Chapitre 9 - Notes cuivrées

Par Daichi
Notes de l’auteur : Pareil, chapitre court et qui n'a pas été coupé en deux.

Devant l’immense centre de recherche de Pontmarchais, Suzanne et Neila paraissaient toutes petites. L’une plus que l’autre, Suzanne étant dotée d’un corps aux antipodes de celui de son Doc.

« Voilà ! Bon, tu y entres vite fait puis on retourne au labo, je t’ai dit que je voulais encore te garder en observation, au cas où. Tu es sûre que tu veux te séparer de ce cube ? Tu as bataillé pour l’obtenir, et de toute façon ils ne risquent pas de… Tu m’écoutes ? »

Neila était tournée littéralement dans l’autre direction, devant l’immense gouffre de vie qui faisait face au bâtiment. Un océan de véhicule, de piétons, de machines et de lumière se mélangeait devant elle. Le tout d’une clarté que sa loupe lui offrait. Elle voyait même un train quitter un bâtiment, avant de monter lui-même dans un ascenseur, aussi gros qu’un building. Cette ville n’en finissait pas, autant en circonférence qu’en hauteur… Le tout noyé dans une brume interminable, qui masquait l’horizon de métal infini. Une brume nimbée de lumière, qui cachait les plus grands mystères du monde.

« Neila ! »

La jeune femme se tourna, avant d’être de nouveau happée par autre chose : un enfant jouait avec des rollers, propulsés par vapeur, et semblait faire la course avec un petit chien mécanique télécommandé par un autre enfant. Sous le rire gai de ces enfants, Neila fut prise d’une soudaine envie de les rejoindre, s’allégeant le cœur et l’esprit.

« Allô, ici la Terre ! Neilaaaaa !

— Ah ! Oui, oui, je suis là, désolée ! dit Neila en se précipitant vers Suzanne, penaude mais jouasse.

— Bon, enfin, hein… Tu es sûre de vouloir t’en séparer ?

— Oui, affirma la jeune femme sans hésitation. Ce cube m’a pris mon œil, je compte bien ne pas lui faire l’honneur de servir à autre chose qu’à remplir mon portefeuille. Surtout qu’il ne m’a même pas été utile pour venir jusqu’ici, ç’a juste été une galère sans nom. 

— Si tu le dis… Mais bon, comme je le disais, ils ne… Ah, attends ! »

L’énorme appareil que portait Suzanne à sa ceinture se mit à vibrer dans tous les sens, agitant de petites clochettes. Elle le décrocha et appuya sur le gros bouton dessus, avant de porter l’engin à son oreille et à sa bouche.

« Allô ? Ah, Doc ! T’es rentré ? Oui, je suis avec elle… Non, pourquoi ?… Ah, mince, oui ! Euh, bon, j’arrive. »

Elle raccrocha l’engin au gros bloc à sa ceinture et se tourna vers une Neila qui la regardait telle une extra-terrestre. Pourquoi se mettait-elle à parler ainsi toute seule, devant tout le monde, un engin de métal collé au visage ?!

« Désolée, reprit Suzanne, je vais devoir rentrer… L’Doc a besoin de moi ! Je devrais pas en avoir pour longtemps, sinon je t’envoie Noah. Tiens, prends mon numéro ! (Elle inséra entre ses doigts un petit papier griffonné.) Attends ici une fois que tu auras fini, sinon téléphone-moi. À toute ! »

Sans attendre la moindre réponse – ou la moindre question, elle s’envola avec une spectaculaire enjambée, esquivant tous les passants et monocyclistes sur sa route. Une sacrée course, pour quelqu’un qui était paralysé quelques années auparavant.

Rangeant le bout de papier, Neila reporta son regard en direction du colossal bâtiment qui lui faisait face. Elle n’aurait su dire si l’intégralité des tuyaux et engrenages qui décoraient sa structure servait réellement à quelque chose ou ne faisait office que de pompeuse décoration. Les bâtiments d’Everlaw étaient tous étrangement affublés, mais tout semblait toujours logique : un tuyau amenait de la vapeur, une sortie de vapeur libérait de la pression, un engrenage actionnait un appareil, et une horloge indiquait tout simplement l’heure. Sur ce bâtiment cependant, rien ne semblait avoir de sens. Peut-être les ingénieurs affichaient-ils fièrement leur volonté de travailler sur toutes les technologies possibles et imaginables ?

