prie, ne m’appelez pas « mon prince ». Vous ne l’avez jamais fait.

— Alors comment dois-je vous appeler ?

— J’ai un nom, c’est peut-être pour qu’on l’emploie.

Caraghon cilla en se rendant compte de quelle barrière il venait d’abattre entre eux par ces quelques mots. Et l’appréhension qui l’habitait encore s’évanouit d’elle-même.

— Très bien, Tyeltaran, prononça-t-il en inclinant la tête.

— Voilà qui est parfait. Ah ! je meurs de faim, s’exclama le prince avec un nouvel enjouement. Et ne songez même pas à faire une remarque sur l’appétit des Eälagoniens, j’ai bien compris votre position là-dessus, ajouta-t-il vivement, en gratifiant Caraghon d’un clin d’œil.

— Je n’en avais absolument pas l’intention…

— C’est cela ! Venez par ici, on nous apportera le déjeuner.

Sur un geste de main du prince, ils s’installèrent autour de la table circulaire, face à face. A l’instant où ils s’assirent, comme appelés par une quelconque magie, deux valets surgirent en portant des plateaux abondamment chargés. Caraghon dut se mordre la langue pour ne pas laisser échapper le commentaire qui lui brûlait les lèvres ; et, de l’autre côté de la table, Tyeltaran semblait grandement s’amuser de ses efforts.

Les deux valets disparurent sur un rapide salut, les laissant seuls avec leurs repas. Bien évidemment, une carafe de vin trônait entre eux, et le prince se fit un devoir de leur en servir une coupe chacun. Leurs mains se frôlèrent accidentellement quand il en tendit une à Caraghon.

— Je ne m’attendais pas, finit par dire celui-ci tandis qu’ils trinquaient, à ce que les repas chez vous se déroulent… si simplement.

— Alors à quoi vous attendiez-vous ? A ce que les plats soient apportés en quatre services au son des trompettes, avec goûteurs, ménestrels et danseuses ? répondit le prince avec un haussement d’épaule. J’aime le faste, il est vrai, en société tout du moins. Seul, vous constaterez que je suis d’un genre bien différent.

J’ai déjà pu le constater, songea Caraghon en se lançant à l’assaut du contenu de son plateau, dont les appétissantes odeurs le provoquaient éhontément. Il allait finir par prendre goût à manger autant et aussi souvent, s’ils s’attardaient trop longtemps par ici, et s’il y avait quelque chose qu’il redoutait presque autant que de décevoir Laeïos, c’était de grossir.

— Oh, mais j’oubliais, lança-t-il soudain après un moment de silence. Votre frère m’a demandé de vous parler de la chasse à courre qui se tiendra bientôt.

Il s’attendait à voir le prince rayonner de joie à cette nouvelle, mais au contraire, le visage de Tyeltaran se rembrunit.

— Mon frère ?

Était-ce tout ce qu’il avait retenu de son annonce ?

— Quand l’avez-vous vu ? insista sèchement le prince aîné.

— A l’instant, expliqua Caraghon en dissimulant sa surprise. Vous savez, les réunions de l’ambassade auprès…

— Oui, oui, il me parle bien assez de ces réunions de comploteurs, le coupa Tyeltaran en se rejetant au fond de son siège d’un air soudain las. Il cherche à me faire savoir que lui, au moins, seconde fidèlement notre père dans sa tâche de diplomate.

Croisant le regard de Caraghon, il dut saisir le trouble qui l’agitait ; après avoir soupiré, il secoua la tête :

— Ne vous méprenez pas, j’adore Alàtar… Mais son sens du devoir s’accorde mal avec sa tendance moralisatrice. Il me répète un peu trop souvent que c’est lui et lui seul qui est obligé de supporter à ma place toutes les responsabilités qui m’incombent… enfin, cela, vous devez le savoir, et le penser aussi, n’est-ce pas ?

Tyeltaran lui jeta un regard en coin avant de reprendre d’une voix plus forte :

— Quoi qu’il en soit, j’ignorais donc que l’on organisait une chasse, et j’en suis tout à fait ravi. Et puis la courre ne nous interdira pas de prendre quelques faucons !

— Dans ce cas, il sera urgent de familiariser davantage les incarnats à notre présence, répondit Caraghon. Le délai dont nous disposons est extrêmement court…

— Nous y parviendrons, assura Tyeltaran avec une exaltation évidente. Je vous propose de nous y mettre dès demain. Nous pourrons toujours nous entraîner au jardin d’été ; cela nous évitera de devoir frayer avec l’animation de la cour ou de prévoir une nouvelle escapade en forêt.

