Chapitre 10 - Gorge nouée et mécanique (I)

Par Daichi

« Clic, clac ! Clic, clac ! Clic, clac ! Clic, clac… »

Le cliquetis du téléphérique commençait à s’estomper. Probablement par habitude de l’entendre, et la musique en prime. Une petite bouche de gramophone diffusait un air d’opéra, ou apparenté – j’y connais rien à la musique, moi –, cachant même les caquetages à son bord. La cabine comprenait trois femmes en robe. Tout d’abord une vieille, à la bouche inépuisable, qui s’aérait avec l’aide de deux éventails, d’un ventilateur portatif, et de sa pupille. Celle-ci, la deuxième femme, s’assurait que celle de huit fois son âge ne tombât pas dans les pommes. Elle abominait l’instant, priant pour que le bal se finît aussi vite que l’exprimait son visage.

La troisième enfin se retenait de ne pas frotter son œil droit, occupé par une lentille bleue. Elle avait failli effacer son maquillage, et plusieurs fois de défaire les décorations dans ses cheveux. Suzanne s’était particulièrement illustrée dans cette tâche ! Qui aurait pu prédire que sous les cloques de ses doigts de garagistes se cachaient ceux d’une coiffeuse hors pair ? Bien que ses cheveux effilochés, rugueux et mats n’eussent présenté aucun espoir de coopération, la jeune femme échevelée s’était mue en une presque princesse. Will avait de force apporté son concours et ouvra la décoration : des fleurs, des perles ou encore des bijoux décoraient ses cheveux. Son air infatué d’orfèvre inavoué lui avait valu maintes moqueries, et s’ensuivit un silence boudeur, plus adorable encore. Neila avait alors pensé qu’elle aurait du mal à se passer de ce robot – et que l’inverse soit tout aussi vrai était encore plus drôle !

La robe tenait mieux que sa coiffure, mais était fort moins confortable. Le corset lui écrasait les côtes, le tissu la démangeait, ses jambes nues ne savaient pas comment se positionner, mais le pire – le pire ! étaient les chaussures. Ces escarpins. Jamais quelque chose d’aussi inoffensif ne lui fit mal à ce point, et elle se promit de les brûler avec tout le cérémoniel qui s’imposerait.

Neila prit une lente inspiration, et expira plus doucement encore. Tout pour cacher la lancinante sensation sur ses orteils, qui devenait insupportable sur la plante, et s’étalait peu à peu sur ses mollets. Elle venait de quitter Pontmarchais, et pourtant toute une journée se faisait ressentir dans ses pieds. Une horreur. Véritable horreur. Son esprit lui fit même s’inquiéter davantage pour les pieds de Shelly que pour ce qu’elle était devenue, tant il ne pensait qu’à ça.

« Ding ! », sonna la porte quand elle s’ouvrit. Avant même la vieille et sa pupille, pressées de sortir du cocon de fer forgé, Neila bondit au-dehors, se réceptionnant à merveille sur ses talons, d’une grâce qui la surprit elle-même. Qu’elle vint bien entendu à regretter, ses orteils hurlant sous le choc, mais elle s’abstint de l’exprimer à voix haute. Un pas devant l’autre, prenant garde à ne pas choir devant la foule de Montnimbe, elle suivit celle-ci sur la grande route pavée.

Chaque pavé d’ailleurs jouèrent un tour à ses talons et, pour ne pas se ridiculiser et y voir plus clair, Neila attrapa les binocles face-à-main qu’elle avait planqués dans le repli de son jupon. À travers, le quartier lui apparut comme une valse de lumière : tout était allumé !

Les fenêtres, les lampadaires, les drones, les panneaux publicitaires, ceux directionnels, et même la route. L’or des pavés reflétait ces lueurs, tout comme les murs cuivrés, décorés et ouvragés dans leur intégralité, ou les vêtements. La foule qui discutait en chemin brillait autant : plumes de chapeaux étaient vêtues d’or, perles de robes maquillées d’argent, cannes et bijoux de toutes sortes scintillaient de tout cela, sans oublier les touches de rubis, de saphir ou d’améthyste.