Après avoir gravi les interminables escaliers qui menaient à la porte, elle franchit le seuil de ce qui aurait clairement pu s’apparenter à une banque de métal. Partout s’affairaient robots et ingénieurs, monocle sous l’arcade, stylo en main et montre à gousset dans l’autre. Comme si leur avenir dépendait de la seconde qui suivait la moindre de leur action, aucun ne quittait des yeux la première horloge qui leur passait sous le nez – certains avançant le nez levé, en direction des immenses aiguilles qui décoraient le plafond. Dont Neila.

Manquant de tomber – et de faire trébucher plusieurs ingénieurs, elle s’approcha de ce qu’elle devinait être un comptoir. Ici, un petit homme, d’environ un mètre moins dix, scrutant derrière son énorme monocle un entonnoir inversé. Qui ne fonctionnait pas comme il le souhaitait : la babiole finit alors d’un jet de la main dans un immense tas de déchets derrière lui, perpétuellement vidé par des androïdes à pelles. Il reporta son attention vers un autre gadget, plus ridicule encore, trifouillant sa moustache blanche avec ses gros doigts.

« Excusez-moi ? », demanda la petite voix de Neila, étouffée par le bruit incessant de l’endroit. Les sons du métal cogné, de la vapeur qui sifflait ou des engrenages qui tournaient n’eurent aucun mal à la rendre plus petite qu’elle ne l’était déjà. « Dites, excusez-moi… »

Même résultat.

« Excusez-moi !! hurla la jeune femme, en tapotant avec frénésie une clochette, ce qui fit tomber de ses deux tabourets le petit homme. Oh… J’vous demande pardon… »

L’individu revint sur son perchoir, remettant son monocle en place et adressant à l’inconnue un regard signifiant qu’elle le dérangeait. Neila ne perdit alors pas un instant et sortit de sa sacoche son cube de serrain.

« Je viens vous confier ceci, afin de savoir combien je…

— À QUI JE M’ADRESSE ? hurla le petit homme moustachu, ce qui fit reculer Neila de plusieurs mètres.

— Monsieur Cardwell, intervint un voisin, vous avez oublié votre…

— COMMENT ?!

— VOTRE SONOTONE !

— DE QUOI ?!

— VOTRE… » L’homme ne finit pas sa phrase et enfonça derechef un étrange appareil dans l’oreille du petit monsieur, qui le bidouilla quelques instants avant de grimacer lorsque ses tympans firent la rencontre du vacarme ambiant.

« Oui, c’est mieux, marmonna le fameux Cardwell. Eh bien, chère demoiselle, parlez donc !

— Euh… Je viens pour savoir concernant ce cube…

— Ma question vaut toujours, à qui m’adressé-je ?

— Neila Tryre, de Little Coin, soupira celle-ci. Je voudrais savoir combien je pourrais obtenir avec ce…

— Très bien, je vous mets sur liste d’attente, parla frénétiquement le petit homme en tapant sur une machine à écrire. Je vous donne rendez-vous dans six mois et quatre jours, à huit heures cinq. Merci de votre visite. »

Il reporta son attention sur la toupie à vapeur qui lui faisait face, et semblait lui ravir la rétine. Alors que, face à lui, Neila devint interdite. Elle tapota de nouveau sur la clochette, amenant le bureaucrate à lever deux yeux ennuyés vers elle.

« Il n’y a aucun moyen de vous vendre mon cube ? insista-t-elle.

— Vendre ? Vous pensez que nous sommes de simples marchands, ma chère ?

— Euh, de toute évidence non, mais je viens vous confier un artefact pour vos recherches, moyennant finances…

— Moyennant finances ! Voyez-vous ça ! », s’esclaffa l’homme en descendant de son siège d’équilibriste et faisant à toute vitesse le tour du bureau, afin de la rejoindre et attraper dans ses petites mains dodues l’objet en question. Sous le regard interloqué de Neila, l’homme observait dans les moindres détails l’objet, faisant tourner avec précisions les engrenages pourtant inamovibles du petit cube. Neila se couvrit les yeux, par prudence, tandis qu’une agréable lumière bleue sortit de l’engin.

« Une lanterne, dit simplement le chercheur. Vous me dérangez pour une lanterne ! Et vierge de surcroit. Sordide. Revenez dans six mois et quatre jours. »

Il lui lança nonchalamment l’objet au visage et revint s’asseoir à sa place à toute vitesse, alors que Neila remettait sa lunette en place après le contact inattendu de sa joue avec la relique.