Caraghon n’avait aucune raison, et pas plus l’envie de refuser ; cette perspective l’emplissait en vérité de l’enthousiasme communicatif du prince. Il le préférait ainsi que les yeux assombris d’inquiétude ou d’agacement. Tyeltaran semblait changer d’humeur comme de chemise, aussi il décida de profiter au mieux de ce moment d’ensoleillement, et surtout de le préserver.

Ils poursuivirent leur repas en conversant de ce sujet qui les mettait tous deux d’accord. Tyeltaran questionna longuement Caraghon à propos des parties de chasses qui s’organisaient en Dejclencie, et le jeune soldat se soumis à l’interrogatoire avec plaisir ; cela lui faisait du bien de parler de son pays natal, de le faire revivre dans sa mémoire malgré la distance. Il évoqua les immenses plaines de sable que le soleil faisait briller d’un éclat aveuglant, et que les sabots de leurs chevaux foulaient avec célérité en soulevant des nuages d’or sur leur passage. Il parla des étendues d’arbres qui peuplaient les bords des fleuves, leurs racines enfouies dans l’humidité souterraine et leurs branches élevées vers le ciel, à l’ombre desquels les senteurs forestières exhalaient avec une acuité unique. Les faucons incarnats préféraient chasser à découvert, planant parfois pendant des heures entières en guettant leur proie qui n’avait nulle part où se réfugier ; cependant ils savaient s’adapter aux forêts et débusquer eux-mêmes le gibier qui se terrait entre les arbres, s’associant parfois à plusieurs lorsqu’il s’agissait d’un grand animal.

— Pas de chiens ? demanda Tyeltaran, accoudé au bord de la table, les yeux grands ouverts.

— Jamais de chiens, répondit Caraghon avec un sourire orgueilleux. Si vous voulez tout savoir, mon père a jadis tenté l’expérience. Quand j’étais petit, il m’a montré le souvenir qu’il en avait gardé ; d’énormes cicatrices sur tout le bras due aux serres de son faucon qui est revenu en catastrophe vers lui après avoir tué le chien.

L’expression fascinée de Tyeltaran se teinta pure horreur.

— Vous plaisantez ?

— Pas du tout, certifia Caraghon, très sérieux. Ces rapaces sont redoutables, et plus que tout, ils ne sont pas partageurs. La relation qu’un incarnat entretient avec son maître est exclusive une fois qu’il a acquis sa confiance. Il ne répondra à aucun autre jusqu’à sa mort.

— Cela doit être extraordinaire, murmura Tyeltaran.

— Ça l’est, assura Caraghon. Vous le verrez probablement bientôt.

Le prince jouait distraitement avec son couteau, l’air pensif. Un sourire caressa ses lèvres.

— Il faudra éviter de raconter cette anecdote à Kanska, je crois.

— A ce sujet… risqua Caraghon en se rembrunissant. Je me suis hier fait une réflexion.

Tyeltaran lui adressa un haussement de sourcil.

— Je vous écoute.

— Si je puis me permettre, il n’était peut-être pas avisé de faire cadeau d’un incarnat à Kanska, si elle est destinée à reprendre le poste de veneur… déclara Caraghon d’une traite, avec un certain malaise.

Le prince sembla considérer la remarque, mais ne dit rien.

— Ces oiseaux sont des cadeaux de mon roi au vôtre, reprit Caraghon devant son absence de réaction. Aussi je ne crois pas qu’il soit approprié que j’accapare trop celui que vous m’avez confié lors de la chasse. Ce n’est pas à moi qu’il revient.

Une expression de profonde affliction prit possession des traits fins de Tyeltaran.

— Je vous en prie, vous n’allez pas m’abandonner vous aussi… Avec qui irais-je donc chasser ?

— Mais… souffla Caraghon, interloqué.

— Cessez de réfléchir, par pitié, s’exclama le prince en secouant la tête. Ces faucons sont des cadeaux faits à la couronne d’Eälagon ; en tant que prince héritier, je vous en ai offert un. Avec l’accord de Kanska, le troisième incarnat ira à mon père, mais celui-ci demeure le vôtre. Me suis-je bien fait comprendre ?

Les derniers mots avaient été martelés d’une voix autoritaire qui surprit Caraghon, et sans réfléchir, il acquiesça. Un nouveau sourire trouva sa place sur les lèvres du prince.