Neila se fit toute petite. Elle avait honte du travail de Will et Suzanne, et cacha son visage derrière ses bésicles, depuis lesquelles elle continua d’explorer l’avenue. Les manoirs l’encerclaient et, prisonnière de ces murs, les contempla avec humilité. Immenses, luisants, l’ensemble nageait dans cette mer de bronze, de dorés, d’oranges ou parfois de bruns – qui, loin de rappeler celui des immondices, tenait plutôt du chocolat ou bois verni. Cherchant à ne pas se faire écraser par la noblesse, l’intruse scruta la paroi contre laquelle elle s’était blottie. Chaque mur était gravé, oui, mais chaque gravure l’était aussi. Tournant la tête vers les bâtiments opposés, ceux-ci grattaient le ciel obscur avec de grandes coupoles, flèches ou charpente. Car oui, même à Montnimbe, la cité restait isolée du monde extérieur.

Son front manqua d’épouser un tuyau – elle se baissa se justesse, sans élégance, et encore moins lorsqu’elle dut se rattraper sur ses talons. Sans s’inquiéter de si on l’avait vue ainsi, elle scruta l’objet de son esquive. Le tube était d’un vulgaire… absent. Tout était riche, même les boulons : presque invisibilisés par la décoration, ils en faisaient même partie. Prenant du recul, Neila comprit. Il n’était pas utile et décoré, mais une décoration utile. Collant ses verres contre son nez, dirigé en l’air, elle capta les guirlandes en guise de câbles électriques, les flèches faisant office d’antennes, les ornements devenus tuyaux ! Au versant de la ville d’en bas, où l’utilitaire faisait partie intégrante du charme de la ville, qui devait même s’adapter, ici l’utile se pliait à l’esthétique. L’on pensait d’abord beauté, puis comment l’exploiter.

Neila se serait sentie insultée, si l’effet n’était pas réussi. Elle était tombée sous le charme des quartiers de Pontmarchais et de Mercy, et de leur brutalité visuelle. Chaque câble, chaque tuyau, chaque hélice, chaque valve, chaque piston étaient visibles et sans pudeur affichés à hauteur d’homme, et la beauté s’y pliait. Ses lueurs, ses brumes jaunies, ses routes baroques, ses circulations canoniques, comment ne pouvait-on pas y trouver grâce aux yeux ? Cette ville respirait la vie, et respirait tout court.

Ici, tout était mort… mais, d’une cadavérique beauté.

Les afflux de vapeur étaient masqués, la rare électricité camouflée, les actions mécaniques peut-être même absentes. Ne comptait que la déco. Et comme décos étaient employés d’autres artifices. Les panneaux, pour ne compter qu’eux, étaient aussi beaux que des trésors. Indiquant des directions avec de jolies flèches de métal orné, ou affichant des annonces aussi grandes que des maisons – ce qui restait ridicule pour ces demeures. Le plus étonnant était les mots : pour chaque annonce, le papier était finement découpé afin que les lampes du panneau, derrière, formassent des lettres de lumière. Ainsi brillait « Le couronnement approche : les fêtes de Ventôse dès la fin du mois ! », ou bien « Veronica Steel vous accompagnera pour les épagomènes : de jour et de nuit, la radio du Nouvel An ! », ou encore « Le Time News racheté ? George Maxwell dit NON ! ». De partout étincelaient ces annonces, d’une teneur que Neila avait pour inconnue.

La jeune femme osa s’aventurer sur la route, s’écartant des visages des publicités. Une fois équilibrée sur ses godasses, elle se rendit compte que cela n’était pas si effrayant qu’elle l’eût pensé. Elle sourit même, en voyant des enfants trottiner, jouant à la balle. S’arrêtant près d’un square pour récupérer, l’un des petits tendit un bras en l’air. De nulle part tomba un petit drone, en forme de dirigeable, qui portait un panier rempli de pâtisseries de toutes sortes. Les gamins se régalèrent, et Neila les jalousa sans délai. Plus loin, sur un banc, un couple qui, levant la main, se firent amener des tartines, aux senteurs aphrodisiaques à n’en point douter.