« Cette lanterne m’a crevé un œil ! s’emporta Neila. C’est pas simplement…

— Oui, oui, s’impatienta le petit homme, et votre vue change constamment, vous allez me dire ? C’est ça quand on trifouille des artefacts serrain sans aucune expérience ! Maintenant, du balai, j’ai du travail. À moins que vous ne souhaitiez que je décale votre rendez-vous. »

C’en était trop. Neila rangea avec rage le cube maintenant éteint dans sa sacoche et sorti précipitamment de la grande salle, bousculant un robot sur sa route, ce qui provoqua un jeu de dominos fabuleux. Postée sur les marches devant le bâtiment, les coudes sur les genoux, elle regardait les enfants jouer avec une grimace d’agacement. Même ce doux paysage n’arrivait pas à la calmer. Tout ça pour rien ! Manquerait plus que ma nouvelle vie commence par un petit boulot pour trouver à manger…

Son ventre, par ailleurs, commençait à gargouiller. Elle avait certes bu deux litres d’eau à son réveil, mais ne s’était pas encore rempli l’estomac depuis qu’elle s’était évanouie. Elle sortit de sa sacoche les quelques billets que Suzanne lui avait offerts, afin de tenir en attendant de pouvoir vendre sa relique. Après tout, l’ingénieure elle-même avait semblé s’attendre à ce résultat pathétique.

Enfreignant l’ordre de celle-ci, elle quitta la place devant le centre de recherche, et visita les alentours. Les brumes lumineuses qui caressaient les hautes parois des niveaux supérieurs, les petits oiseaux de métal qui transperçaient ces nuages colorés, les quelques masses de fumées noires qui sortaient des immenses cheminées visibles à l’horizon ; le spectacle aérien de Pontmarchais agissait comme un baume au cœur pour cette jeune fille isolée. Si rien ne se passait comme elle le souhaitait, elle ne regrettait pas son voyage. Le moindre paysage valait toute une vie de labeur pour être admiré, même les pires d’entre eux. Elle inspira un grand coup, amenant dans ses narines la douce odeur du pain et des pâtisseries. Ses lèvres salivaient à l’envie d’y goûter, de sentir la douce pâte sucrée caresser sa langue. Cherchant la source de cette senteur, elle toucha du bout des doigts les parois de cuivre des bâtiments qui entouraient la rue. Parfois chauds, souvent froids, tout un spectacle de chaleur lui parcourait la main. Quand, alors qu’à sa vue la petite boulangerie lui apparut, elle se délecta de la musique qui dominait l’endroit.

Elle guida son regard jusqu’à la source de cette mélodie. Non loin de l’échoppe, sur une petite estrade près du précipice des niveaux inférieurs, se trouvait un étrange instrument, accompagné de sa musicienne. La silhouette, enrobée des nuages illuminés du vide qui lui tournait le dos, tenait dans ses petits bras un énorme saxophone. Ou, du moins, ce qui s’apparentait à cet instrument. Coiffant le tube du haut se trouvait l’ouverture d’un gramophone, d’où sortait ce son délicat. Le tube principal, accompagné de nombreux autres tubes d’où s’échappaient de fins jets de vapeur, était décoré d’uniquement trois petites touches, sur lesquels appuyaient les petits doigts de l’artiste. Tout en bas, deux autres sorties, donnant les basses et le rythme de la musique. La deuxième main de la jeune femme tirait sur un piston, droit et fin, changeant les sonorités de l’engin. Enfin, près de son visage se trouvait une entrée d’air, que de délicates lèvres caressaient alors qu’un souffle perpétuel entrait dans l’instrument.

Dansant sur un délicat jeu de jambes, la musicienne jouait une douce sérénade, pourtant non dénuée de rythme. De ses trois doigts, elle changeait la sonorité de son jeu : tantôt un curieux son de piano à vent, tantôt celui d’un violon de cuivre, quand enfin sortait celui d’une flute traversière. De cet impossible mélange naissait la musique qui faisant danser une petite foule de gens heureux. Sans se demander comment une jeune femme si fluette parvenait à tenir sans mal un si grand instrument, femmes, hommes et enfants dansaient et jouaient au rythme de la mélodie. L’artiste mélangeait ses trois sonorités, avec grâce et talent, dans ce qui semblait être une improvisation totale. Suivant le rythme de sa propre mélopée, elle jouait de son outil, les yeux fermés, dans une transe sophistiquée. Le public dansait à pas doux et délicats, dégustant de petites pâtisseries et flirtant, pour les plus jeunes.