— Voilà qui est bien.

Puis il planta brusquement la pointe de son couteau dans la part de gigot de son assiette, closant le sujet.

D’un commun accord, ils se turent. Le silence qui régnait entre eux n’était, cette fois, aucunement pesant. Alors qu’ils terminaient leur repas, la pièce s’assombrit quand un nuage passa devant le soleil qui les arrosait de ses rayons par les grandes fenêtres. Le temps en Eälagon semblait capricieux, surtout à cette période de l’année à cheval entre l’été et l’hiver, songea Caraghon en portant sa coupe de vin à ses lèvres. A peine eut-il avalé une gorgée qu'il dut étouffer une brusque toux derrière son poing.

— Une cuvée du Daneimion ? hoqueta-t-il en déglutissant.

— Oh, je ne vous avais pas prévenu ? fit innocemment Tyeltaran. Non ? Vous m’en voyez navré… Il n’est pas trop fort, rassurez-moi ?

Caraghon reposa sa coupe avec un rire étranglé par sa gorge en feu.

— Si à l’avenir, vous revenez ici, je vous promets que je ferais venir du vin d’Anctera, promit Tyeltaran en riant. Sucré comme du miel et frais comme l’eau d’un ruisseau.

— Parce que vous comptez me faire revenir ?

Le prince le dévisagea en fronçant légèrement les sourcils, comme pour déterminer s’il s’agissait d’une boutade ou non, avant de lui sourire en retour.

— Comme vous le souhaiterez. Je ne vous contraindrai jamais à rien, je vous l’ai dit…

Il souleva sa propre coupe d’un geste délicat et but une gorgée sans quitter Caraghon du regard.

— Et voilà qui me rappelle que vous me devez encore et toujours ce duel !

Le jeune soldat émit un soupir en levant les yeux au ciel.

— Mais pourquoi me le refusez-vous si farouchement ? s’enquit Tyeltaran. Je ne vois pas d’autre explication que la peur que vous pouvez éprouver à m’affronter…

— Ne vous ayant jamais vu combattre, je ne peux, si vous me permettez, pas craindre quoi que ce soit.

— Alors quoi ?

— Alors j’en ai envie, bien sûr, je suis aussi curieux que vous de voir ce que vous valez, admit Caraghon en se penchant légèrement en avant. Mais quand vous me l’aviez proposé, l’autre jour, dans la salle d’armes… vous n’aviez vraiment pas choisi le bon moment.

— J’ai bien compris que je vous importunais, répliqua vivement Tyeltaran d’un air soudain morose. Il est inutile de me ramener cela en mémoire, je ne peux rien faire sinon m’excuser de nouveau d’avoir interféré dans vos petites affaires avec votre amant.

— Askaos n’est pas…

Caraghon s’interrompit brusquement, laissant sa phrase en suspens ; cependant son lapsus n’avait pas échappé au prince.

— Oh, il n’est pas quoi ? Vous me croyez aveugle ? Je ne pense pas que vous autorisiez à n’importe qui de se tenir si près de vous…

Les derniers mots avaient été prononcés d’une voix plus basse, comme si lui-même souhaitait retenir ses mots. Caraghon sentit les braises de l’irritation remuer en lui, sans cependant s’enflammer de nouveau, et il garda le silence, les poings serrés.

— Et la deuxième fois que vous m’avez proposé le duel, reprit-il au bout d’un long moment, j’étais fatigué et Kanska n’avait pas arrangé les choses. Et puis vous êtes parti comme une furie…

Il jugea plus sage de s’en tenir là, de peur de provoquer de nouveau le courroux de Tyeltaran. La vitesse à laquelle l’humeur de celui-ci pouvait passer du soleil radieux à la tempête était proprement stupéfiante. Cependant, le prince ne releva pas, se contentant de hocher la tête, puis reprit sa coupe pour la vider avec résolution.

— De toute façon, déclara-t-il en claquant la langue contre son palais, la salle d’armes est souvent occupée durant l’après-midi. En attendant, si vous le voulez bien, j’aimerais vous proposer un autre genre d’affrontement...

Quand il se leva, Caraghon eut un instinctif mouvement de recul.

Mais Tyeltaran ne fit que passer derrière lui pour disparaître dans sa chambre. Circonspect, le jeune soldat écouta les divers bruits d’objets déplacés qui lui parvenaient par la porte ouverte ; quand le prince revint, il portait entre ses mains une boîte plate de bois ouvragé.

