Alexander ouvrit la valise une fois que le fiacre eût démarré. Dorothy avait les joues rouges lorsqu’elle émergea de la malle, elle respira à plein poumons.
— J’ai cru que j’allais étouffer !
— Mais non voyons, je ne vous aurais pas fait entrer dedans s’il y avait eu le moindre risque.
Dorothy s’assit en face de la fenêtre pour observer la lande d’un regard émerveillé.
— C’est tellement grand ! s’exclama-t-elle les larmes aux yeux.
Alexander sourit.
— Et ce n’est rien comparé à ce qui va suivre. Nous nous rendons à Londres.
— Londres ?
— C’est la capitale de ce royaume.
— Royaume ? C’est comme ça qu’on appelle le monde extérieur ?
Il ne put retenir un bref rire.
— Il y a des centaines de royaumes dans le monde.
— Tant que ça ? Et combien y a-t-il de personnes dans le monde ?
— Combien pensez-vous qu’il y en ait ?
— Je ne sais pas… peut-être cent ? Trois cents ?
C’est fois-ci il eut un grand éclat de rire.
— Quoi ? fit-elle un peu vexée.
— Il y a des centaines de millions de personnes dans le monde.
Dorothy se tut, tentant d’appréhender ce que signifiait ce nombre. Muette, elle reporta son regard sur le paysage.
— Le royaume où nous nous trouvons se nomme l’Angleterre. Il est situé sur une île au nord de l’Europe.
— Qu’est-ce que c’est, une île ?
— C’est une terre au milieu d’une mer, ou d’un océan.
Elle plissa les yeux.
— La mer et l’océan sont des immenses étendues d’eau salée, compléta-t-il.
— De l’eau salée ? C’est bizarre. Elle est grande comment, la mer ?
— Tellement grande que personne n’en voit jamais le bout. Nos ancêtres pensaient d’ailleurs que la mer se finissait dans l’infini Univers, c’est pourquoi ils ne s’éloignaient jamais des côtes…
***
Il passa le reste du trajet à parler de continents, de pays, de montagnes. Lui qui avait voyagé dans le monde entier put décrire sans mal les grands déserts d’Afrique, les steppes d’Orient, les rizières à perte de vue de Chine, les forêts brumeuses d’Amérique du Sud, les plus grandes chaînes de montagnes… Il n’en finissait pas.
Dorothy avait du mal à se représenter tout ce qu’il lui disait, mais elle l’écoutait, bouche-bée, les yeux grands ouverts pour tenter de s’imaginer le monde dans son immensité. Il finit par lui montrer une carte de Londres qu’il avait emportée, lui désignant les quartiers marchands où ils allaient se rendre. Ces rues bondées d’une population hétéroclite, en proie à un brouhaha joyeux, étaient parfaites selon lui pour découvrir le monde. S’ils en avaient le temps, peut-être lui montrerait-il la Tamise.
Dorothy se colla à la vitre quand ils entrèrent dans la ville, fixant les passants, les yeux pétillants. Un millier de questions passaient sur ses lèvres, auxquelles son professeur n’avait pas toujours la réponse. Il eut le plus grand mal à la faire rentrer de nouveau dans la valise pour sortir du fiacre afin que le chauffeur ne la voie pas.
Il salua de la main le cocher et attendit qu’il ait disparu pour libérer son élève.
La fillette bondit hors de la malle sous le regard surpris des passants. Autour d’elle se croisaient des héritiers aux riches habits, des excentriques aux costumes bariolés, des noirs chargés de caissons, des enfants zigzaguant dans la foule, des indiens accompagnés de singes, des travailleurs affairés, des filles de joie au regard enjôleur… Milles odeurs se mêlaient dans l’air et la cacophonie de cette rue animée retentissait aux alentours.
Dorothy se mit à pleurer d’émotion. Elle ne savait plus que dire ni que faire. Elle finit par sauter dans les bras de son précepteur.
— Merci ! hoqueta-elle. Je n’avais imaginé ça.
Alexander était étonné. C’était bien la première fois qu’on lui disait qu’il était gentil. Il ne pensait pas que cela soit vrai.
Il mit plusieurs minutes à calmer son élève. Après quoi ils se mirent à déambuler en tous sens. Le regard de Dorothy ne s’arrêtait jamais, il volait d’un objet à un autre, toujours plus émerveillé. L’émotion la faisait rire et pleurer en même temps.