Ce qui semblait être une grande poupée, au visage de porcelaine et aux longs cheveux caramel, achevait sa composition, dans un dernier soupir musical. Le petit public applaudit timidement, retournant rapidement à ses occupations, pendant que la musicienne récoltait le fruit de ses efforts dans un petit chapeau posé à terre : deux simples pièces de cuivre. Elle rangea son butin dans sa robe de servante, décorée de dentelle et de froufrous, aux touches chocolat à certains endroits, puis posa ses deux yeux mauves sur ceux vairons d’une spectatrice subjuguée. Fermant à nouveau ses yeux délicats, elle repartit sur une nouvelle mélodie, cette fois-ci plus mélancolique.

Neila resta ainsi, non capable d’estimer combien de temps elle fut absorbée par la sérénade de l’inconnue. De ce curieux instrument sortaient les sons d’une intense nostalgie. De la peur de la solitude, de l’angoisse d’être abandonnée, du souvenir d’un proche disparu. Sur la joue gauche de Neila lui quitta une larme, alors que le cinquième morceau s’achevait, la laissant seule en tant que public. Essuyant furtivement sa joue, elle regarda les quelques billets qui se perdaient dans sa poche.

À quelques sterlings près… Je lui dois bien ça.

Elle déposa alors dans le petit chapeau melon un billet, gisant seul sous le regard en amande de la musicienne. Neila osa un sourire, avant d’écouter son estomac et de marcher en direction des pâtisseries.

À la vue du prix de ces dernières, la jeune femme regretta soudain son geste altruiste, regardant ce qu’il lui restait de sous. Une petite douceur contre la moitié de son argent de poche lui fit réfléchir à combien l’attente d’un véritable repas chez le Doc Emil serait douloureuse. S’ils daignent m’en offrir un.

« Deux éclairs à la crème s’il vous plaît, dit une voix timide près de Neila.

— Ça marche », répondit le pâtissier en offrant à la cliente les deux douceurs. Une des deux fut ensuite tendue à l’adresse de Neila. Face à un délicat sourire et deux yeux mauves chaleureux, la voyageuse ne sut refuser.

« Merci, tenta timidement Neila en tenant la grosse pâtisserie entre ses doigts. Mais, pourquoi…

— C’est ton argent, après tout, dit la douce voix. Je ne l’ai pas réclamé. »

Plutôt que d’être offusquée de la remarque, Neila retint de chaudes larmes d’émotion, serrant la précieuse offrande contre sa poitrine.

« Ah ! paniqua un peu la musicienne. Non, ne pleure pas, je plaisante…

— Tu avais tellement l’air d’avoir besoin d’argent, renifla Neila, ça me fait mal que tu m’offres ça…

— Oh, fut surprise l’inconnue. Je ne suis pas tant dans le besoin que ça. Je joue principalement pour passer le temps. Et si je peux ramasser quelques pièces je ne suis pas contre, mais c’est la première fois qu’on m’offre un billet. Je préfère te le rendre avec un petit cadeau.

— Merci, répondit une Neila plus que touchée par l’attention, tandis qu’elles s’éloignaient de l’échoppe.

— Tes yeux semblaient supplier la Terre entière, minauda l’autre. Je ne pouvais pas te laisser comme ça. »

Neila rougit de honte alors que le doux rire de la musicienne éclairait son visage, dont les lèvres engloutirent la moitié de la pâtisserie. Elle l’imita, avant de fondre sur place, les larmes revenant tremper son regard satisfait.

« Pas mal hein ? dit la musicienne.

— C’est trooop boooonnnn », fondait Neila en dévorant l’éclair à la crème. Sa compagne finit également le sien, observant les yeux blessés de celle dont l’estomac se calmait. Restant ainsi pensive à l’observer, elle plia son instrument et l’attacha sur son dos.