— J’imagine que vous jouez au tàilgo, Caraghon ? dit-il en la déposant sur la table basse près de la cheminée. Venez ici, ce sera plus pratique.

— Le tàilgo ? J’ignorais que c’était un jeu connu dans ce pays, s’étonna le jeune soldat en se levant pour le rejoindre.

Tyeltaran sortit de la boîte un vaste plateau de jeu carrelé de cases noires et or, ainsi que deux petits écrins.

— Oh, il ne l’est pas… Mais ma mère qui jouait souvent avec mon père. Je me rappelle que je venais souvent observer leurs parties. Elle gagnait presque toujours.

Ils rapprochèrent deux fauteuils de la table pour s’y installer. Avec des gestes précautionneux, comme s’il manipulait du verre, Tyeltaran ouvrit les deux écrins et en sortit les pions.

— Tenez, regardez. Les pièces en or sont les miennes.

Caraghon se pencha pour mieux les observer. La particularité du tàilgo, typique jeu dejclan peu importe l’âge, le sexe, la classe sociale, était que chaque joueur disposait de ses propres pions taillés comme il le souhaitait. Seule la pièce maîtresse, la couronne, était identique pour tous les jeux. Celles de Tyeltaran, gravées dans du métal doré, représentaient des têtes d’animaux divers dont certains étaient même inconnus à Caraghon.

— C’est vous qui les avez taillées vous-même ? s’exclama-t-il avec admiration, en saisissant l’une des pièces pour la voir de plus près.

— Bien sûr que non, répondit le prince en riant. J’avais six ans, si je l’avais fait seul je ne serais probablement pas arrivé à grand-chose…

Hochant la tête avec amusement, Caraghon reposa délicatement le pion.

— Je vous laisse les noirs, si cela ne vous dérange pas, déclara Tyeltaran en tournant le plateau de façon à ce que chacun ait accès à son bord. C’étaient ceux de ma mère.

Caraghon étudia alors les pièces qui lui étaient échues, taillées dans un minéral noir brillant qui ressemblait à de l’onyx. Trois d’entre elles représentaient une étoile à huit branches, trois autres des aigles aux ailes déployées, et les sept restantes étaient sculptées en forme de silhouettes d’archers, flèche prête à être décochée. Une impression étrange d’illégitimité le saisit en plein cœur alors qu’il disposait les pions sur le plateau en deux rangées de sept. C’étaient des objets profondément personnels à chaque joueur, et jamais un Dejclan se serait permis d’emprunter les pièces de quelqu’un d’autre. Il se demanda si le prince le savait.

— A quoi ressemblent les vôtres, Caraghon ?

Le ton de Tyeltaran était à la fois doux et curieux.

— Six faucons, quatre épées et trois boucliers, répondit brièvement le jeune soldat, penché en avant, les coudes sur les genoux.

— Je vois.

Peut-être le prince se rappelait-il de leurs confidences au bord du torrent lors de la chasse ? Ces pièces, Caraghon les avait sculptées de ses mains à l’âge de douze ans, alors qu’il quittait le statut d’apprenti pour devenir écuyer au sein de la garde Révérente. Il avait symbolisé dans l’ivoire sa fidélité à l’ordre, toujours intimement tiraillée à son ancien rêve de fauconnier et au souvenir de son père disparu. Il les avait laissées derrière lui à Makeos, à la garde de sa mère – elles lui étaient trop précieuses pour qu’il n’ait pas peur de les perdre en terre étrangère.

— A vous l’honneur, dit Tyeltaran quand ils eurent fini de disposer les pions.

Ils se faisaient face, comme les capitaines de deux armées. Le nom « tàilgo » signifiait d’ailleurs « bataille » en dejclan. Caraghon étudia chaque case avec le même pragmatisme que s’il s’agissait d’une carte de campagne militaire, avant de soulever lentement l’une de ses étoiles. Les pions ne pouvaient se déplacer que sur les cases portant leur couleur. Il s’agissait d’éliminer les pièces de l’adversaire en les encerclant des quatre côtés. Chaque victoire demandait de la patience, de l’ingéniosité et beaucoup de chance ; une seule partie demandait parfois des heures entières. La difficulté supplémentaire venait de la couronne, à la fois force et faiblesse ; si on pouvait la bouger sur n’importe quelle case du plateau, il suffisait d’un contact avec un pion adverse pour l’éliminer et entraîner la défaite immédiate.