Elle chercha un coin où l’on ne pourrait pas se moquer de son échec et, après une hésitation d’enfant, approcha les doigts du ciel. Surgit un petit drone, tenant des pains chauds, fourrés de lardons, d’olives et d’une viande filandreuse à l’odeur iodée. Sa honte la quitta à l’instant où sa narine désira faire se marier sa langue et ces pains, qu’elle chipa, avant de se terrer sur un banc.

Neila étouffait. Tout était trop parfait, si bien qu’elle espérât dénicher un défaut, un seul, pour reprendre son souffle. Mais le sublime l’acculait tant qu’il était impossible d’espérer mieux. Elle se résigna et avala son pain aux olives, suivant les panneaux indiquant : « Manoir Maxwell » – et, en dessous, un panneau provisoire, « Bal de fin de nivôse ».

Elle se rappela ce qu’elle était venue fiche ici, à supporter ces escarpins, cette robe, ces binocles ou l’atmosphère des lieux. Son pas se fit moins pressé, tout à coup. À voir la tranquillité du quartier, bien qu’étouffant, elle fut prise d’un doute. Et si Shelly était heureuse, ici ? Peut-être la vie dure de Little Coin ne lui manqua pas le moins du monde, princesse qu’elle était. Un monde propre, lumineux, joyeux, riche, où la beauté de la mise et de la coiffe primait sur le ménage et la cuisine. C’étaient les robots, qui se chargeaient des besognes ici : coller les affiches, guider les passants, lustrer les pavés et les murs, construire, assurer le bon fonctionnement des mécanismes. Peut-être même de la politique, qui sut…

Peut-être Shelly n’avait à s’occuper que de son bonheur. Neila n’avait rien à faire ici, à se faire passer pour elle et pister un clown vibrionnant.

« Approchez ! Vous, mademoiselle ! Vous, oui vous ! Venez donc ! Venez voir le grand manoir hanté ! »

Jamais, au grand jamais, quelque chose n’avait à ce point manqué de faire sortir son cœur de sa poitrine. Elle n’eut même pas le temps de sursauter, tant l’absurde robot qui s’agitait à son côté occupait désormais son esprit. Il agitait des tracts devant ses yeux, et parlait vite et d’une voix aigüe, contrastant avec son air précieux. Des vêtements de groom, par-dessus un corps décoré.

« Venez, derrière ! Le manoir hanté n’attend que vous ! Youhou !

— Euh, d’accord, mais…

— Approchez ! Vous, monsieur ! Vous, oui vous ! Venez donc… » Le robot continua sa tirade préenregistrée, fonçant en direction d’un père de famille fuyant. Regardant le tract que le robot avait de force déposé dans sa main grasse, sans rien y voir plus que ce que le robot répétait avec énergie, elle scruta la rue qu’il avait indiquée. Bien que grande, en comparaison de l’avenue dont elle sortait, elle paraissait être ruelle. Loin d’être pressée, et curieuse de voir enfin quelque chose de sensiblement glauque dans ce monde de contes de fées, elle trotta, en équilibre, jusqu’au bout. Croisant quelques grooms qui la harcelèrent de tracts (elle en compta vingt, dans son jupon), elle finit devant l’objet de ces convoitises. Évidemment décevant.

Une demeure certes élégante, comme les autres. Décorée, machinerie camouflée, très spacieuse… Ne lui valaient son titre de « manoir hanté ! » que ses fenêtres éteintes. La maison la plus obscure des Champs-Élysées devait paraître comme la demeure du diable infiltré. Il y avait cela dit une bouffée d’air frais. Tout d’abord, personne aux alentours – ce qui expliquait l’insistance des grooms. Ensuite, les barrières qui entouraient le bâtiment. Hautes d’un mètre, elles étaient accompagnées d’autres robots, ceux-ci au versant de leurs copains suractifs. Droits, de pose comme de regard, ils guettaient autant qu’ils servaient de décoration. Neila avait mis du temps à les remarquer, plongeant ses dents dans sa brioche de… – c’est quoi, ce goût ?

« Ho ho ho ! Vous aimez donc le poisson ! »

Le record de sursaut fut battu, Neila manquant de faire glisser ses talons. Le pain en bouche, les yeux écarquillés, et cherchant ses binocles, elle guettait l’individu indistinct qui se tenait près d’elle.