« Je m’appelle Lyza, dit-elle à son encontre. Enchantée. »

——

Le véhicule dans lequel montaient les deux jeunes femmes semblait plus tenir d’un restaurant que d’un moyen de transport. Pour autant, il allait de gare en gare, ramassant une tripotée de clients affamés, ceux ayant fini descendant sans attendre et libérant la place. Lyza emmena Neila jusqu’à un coin du comptoir ovale, sur deux chaises hautes, et inséra deux tickets dans une petite machine.

« C’est une sorte de café ? demanda Neila qui regardait le petit robot partir après avoir avalé les deux tickets.

— En quelque sorte, sourit Lyza. Plutôt un restaurant rapide. On s’assoit, on mange, on descend. Pratique lorsqu’on n’a pas beaucoup de temps et qu’on a du trajet à faire. Ce qui est mon cas. Tu te rends où toi ?

— Moi, je… »

Elle n’eut le temps de répondre : le grand véhicule démarra à toute allure, sur les rails aériens de la ville. Manquant de tomber de son siège, et la bouche ouverte, elle fixa le paysage défiler derrière elles. Ce qui était le plus impressionnant, sans compter l’immensité visible de la ville ou les grands nuages de vapeur que le restaurant traversait, c’était de savoir qu’à trois mètres d’elle se trouvait un précipice sans vitre. Rien ne pourrait rattraper sa chute, en cas de glissade. Ce qui rendait l’expérience d’autant plus enivrante.

« L’adrénaline, ça donne faim, précisa Lyza. C’est pour ça qu’Arnaud arrive à tenir ce restaurant : n’importe qui dévorerait la moitié de la carte avant d’arriver à destination.

— C’est… (Elle marqua une pause, le temps de retrouver son souffle.) C’est incroyable…

— Tu vas où du coup ? »

Neila observait la carte des menus, alors que Lyza commandait auprès d’un robot à deux paires de bras. L’intégralité du contenu lui était étrangère, d’autant plus que rien ne semblait lyophilisé ou séché. Mais un plat attira son attention plus que les autres.

« En théorie, je devais rester près du centre de recherche. Mais si c’est rapide de voyager avec ça, je ne devrais pas avoir trop de mal à revenir.

— Si tu le dis. N’hésite pas à prendre ce que tu veux, c’est moi qui régale. Une petite pâtisserie, ce n’est pas vraiment suffisant. Surtout que tu m’as l’air fauchée. »

Le visage de porcelaine de Lyza, ainsi que son sourire fin et discret, contrastait avec son ton espiègle et son approche franche et directe. Au-delà d’être perturbant, Neila trouvait l’ensemble plutôt adorable.

« C’est vrai que j’ai pas grand-chose, avoua Neila. Merci encore !

— Ce n’est rien je t’ai dit, soupira Lyza en lui intimant de se redresser. Tu m’as écoutée jusqu’au bout, je te dois bien ça.

— Tu jouais super bien, ça m’a transportée… Je n’ai jamais aimé la musique, j’en suis la première étonnée. Tous ces gens qui sont partis, ça me fout en rogne !

— C’est ça, être artiste de rue. Beaucoup ne nous écoutent que le temps d’une chanson, et retournent à leurs occupations. Le temps est la denrée la plus chère, ici. Heureusement, ça n’est pas mon activité principale. »

Le cuistot à quatre bras déposa devant les deux clientes leurs assiettes respectives, et repartit aussi vite qu’il était venu, cuisinant sous les yeux de tous les autres clients affamés. Un florilège d’odeurs emplissait la grande table, vite chassées par les courants d’air qui entraient par les ouvertures. Lyza ne porta pas un seul regard à son assiette : ses yeux restaient braqués en direction du cuisinier de métal.

« Pauvre Arnaud. Il n’en a plus pour très longtemps. »

Neila, n’ayant le temps de saliver devant son étrange sandwich rond, lui signifia un air surpris.

« Il est sinistré depuis quelques mois maintenant. Il s’est très vite habitué à ses nouveaux membres, mais il n’est pas loin de craquer.