Alexander la couvait d’un regard serein, il était surpris de s’amuser autant, et de se trouver aussi heureux du bonheur de la fillette.
Soudain, une affiche qu’il connaissait bien attira son intention.
Placardée sur un mur, à moitié recouverte par d’autres publicités, les lettres dorées du Cirque Incredibili semblaient l’appeler. Il reconnut immédiatement le visage de Melchior Anguis peint dessus, en compagnie d’autres forains. Il s’empara de l’affiche pour consulter l’endroit où campait le cirque.
— Dorothy ! appela-t-il. Que diriez-vous d’aller au cirque ?
— Le cirque ? Qu’est-ce donc ?
Il eut un petit sourire.
— Vous avez de la chance, ils commencent une représentation dans quelques instants. Venez, sinon nous allons être en retard au spectacle.
— Un spectacle ?
Elle connaissait confusément le sens de ce mot. Il lui offrit un sourire malicieux.
— C’est une surprise. Allez, viens.
Ils serpentèrent dans les rues bruyantes pendant une demi-heure avant d’atteindre une place bondée, où l’on pouvait apercevoir le sommet de quelques tentes et d’un grand chapiteau.
Ils se glissèrent dans le chapiteau avec les derniers retardataires. L’intérieur était plongé dans une pénombre rougeâtre et bruissait des chuchotis des spectateurs, assis sur des bancs autour de la piste. Dorothy se colla contre son maître, un peu intimidée par cette atmosphère étrange.
Ils trouvèrent deux places un peu à l’écart et s’y assirent faute de mieux. À ce moment-là, la piste s’éclaira soudain tandis qu’un coup de tambours se faisait entendre. La fillette sursauta, ses yeux écarquillés se fixèrent sur la scène.
Melchior Anguis venait d’apparaître dans un costume rouge et vert. Son monocle représentant un serpent enroulé sur lui-même semblait luire doucement, tout comme sa canne au pommeau d’or.
— Bienvenue, mesdames et messieurs, au Cirque Incredibili ! Dans l’obscurité de ce chapiteau vous seront dévoilés les meilleurs numéros de tous les temps ! Ouvrez grands vos yeux pour assister aux plus belles représentations. Magie, domptage, haute voltige, vous en ressortirez émerveillés ! Préparez-vous, car vous risquez de ne pas en revenir. Que le spectacle… commence !
À l’instant précis où il prononçait ce dernier mot, il y eut une explosion sur la scène. L’assistance sursauta, fixant l’ombre de Melchior Anguis se transformer dans un nuage orangé. Il semblait grandir et s’épaissir. Quand, d’un coup de bras, il dissipa la fumée, tous se rendirent compte avec des cris d’effroi et de surprise, qu’il s’agissait non plus d’Anguis, mais d’un gigantesque ours brun.
Dorothy dévorait du regard la scène qui se trouvait devant elle malgré le manque de visibilité.
L’ours était attaché au cou par une chaîne, que tenait une petite fille à l’air malicieux.
— Voici Ursulis ! La fillette au cœur d’ours ! tonna la voix du maître du cirque, semblant sortir de nulle part.
Ursulis grimpa avec agilité sur son animal, et lui fit faire le tour de la scène au galop, entre deux grognements et redressements à l’attention des spectateurs impressionnés.
— Veuillez lever les yeux vers Stella, l’Étoile solitaire ! reprit Anguis, toujours invisible.
Alors qu’Ursulis et son ours disparaissaient, le public releva la tête vers le sommet du chapiteau. Une jeune fille à la robe pailletée se tenait debout sur un fil. Avec une grâce légère, elle effectua plusieurs figures et quelques sauts, sans paraître prêter attention au vide qui se trouvait sous elle.
Dorothy avait les yeux pleins d’étoiles.
— J’aimerais tellement être à sa place, dit-elle, c’est magnifique.
Stella termina son ballet aérien par un double salto. Elle disparut sous les hourras des spectateurs. Melchior Anguis rappela les regards sur la scène, où trois clowns se tenaient désormais. Deux d’entre eux étaient visiblement des enfants. Chacun portait un masque qui n’avait qu’un seul trou pour un seul œil. Alexander identifia ainsi Will et Collin, un sourire chaleureux s’épanouit sur son visage.
Les trois clowns enchaînèrent pitreries et tours de magie. Dorothy, comme beaucoup d’autres enfants, éclata d’un rire ravi. Un rire qui était une délicieuse mélodie, claire et joyeuse, aux oreilles de son professeur.