« Quelle surprise de vous trouver ici, ho ho ! Et gourmande ! Tenez donc, vous avez fait chuter ceci. » Il lui tendit ses lunettes, et apparut derrière les verres. Il s’agissait d’un grand homme, à la bedaine rondouillarde et la moustache exagérée. Sans poils sur le caillou, il participait à faire briller la ville, au moins autant que ses vêtements. Redingote jaune au goût douteux, et chaussures rouges. Ce grand clown avait quelque chose de plus, pour conclure son spectacle : un appareil, décoré de petits engrenages actifs, planté en guise de gorge. Sa voix mécanique poursuivit : « Le souvenir d’Abel vous manque ?

— Euh… Bonjour ?

— Allons, pas de cela entre nous, vous le savez bien ! Chaque jour sera toujours bon en votre compagnie ! Ho ho ! » L’homme serra son nœud papillon, vert, et se tourna vers le manoir. Sa voix se fit plus lasse : « Quel regrettable accident, pour notre génie… Je ne pourrai jamais assez le remercier de m’avoir soigné. (Il pointa du doigt sa gorge mécanique.) C’est d’un tragique ! Ho ! Quel malheur, d’avoir dû annoncer sa mort dans le journal… »

Neila se reprit, et vite. Elle le devait. Si quelqu’un l’avait reconnue et entamait la conversation, c’est qu’il connaissait Shelly. Il ne fallait surtout pas griller sa couverture, au risque que sa propre sœur en payât les conséquences. Finissant son pain au poisson : « Oui, vous avez raison… »

Sauf que je suis nulle en improvisation !

« Votre histoire d’amour allait devenir sérieuse, n’est-ce pas ?

— P… plaît-il ?!

— Ho ho ho ! Je plaisante, bien sûr ! Non. Pas de galéjade sur ces choses-là. Cela ne se fait pas. Honte à moi, oooh ! » Il mima qu’on lui tira dans le cœur, exagérant ses mimiques, puis se reprit tout aussi vite. Neila fut obligée de pouffer, se cachant le visage. « Voilà un sourire qui vous sied bien mieux ! Dites-moi donc, depuis quand sentez-vous le besoin d’utiliser des bésicles, mademoiselle Owlho ? »

Le nom la fit vomir. Elle profita de ses lunettes de fortune pour masquer son dégoût, et feignit un air gêné : « Oh, je ne pensais pas que ça… cela… se verrait…

— Tsss tsss ! Je vous avais pourtant dit de ne pas abuser de la lecture. Les études, c’est chose noble, tant que l’on ne tue pas ses nuits aux ouvrages. À trop lire, on se tue la vue. À trop crier, l’on se tue la voix ! Je parle en connaissance de cause, ho ho !

— Oui… Je ferai attention.

— Vous ne pouvez pas savoir le mal que cela fait, de perdre à jamais un propre membre de notre corps. »

Oh, je ne peux que te contredire.

« Dites-moi, monsieur…, improvisa Neila, sans trouver de moyens de nommer cet inconnu.

— Appelez-moi George, enfin ! Ho ho, après tout ce temps, point de familiarités entre nous.

— Faites de même avec moi, dans ce cas. Shelly suffira.

— Ho ! Que nenni, mademoiselle Owlho. En tant que gentleman, l’étiquette m’oblige à vous respecter davantage. Regardez mon accessoire et osez me dire que cela vaut un “monsieur” venant de la virtuose ! » Il tira sur son nœud papillon, vert à poids blancs, et le lâcha, tout en disant « Ho ho ! ».

J’ai déjà mal à la tête…

« Que disiez-vous donc ?

— Eh bien… Pourquoi m’avoir rejoint ici ? tenta Neila.

— Pour la même raison que vous, pardi ! » Il sortit de sa poche un petit accordéon de papier, conçu à partir de tracts. « Ces robots sont d’un agaçant… Je ne sais pas de qui est l’idée de capitaliser sur le décès d’Abel, mais cela lui coûtera cher. Ce n’est pas le maire qui s’en embarrasserait, vu le peu d’importance qu’il porte à sa famille. Oh, j’espère que personne ne m’a entendu ! »

Il lui adressa un clin d’œil, sans qu’elle ne sût ce qu’il voulait clairement dire. Si elle ne trouvait pas le moyen de s’en débarrasser, elle risquait d’être démasquée. « On ne peut pas entrer, là-dedans ?