— Comment ça ? »

Lyza soupira, jouant avec une des feuilles de salade qui décorait la forêt présente dans son assiette. Elle posa sa joue immaculée sur son poing, plongeant un regard vide sur le bois ciré du comptoir. Sur celui-ci se posa une petite chouette de métal, ses grands yeux ouverts en direction de la musicienne. Elle tendit son doigt, et il s’y posa, sans attendre. Neila regardait avec grand intérêt le petit robot, qui sautillait sur place sans émettre le moindre son. Ses grands yeux s’ouvraient et se fermaient comme des focales d’appareil photo. Lyza ne les lâchait pas du regard, expliquant enfin :

« Un cuisinier qui ne peut pas goûter ses propres plats tomberait dans la folie, tu ne crois pas ? Ce qui le maintenait en vie, malgré sa vie acharnée, c’était cet endroit. Son chez lui. Son bébé. Sentir le vent remuer ses cheveux alors qu’il cuisinait, les odeurs caresser ses narines, ses papilles juger ses propres créations. Il parlait et rigolait avec les clients, leur serrait la main, buvait parfois avec certains d’entre eux. Aujourd’hui, il a placé toutes ses économies dans ce corps, le sauvant de son cancer. Il peut cuisiner… Mais n’a aucun moyen de parler, de toucher, de sentir ou de goûter. Il agit comme un… »

Elle se stoppa un instant, plaçant une de ses longues mèches de cheveux derrière son oreille. La petite machine ailée parcourait le visage des deux filles de ses globes jaunes.

« Comme un robot, devina Neila.

— Il économise afin de s’acheter une voix, mais il met un pied supplémentaire dans la tombe avec ça. Il le sait, mais l’accepte. Le dernier hommage que je pouvais faire, à cet homme résigné au bonheur de ses clients, c’était bien de venir ici tous les jours en rentrant chez moi. Et y amener une amie. C’est la première fois d’ailleurs que je mange avec quelqu’un.

— C’est pas vrai ?! s’exclama Neila, brisant le solennel qui commençait à s’imposer. Une fille aussi douée et belle que toi ?

— Je prends le compliment, s’étonna Lyza en soufflant sur l’oiseau, qui s’envola jusqu’au comptoir. Mais je suis surtout rigide.

— Que ça soit garçons ou filles, tout le monde devrait te sauter dessus ! Surtout en t’entendant jouer de ton… De ton, euh… » Le regard de Neila se porta sur l’étrange instrument replié dans le dos de la musicienne, caché par ses longs cheveux ondulés. « Ça a un nom ?

— Un saxograme. C’est rare que quelqu’un arrive à en jouer.

— J’ai du mal à savoir comment ça fonctionne… Mais si tu arrives à y jouer, c’est que t’es forcément une fille incroyable. Que personne ne t’écoute, c’est…

— Injuste ?

— Voilà ! » Neila croisa les bras, claquant sa langue de frustration. Lyza rigola franchement, demandant au cher Arnaud deux verres d’un liquide brun et à l’odeur de plante. « Je pourrais payer tout ce que j’ai rien que pour t’écouter jouer.

— Tout ce que tu as ? minauda Lyza, plaçant devant Neila son petit verre. Tu n’as pas l’air d’avoir grand-chose.

— C’est pas faux… Ah, si ! »

Elle sortit de sa sacoche le cube de serrain, attirant à la fois les yeux d’amande de la musicienne et ceux parfaitement ronds du volatile.

« Tu ne saurais pas où on peut vendre un truc pareil ? hasarda Neila.

— Si, mais c’est assez loin d’ici. Un endroit plutôt malfamé, où rôdent souvent des robots policiers. Si tu retournes au centre, tu ne trouveras pas grand monde pour te l’acheter.

— Aaaah, râla Neila en cognant son front contre le comptoir. Rien à faire, alors.

— Tu peux venir avec moi. Je réside dans un hôtel, je peux t’avancer la chambre.

— Non, non ! refusa catégoriquement Neila. Tu as payé suffisamment de choses pour moi !

— Mange ton plat déjà, sinon je l’aurais payé pour rien. »

Neila reporta son attention sur son assiette, où reposait le sandwich encore brûlant. Il s’agissait d’une tranche ronde de pain mou, surmontée de feuilles de salade, de tomates, d’un steak et de fromage. Le tout coiffé d’une nouvelle tranche de pain, décorée de graines. Face à cette énorme masse de gras encore frétillante dans son assiette, Neila se surprit à gargouiller. Affamée, elle chercha des couverts pour entamer son festin.

« Tout se mange à la main ici, sourit Lyza en lui présentant ses doigts couverts de sauce. Ce n’est pas un restaurant prestigieux. »

Prenant son courage à deux mains, Neila attrapa le sandwich et y planta ses crocs, laissant une bonne partie du contenu dans l’assiette lors de sa tentative. Malgré cet échec cuisant, l’unique œil de la fille à lunette brilla de mille feux, ses papilles enjouées des saveurs qui se déversaient dans sa bouche.