Caraghon et ses pairs de la garde y jouaient fréquemment en guise d’exercice de tactique, et il pouvait se vanter d’être un bon joueur. Cependant il se rendit rapidement compte que Tyeltaran n’était pas mauvais non plus. Certaines hésitations dans ses choix trahissaient un manque de pratique pendant une longue durée, mais coup après coup, il gagnait en aisance. Bientôt, le monde de Caraghon se réduisit à un plateau de bois carrelé de noir et d’or sur lequel se mouvaient des pions sculptés. Intensément concentré, il ne prêta aucune attention au valet qui entra à un moment pour débarrasser leurs repas terminés. Il ne songeait même pas à lever les yeux vers son adversaire, ne voyant plus que lui que ses mains aux longs doigts dépouillés de la moindre bague. C’était comme si sa vie entière dépendait de chaque déplacement. Le silence bourdonnait à ses oreilles, rythmé par le choc des pions contre le bois, et le temps lui-même semblait avait retenu son souffle pour glisser sur eux sans se faire remarquer. De chaque côté du plateau, les pièces piégées et perdues par l’un et l’autre s’accumulaient. Dans son dos, les mouvements des nuages devant le soleil faisaient varier la lumière de l’or à l’ombre, et briller les pièces restantes comme les armures de vaillants soldats.

Caraghon avait gardé sa couronne en retrait, encadrée de deux archers pour la protéger ; mais Tyeltaran s’en était rapproché sans qu’il ne parvienne à anticiper assez rapidement. Un instant, il se crut perdu. Son regard valsait au milieu des cases, désespéré. Encore un coup et il était piégé. Ce fut la seule fois où il leva brièvement la tête et rencontra le regard narquois de Tyeltaran rivé sur lui. Cette expression, il la détesta. Baissant les yeux avec colère, il tâcha de ne pas tenir compte des secondes qui filaient imperceptiblement. Puis une solution lui apparut. Si proche, si simple qu’il ne comprit pas comment il avait pu y rester aveugle. Ses doigts saisirent fébrilement de sa dernière étoile noire, qui rencontra la couronne d’or dans un bruit mat.

— Quoi ? rugit Tyeltaran en fondant sur le plateau comme pour s’assurer qu’il avait bien vu. Par les Dieux, vous avez triché !

— Jamais ! se défendit Caraghon, indigné.

Le prince se rejeta au fond de son fauteuil avec un long soupir, une main sur le front et les yeux clos. Caraghon lui trouva une curieuse ressemblance avec les jeunes courtisanes dejclanes indisposées par la chaleur, qui en profitaient pour quémander l’aide d’une âme charitable afin de les raccompagner à leur chambre.

— Je ne l’avais pas vu venir, gronda Tyeltaran en se redressant vivement pour darder sur le plateau un regard mauvais. Par Asalë, j’étais si près de gagner !

— Oh, vous m’avez donné du fil à retordre, lâcha Caraghon en s’étirant, le dos moulu de s’être tenu trop longtemps courbé dans la même position. Vous aurez honnêtement mérité la victoire. Aujourd’hui, c’est vous qui m’avez étonné, Tyeltaran, ajouta-t-il avec un sourire en coin.

Le jeune prince haussa les épaules, mais un peu de rouge s’était déposé sur ses joues pâles.

— En fait, je n’avais pas joué contre quelqu’un depuis longtemps. Alàtar n’a jamais voulu apprendre ce jeu, Kanska prétend que c’est trop compliqué pour elle… et mon père, eh bien, je préfère ne pas lui dire que ce plateau et ces pièces existent encore. De toute manière, nous ne sommes pas en bon terme, lui et moi, et une partie de tàilgo ne suffirait pas à nous réconcilier. Alors souvent je joue seul ; c’est peu amusant, mais cela m’a au moins permis de garder l’habitude.

Le visage renfrogné de Tyeltaran s’éclaircit d’un immense sourire, et au même moment, un nouveau rayon de soleil perça dans le ciel nuageux.

— Je suis vraiment, vraiment très heureux que vous soyez ici, Caraghon.

— Je le suis tout autant, répondit celui-ci.

Il n’avait jamais été aussi sincère.

Puis comme le silence qui s’étirait menaçait de s’empreindre de gêne, il donna un petit coup contre le plateau de bois parsemé de cadavres de pions.

— Que diriez-vous de prendre votre revanche ?