Alors que les clowns saluaient l’assistance qui n’en finissait plus d’applaudir, Anguis se fit de nouveau entendre.
— Fini de rire, cher public, car l’Enfer vient à toi. Voici Alma la sorcière qui t’envoûtera à jamais !
La scène fut soudain emplie de flammes rugissantes qui firent encore une fois sursauter le public. À travers le feu tourbillonnant, une femme apparut. Elle dansait comme un démon, sa chevelure noire semblait posséder sa propre volonté, tandis que son corps basané était pris de folie. Sa robe rouge et or qui mettait en avant les mouvements désordonnés de son corps représentait un brasier infernal. Ondulant comme un serpent, elle semblait ne faire qu’un avec les flammes.
Le brasier se tut, elle s’immobilisa. Alexander reconnut une des membres du cirque avec qui il n’avait jamais parlé. Il l’avait cependant aperçu plusieurs fois en train de se soûler entre les tentes. À cet instant, elle n’avait plus rien de la gitane indolente et éméchée qu’elle lui avait paru être, c’était désormais une redoutable femme au regard incendiaire et aux mouvements fulgurants.
Le public s’était tu, fébrile, dans l’attente de la suite.
— Satan chuchote à mon oreille, souffla-t-elle soudain, provoquant un léger mouvement de recul de la part de l’assistance. Il me dit des mots doux, il me susurre l’avenir.
Bien qu’elle parle à voix basse, le silence ambiant était tel qu’on avait l’impression qu’elle criait.
— L’avenir de chacun de vous.
Elle balaya son public d’un regard flamboyant. Lorsqu’elle croisa les yeux noirs d’Alexander, un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Toi !
Elle pointa sur lui un doigt aux ongles dorés.
— Viens donc que je prédise ton futur.
Le jeune homme soupira intérieurement. Était-ce une farce de Melchior Anguis ? Ce n’était pas très drôle, il n’avait aucune envie de rejoindre la scène en laissant Dorothy seule dans les gradins. Néanmoins, refuser aurait été de mauvais goût. Alors, le visage de marbre, il se leva. Sa protégée lui jeta un regard effrayé, auquel il répondit par un sourire rassurant. Il descendit nonchalamment sur scène.
Alma posa d’un geste ample son foulard sur une table invisible. Elle fit apparaître d’un moulinet de mains un paquet de cartes qu’elle disposa sur la table, face cachée.
— Choisis-en trois, lui commanda-t-elle.
Il s’exécuta peu convaincu. La carte qu’il tira représentait un squelette encapuchonné, rien de bien spectaculaire. Alma la lui prit des mains et l’exhiba devant le public.
— L’Appel de la Faucheuse ! clama-t-elle. Cela annonce un avenir funèbre.
Les « oooh » de l’assemblée agacèrent Alexander. Bien sûr qu’il avait un avenir funèbre. Tout le monde mourrait bien un jour.
Il tira rapidement une deuxième carte, désirant en finir au plus vite avec cette mascarade. Sur celle-ci était dessiné un homme, le visage implorant, qui priait devant le Christ.
— La Prière du Repenti ! annonça Alma. Tu devras bientôt faire face à tes actes, et les regretter.
Alexander soupira. Rien de bien nouveau, en somme.
Il tira la troisième carte.
— L’Araignée empoisonneuse ! Prend garde à son venin, ou tu y succomberas !
Le jeune homme haussa un sourcil circonspect.
— C’est fini, maintenant ? demanda-t-il.
Les spectateurs eurent des exclamations outragées. Alma, elle, esquissa un sourire.
— Me prends-tu pour un charlatan, Willy ? lui murmura-t-elle à l’oreille.
Alexander se figea. Il fixa la sorcière, comme s’il venait de recevoir un coup. Comment pouvait-elle connaître son nom ? Comment ?
Elle partit dans un grand rire moqueur. Ils furent tous les deux entourés par les flammes, coupés du public par ce rideau brûlant.
— Alors, on ne s’y attendait pas, hein ? le nargua-t-elle.
Le jeune homme étouffait dans cette fournaise, les yeux plissés, il tentait d’ignorer le rugissement du feu.
Alma retourna une carte qu’elle lui présenta d’un air goguenard. Il y reconnut avec horreur une rue qu’il connaissait bien.
— Willy McKenny, né sur un bateau en partance pour New York, tuant ainsi sa mère ! clama la diablesse. A survécu à une épidémie de typhus qui a emporté une de ses soeurs !
Elle retourna une autre carte. Muet, il y découvrit le visage bienveillant de son père.
— Francis McKenny, mort d’épuisement à son travail !
D’un geste sec elle dévoila une nouvelle carte. Alexander eut un haut-le-coeur, elle représentait le corps martyrisé de Liza, auréolé de ses vêtements déchirés.
— Une fin classique pour une prostituée, commenta la devineresse. Mais ce ne serait pas arrivé si tu n’avais pas suivi le gang de Craig en douce par simple curiosité…
— Arrête !
Alexander avait perdu son calme, un torrent de souvenirs avait afflué en lui. Il se jeta sur la femme diabolique. Elle éclata de rire tandis qu’il enserrait son cou de ses doigts crispés.
— « La curiosité est un vilain défaut » ! cria-t-elle, fixant sur lui un oeil triomphant.
Il desserra son étreinte l’espace d’un instant. Les flammes bondirent sur lui et le repoussèrent. Il recula prestement, mais ses vêtements n’étaient même pas roussis.
Lorsque le brasier tout autour de lui se résorba dans le sol, Alma avait disparu.
Personnellement, je pense qu'Alma a réellement des pouvoirs de divination (peut-être mon côté naïve qui me pousse à cette interprétation...). Dans ce cas, ses prédictions sur l'avenir d'Alexander sont inquiétantes. Par contre elle a déballé tout le passé d'Alexander devant le public j'aurais pas trop aimé à sa place.
Il y a une petite incohérence je crois, lorsque Dorothy le remercie en disant qu'elle n'avait pas imaginé ça, Alexander avoue que c'était la première fois qu'on lui disait qu'il était gentil. Sauf que Dorothy ne l'a pas dit donc c'est un peu bizarre à lire.
Contente de voir que ça te plaît ! Merci comme toujours ^^
Quant à la sorcière, la mise en scène avec les flammes et tout, y est sûrement pour quelque chose, mais je pense qu'Alexander ne va pas tarder à rationaliser : elle connaît le patron du cirque qui le connaît, et par ailleurs dans le cirque il y a probablement des gens qui connaissent le fameux gang de Craig. Sur le plan du spectacle, je ne pense pas que ce soit intéressant que la sorcière désigne elle-même sa "victime", tout le monde va croire à un complice qui joue le jeu, ou à quelqu'un sur lequel elle a enquêté. Je trouverais ça plus logique si c'était une diseuse de bonne aventure chez qui n'importe qui peut entrer pour se faire dire son avenir.
Bon en tout cas la sorcière pourrait faire preuve d'un peu plus de confidentialité et de professionnalisme concernant le passé de son client désigné.
Tu as bien fait de relever qu'il pourrait être pris pour un complice, faire que le "hasard" le désigne est sans doute plus interessant.
Merci pour ton com' !
- elle a un vrai pouvoir de divination, ce qui serait étrange vu que l'histoire est restée purement réaliste jusqu'ici mais pourquoi pas
- elle connaissait le passé d'Alexander (pas grâce à Melchior, mais parce qu'elle aurait eu un lien avec lui dans son enfance) et, soit l'a choisi spécifiquement (éventuellement en truquant le tirage au sort) comme cobaye pour donner un aspect réaliste à son spectacle, soit l'a choisi au hasard puis l'a reconnu et a été vexée par son attitude clairement sceptique
- elle a un lien important avec le "gang de Craig" ou je ne sais quoi, elle l'a repéré quand il a amené Willy junior, elle a un intérêt personnel dans son enquête, et elle veut, soit se signaler comme potentielle alliée, soit l'intimider et lui faire peur pour qu'il arrête
Je ne sais pas si c'est mon tel ou un problème, mais sur le dialocue du début les tirets sont décalés.
Petite coquille : "Je n’avais imaginé ça."
Et à un moment il y a un "viens" au lieu d'un "venez".
Je suis surpris qu'il soit surpris que la sorcière le connaisse, il connait quand même bien le gérant du cirque on dirait. La fin est plus "normalement surprenante" bien sûr ! Et la pauvre petite fille ne sait décidément rien, c'est affligeant!
Merci pour le relevage de coquilles !
Alexander a enterré son passé pré-adoption au fin fond de sa mémoire jusqu'à maintenant, il n'en a donc parlé à personne, c'est pour ça qu'il est aussi surpris.
Merci pour ta lecture et ton com' :3