« C’est si gras ! s’exclama-t-elle, savourant plusieurs bouchées à la suite.

— Tu as l’air d’apprécier.

— Tu m’étonnes ! Il n’y a rien de si gras dans le désert. » Elle vint lécher ses doigts, ayant intégralement englouti son affaire, le ventre repu. Elle espionna du coin de l’œil le plat de légume de Lyza. « Ça m’a l’air moins savoureux.

— C’est moins gras, je fais attention à ma ligne. »

Neila caressa son ventre, l’imaginant soudain prendre plusieurs kilos d’un coup.

« Même si j’avoue ne pas être férue de légumes », continua la musicienne.

Les deux filles échangèrent un rire, et prirent chacune leur verre une fois l’assiette de Lyza vidée. Neila plongea son nez dans le petit contenant, grimaçant sous l’odeur médicamenteuse qui s’en dégageait.

« Tu n’as pas l’habitude de boire ? demanda Lyza.

— Ça m’arrive, mais ça m’a l’air bizarre ça…

— Cul-sec ? », sourit sa partenaire, un air de défi traversant son visage aux formes parfaites. Neila ne résista pas à la tentation et avala son verre d’un seul coup, après avoir l’avoir levé, au-dessus de sa tête. La quinte de toux qui l’assaillit finit de briser l’expression sérieuse de Lyza, qui exprimait cette fois-ci un véritable rire. Pour ce spectacle rayonnant, Neila ne regrettait pas d’avoir perdu toute sensation dans sa gorge. La musicienne, quant à elle, mit du temps à avaler son verre, sous les moqueries de l’aventurière. Non satisfaites de ce round, elles commandèrent un deuxième verre, très vite suivi d’un troisième.

« J’adorerais avoir un talent comme l’tient, se confia Neila, l’ivresse la gagnant peu à peu. T’écris des morceaux, aussi ?

— Non, avoua Lyza en lui tendant un nouveau shot. Je n’aime pas codifier la musique. À dire vrai… j’aime improviser. Me laisser emporter par mes inspirations, par les mélodies que je crée. J’aime me dire que je suis l’instrument de ma musique. Je danse aussi, parfois, en me laissant guider par mes petites jambes. En cours, je suis obligée d’écrire des partitions, et… je dois avouer les trouver plutôt médiocres.

— En cours ? T’es élève, un truc du genre ?

— J’étudie au conservatoire impérial. Ce n’est pas vraiment l’endroit le plus chaleureux du monde, mais j’admets y trouver certaines compos… intéressantes. »

Tentant de se tenir droite sous l’effet de l’alcool, Neila réfléchit. Elle avait vu une mention du conservatoire impérial sur le journal de la veille, à la une. Quelque chose concernant la « fête de nivôse » – ou s’en rapprochant, ainsi qu’un nom familier. Se rappelant que le Victor Owlho de ses souvenirs mentionnât des partitions de musiques, elle demanda à brûle-point : « Lyza… Tu as un professeur qui s’appelle Olw… Owh… Owlho ? »

La question étonna Lyza, qui posait une grande bouteille sur le comptoir. « Tu le connais ?

— Oui… Enfin, non. Je l’ai vu dans le journal.

— Ah, comprit Lyza. La “fête de fin de nivôse” ? C’est lui qui s’occupe de l’orchestre. C’est plus un bal de nobles qu’une véritable fête, le tout sous invitation. Elle n’aura lieu qu’à Montnimbe.

— Montnimbe… Je sais même pas ce que c’est », se lamenta l’éborgnée, scrutant la bouteille. Sur l’étiquette de celle-ci était dessinée une espèce de cage à oiseau, qu’elle eut du mal à définir en tant que telle tant son esprit était brumeux. Lyza posa son doigt sur le bas de la cage, puis suivit son contour avec son ongle.