— Toujours pas, non. Je vois que vous avez fort besoin de lunettes, ho ho ! Voyez tous ces gardes.

— Pourquoi sont-ils là ? »

Cette fois, George ne répondit pas tout de suite. Neila craignit d’avoir dit une bêtise, posé une question sur un sujet que Shelly devait savoir. Mais la réponse fut au versant de ses inquiétudes, malgré le ton grave de la voix du clown : « Nous devrions être contents que personne ne puisse entrer. Ce qui s’y cache est bien trop précieux pour que des mains profanes s’y posent. Les savoirs d’Abel Lewis étaient énormes. Ho ho, assez pour révolutionner le monde ! Les Conservateurs auraient tout fait pour l’empêcher d’agir, et peut-être bien est-ce ce qui arriva. Qui peut savoir, ho ho ? Cela m’étonne de vous voir aborder un tel sujet ! Vous ne vous préoccupiez pas beaucoup de son travail, me semble-t-il.

— Des savoirs pour révolutionner le monde… Comme des cordes vocales mécaniques ?

— Exactement ! Ho ho ! »

Elle leva les yeux au ciel, sans retenir un sourire. Cet hurluberlu l’amusait, bien que sa présence fût gênante. Mais le sujet l’intéressait, tout compte fut. « Et vous pensez qu’il pourrait… qu’il aurait pu remplacer mes yeux ?

— Oh, vous n’en êtes pas encore à ce point ! Du moins, je l’espère, ho ho. Si votre cécité s’aggrave néanmoins, alors oui, vous pourriez espérer qu’un ingénieur aussi talentueux que lui voie le jour. En attendant… mollo sur la lecture !

— Promis », sourit Neila en le suivant, lui qui avait repris sa marche. Tentant un au revoir : « Je dois me rendre au bal, chez un certain Maxwell. Donc…

— Ho ho ho ho ! s’amusa George en tripotant son nœud papillon. Voyez-vous donc, chanceuse ! Peut-être m’a-t-il invité, hm ? Je me le demande ! »

Derrière sa moustache se cachait un sourire mutin, qui pétrifia Neila. S’il était invité, non seulement elle devrait supporter ses « Ho ho ! » toute une soirée, mais cela voudrait aussi dire continuer son rôle plus longtemps que prévu. Devant témoins, passait encore, mais devant un prétendu-proche… Eh ben ! Qui était ce gugusse, à la fin ?

« Les affaires vont mal, en ce moment, reprit ce dernier. La radio prend de plus en plus en popularité, et les nouvelles sont plus agréables à écouter. Qui s’embêterait à lire un journal !

— Moi, j’aime la lecture…, mentit honteusement Neila, qui abhorrait les livres.

— Je m’en rends bien compte, ho ho ! Mais, si je puis vous flatter, vous écrivez aussi bien que vous lisez. Rassurez-vous, au versant de vos yeux, ces jolis doigts ne vous abandonneront pas ! (Neila cacha ses phalanges cornées d’un réflexe.) Mais vous battez tout le monde. Quelle tenue de la plume ! Je ne pensais pas votre père intéressé par ces choses-là. »

De nouveau, elle déglutit de nausée. Penser que Shelly pût nommer cet homme son « père », auprès de personnalités de haut rang, était inconcevable. Elle espérait néanmoins qu’en privé, elle ne lui témoignait que l’irrespect qu’il méritait.

Frappée par la lumière, Neila plissa sa paupière gauche et trébucha, rattrapée par le grand bras de George. « Doucement, ho ho ! Ces chaussures sont assurément nouvelles, pour vous faire fléchir ainsi ! » Il se gaussa et l’accompagna dans ce tunnel lumineux. Ce n’était rien de moins qu’une cour, qu’à travers ses faces-à-main l’œil habitué de Neila découvrait. Illuminé de partout ! Les fontaines crachaient de l’eau remplie de paillettes d’or, les striures du marbre étaient serties du même métal, et comme profane, le cuivre se payait le luxe de refléter le tout. Quel amour pour ce métal propre à l’ingénierie, se dit Neila en des termes non moins élégants que « putain, la vache ».

« Je vous quitte ici, j’ai affaire ! Profitez bien de cette soirée, et ne tombez pas, ho ho ! » Enfin, George la quitta, et à sa surprise, elle n’en fut pas plus rassurée. Partout fourmillaient des inconnus, et de n’importe où pouvait venir un autre enquiquineur. Elle se rendit compte du bourbier dans lequel elle avait plongé : se faire passer, en ces lieux, pour une personne qui y avait vécu une moitié de vie. Montnimbe était vaste, assurément. Il n’était pas plus faux qu’une fille aussi adorable que Shelly à dix ans, aux cheveux d’argent et aux yeux saphir, ne pût passer inaperçue ici à seize.

Son parcours avait pourtant bien commencé : le vigile posté devant le téléphérique s’était aisément fait tromper. Shelly Owlho pénétra officiellement à Montnimbe depuis les cabines privilégiées. Cela confirma deux choses : tout d’abord, que cet imposteur de Victor avait effectivement usurpé l’identité d’un noble. En second lieu, que Shelly était en vie. Le clown à queue-de-pie jaune en était une preuve supplémentaire.

Une autre étape était à franchir : la liste des invités. Neila avait misé sur la noblesse de sa sœur – de son prétendu père, a fortiori –, et que les Owlho fussent tout bonnement invités à un bal d’un tel prestige. Un bal de sénateur !

Elle s’en rendit compte trop tard… Montnimbe était un quartier purement noble. Personne ici ne travaillait – ou du moins, les rares travailleurs ou serviteurs, s’ils n’étaient pas robots (pour apporter un semblant de prestige), n’en avaient qu’un accès limité et logeaient bien plus bas. Ainsi si Shelly y vivait, rien ne pouvait effectivement confirmer qu’elle pouvait entrer comme bon lui semblait dans ce genre de bal. Neila se mit même à regretter que Victor Owlho ne fût pas devenu sénateur ! Qui sut si ce n’était pas là son objectif ?

Suppliant la ville entière qu’elle ne se fracassât pas sur les pavés irréguliers de ce grand jardin, Neila s’approcha de la fontaine, où étaient appelés tous les nouveaux. Un humain, cette fois-ci, tenait une ardoise dans les mains, et à côté de lui une chambre noire. Étrange : en guise d’yeux, deux perles…

« Quelqu’un approche ! hurla ladite ardoise, visiblement animée. Quelqu’un approche ! Eh ! Quelqu’un…

— Merci, j’ai entendu », grogna tout bas l’individu. Tout sourire ensuite, s’adressant à Neila : « Identité ?

— B… bonsoir, parla Neila haut et clair, remise de voir un objet parler. Shelly Owlho. »

Immédiatement, l’ardoise se tourna vers elle. Au lieu d’une plaque noire, un écran, qui s’illumina avec le visage de Shelly. Ou le sien, car il affichait un air surpris. Après un flash venant de l’appareil photo actionné par l’aveugle, et de longues secondes à admirer les étoiles, Neila put voir entre ses doigts l’argentique signé au nom de sa sœur. Marqué derrière (flou, car elle n’y voyait toujours pas grand-chose), le nom du bal de fin de nivôse, et un poème qu’elle n’avait aucune envie de lire.

« Les étudiants d’Atélia sont rares en ces lieux ! Nous espérons que vous passerez un bon séjour à Everlaw, dit l’aveugle en rechargeant sa dangereuse arme à flasher. Bonne soirée à vous, mademoiselle Owlho.

— Ouais ouais ouais ! », grinça l’ardoise. Neila put les quitter, rassurée d’avoir passé la dernière étape. Après un dernier combat contre un escalier, elle se trouvait dans un énorme hall, au plafond si haut que les nuages noirs de Montnimbe parurent bas. Pendaient lustres, volaient lanternes, dansaient guirlandes, explosaient en discrets crépitements feux d’artifice, voire tournaient lampions, au-dessus de milliers de têtes. Perruques, chapeaux, plumes, accompagnés de tables nappées de blancs et serties d’une nourriture infinie, sur un sol drapé de velours. Bleu et blanc étaient au rendez-vous. Ainsi que des flocons.

Neila éternua, attrapant par la narine une de ces poussières volantes. Clignant des yeux, et tenant ses bésicles, elle traqua ces petites bestioles. Rêvait-elle ? Non ! Il s’agissait bien de neige, qui tombait depuis le plafond.

Les flocons étaient rares… Mais elle en apercevait. S’ôtant de la tête tout protocole, elle sauta telle une gamine pour en attraper. Son cœur était battant, sa vision nette, ses réflexes vifs ! Au rythme de l’orchestre qui jouait, ses bras frondaient. Pourtant, elle ne battait que de l’air, incapable de se procurer ces grains si précieux. Son rêve était à portée de bras – mais, était-ce possible ? Qu’en ces lieux, de la neige tombât ?

Manquant de renverser un inconnu, elle se reprit, s’excusa platement jusqu’à en faire tomber une de ses fleurs, et, rangeant celle-ci dans sa main, observa la neige tomber.

De la neige… Après tout ce temps. Elle souriait, béate, se questionnant sur l’origine de ces poussières. Elles étaient bien rares ! Bien fuyantes ! Mais au moins, elle en avait enfin vu. Il ne manquait plus que Shelly pour les admirer, avec elle.

Son agitation lui ayant creusé l’appétit, et sa cible n’étant toujours pas en vue, elle s’approcha d’une table en scrutant son contenu au travers des verres. Rien qui ne lui était familier… Où étaient les tranches de cactus grillées, les cigales, les cubes protéinés, les pains perdus ? Cette ville était décidément étrange, d’avoir des plats si colorés et si gros… Bien que ces petits pains aient été plutôt bons.

L’odeur l’allécha en un instant, mais deux dames prirent la priorité, et s’installèrent devant l’énorme cochon braisé. Piaillant : « Oh, qu’il faisait froid ! Je suis bien heureuse que les temps s’adoucissent.

— Ne m’en parlez pas… Mon mari, lui, aime tellement nivôse qu’il photographiait un coin de Montnimbe tous les jours ! Tout un catalogue de photos enneigées, voilà ce qu’il m’offrit pour nos dix-huit ans d’épousailles. Le croyez-vous !

— Vous aurez peut-être l’occasion de vous isoler de lui, pluviôse approchant ! » Elles se mirent à glousser, s’éventant exagérément. Soufflée, Neila s’éloigna très largement jusqu’à arriver près de l’orchestre, dont le chef s’agitait en concluant son morceau. Loin du flot d’applaudissements, elle choisit une table peu ou prou libre. Ici, des sucreries, qui l’attirèrent davantage. Elle en avait entendu parler, par McQueen, mais n’avait encore jamais pu voir ni goûter à ces merveilles. Elle se remplit la panse, de tout ce qu’elle put trouver. Gâteaux jaunes, tartes violettes, sucreries collantes, solides ou croustillantes… Mais, sur un gâteau, un flocon tomba. Se retenant d’aplatir la pâtisserie en voulant l’attraper, elle repensa à la conversation épiée à l’instant.

Des photos enneigées… Neila gonfla ses joues. Il fallut qu’elle arrivât à Everlaw après ce qui semblait avoir été une saison des neiges. Pourquoi en étaler partout, dans une telle ville ? Elle l’ignorait, mais elle se maudit de ne pas s’être échappée du saloon plus tôt pour voir cela ! Afin de calmer sa frustration, elle choisit de prendre ce gâteau solide, à l’aspect blanc comme la neige.

« La meringue ! Excellent choix. Je te conseille ce merveilleux coulis à la fraise. C’est d’un exquis… Une saveur difficilement descriptible. Ou cet assortiment de macarons ! J’ai bien du mal à ne pas vider le plateau à moi tout seul.

— Ah ? La fraise, c’est quel… »

Elle se figea. La voix qu’elle venait d’entendre lui gela le dos. L’orchestre avait cessé de jouer, et le jeune homme qui l’avait mené se tenait près d’elle. Insérant dans sa bouche une douceur à la fraise, un sourire mutin sur le visage, sa malice était téléphonée.

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