« Vois Everlaw comme une grosse cage. Tout en haut, tu as les quartiers nobles, Montnimbe. Juste en dessous, Belleville. » Lyza pointa du doigt leurs arrières, et Neila put admirer de superbes bâtiments illuminés. Ils contournaient le gouffre et trônaient au-dessus des nuages, comme s’ils les repoussaient naturellement par leur lumière. Plissant les yeux, Neila comprit qu’il s’agissait de grandes hélices, qui maintenaient les brumes à distance. Scrutant l’horizon, elle vit aussi de petites cages, suspendues à des fils. Elles montaient, rejoignant le plafond brumeux. « N’y vas surtout pas habillée comme ça, reprit la musicienne, tu te ferais arrêter en un rien de temps. J’imagine que t’es inscrite sur les listes de Mercy ?

— Euh, oui, supposa Neila, qui n’en savait trop rien. Mais, tu parles de Belleville ou Montnimbe ?

— Belleville, pardi. Tu ne penses quand même pas qu’on peut entrer à Montnimbe comme ça ? Seuls ceux qui y habitent ont le droit d’y entrer. C’est eux, là, dans les petits téléphériques. » Elle désigna les petites cages, faiblement ballottées par les courants d’air. « J’ai déjà tenté, je me suis fait sauvagement repousser. Le conservatoire est à Belleville, mais il n’y a quasiment que des nobles. Ils considèrent presque ces beaux quartiers comme une poubelle, c’est assez navrant.

— Toi ? Ne pas avoir le droit de monter tooouuut là-haut ? Avec un si beau minois ! Quel crime ! lança Neila.

— Je ne peux pas en dire autant de toi, rétorqua Lyza. Si tu faisais un effort, avec un peu de maquillage et une petite tenue chic, tu pourrais tenter de visiter le conservatoire. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Ç’doit être chouette », marmonna Neila en avalant le verre qu’elle avait en main, regardant le petit hibou s’envoler hors du restaurant. À cet instant, elle rêvait de pouvoir se balader aussi librement que lui. Découvrir un monde sans frontières, sans limites. Pour oublier ses rêves, la jeune femme reprit une gorgée, d’une longue série de verres que Lyza lui avait préparés. Celle-ci fit descendre Neila au terminus, la traînant sur ses épaules. Bien que téméraire, la jeune fille à lunettes supportait moins l’alcool qu’elle. Elle voyait les marches d’un escalier tordu sous ses pieds, menant à une porte en mirage. Dans le hall de ce qu’elle devinait être un hôtel, où tout le monde était en double, Lyza l’assit sur un canapé et la laissa seule quelques instants. Quelques instants où la lunette de Neila glissa, lui permettant d’admirer l’océan de couleurs abstraites qui s’offrait à elle.

Jusqu’à ce qu’un contact glacé et humide contre sa joue la ramenât plus ou moins à la réalité. Près d’elle, elle devinait la silhouette élégante de Lyza, qui tenait quelque chose de très froid dans la main.

« Tiens, bois. Ça va te faire du bien.

— C’quoi ? tenta d’articuler Neila, cherchant sa lunette à tâtons.

— Un jus de fruits. Sans alcool, promis. Bois tout lentement, ça va t’aider à récupérer. »

S’installant à ses côtés, elle guettait ses mains tenter d’ouvrir avec difficulté la canette. Une première pour Neila, qui n’avait connu jusqu’ici que de simples verres. Lyza lui ouvrit, par pitié, et lui montra comment boire.

« Je ne m’attendais pas à tenir mieux l’alcool que toi, avoua Lyza.

— J’tiens très bien f’gure toi…

— Mais oui, mais oui. Il ne faudra pas tarder à aller dormir. »

Neila chouina et se frotta le visage avec la canette, soupirant d’allégresse. Son corps était léger, son visage rafraîchit. Avant que son esprit se dissipât, elle entendit une sonnerie. Qui la fit sursauter, au point d’en faire renverser sa canette. Le froc trempé, elle tourna autour d’elle, attrapa sa lunette, et vit un homme décrocher un petit appareil du mur, avant de parler dedans. Similaire à ce que portait Suzanne à sa ceinture.

« Ne panique pas comme ça, se moqua Lyza. Tu montes ? Ça m’embêterait que tu vomisses ici.

— ’ttend », se reprit-elle, comme elle le put. Frottant la cicatrice qui entourait sa paupière, et enroulant une mèche de ses cheveux rêches autour de ses doigts, elle imagina un petit scénario. Risqué, mais probablement trop extravagant pour qu’on pût la soupçonner de quoi que ce fût. Sortant le numéro que Suzanne lui avait donné : « Tu sais comment ç’fonctionne, ces machins collés au mur ? »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez