Chapitre 10 - Gorge nouée et mécanique (II)

Par Daichi

Neila braqua sur Victor Owlho un regard enflammé, derrière ses deux verres ridicules.

La première chose qu’il fit, ce fut de les lui subtiliser. Encore sous le coup de la surprise, Neila ne put les récupérer, et se trouva avec sa vision peu nette – quoiqu’encore suffisante pour distinguer la trogne insupportable et asymétrique de ce pontife à deux ronds. « Rends-moi ça…

— Ma fille, enfin ! Tu n’as jamais eu besoin de ce genre de chose. Si l’on venait à croire que ta vue baisse, comment pourrions-nous espérer que tu restes dans ton école, hm ?

— De quoi tu…

— Oh… Attends. » Il attrapa d’entre ses doigts la fleur, qui avait chu de ses cheveux. Délicatement, il la replaça, caressant ses mèches, et son oreille. D’instinct, elle le poussa. « Ha ha ! Attention, je pourrais tomber. »

Neila sentit son propre visage se crisper. Mais, pour se calmer, planta ses ongles dans sa paume. Rien chez lui n’indiquait un quelconque doute quant à son identité. À ses yeux… elle était Shelly. Sa fille – bien que cette idée la rebutât.

« Mes excuses… C’est que… vous m’avez surprise.

— Surprise ?

— Je… ne m’attendais pas à vous voir.

— Me voir ? Pas sûre que tu y voies grand-chose, sans ce petit gadget. » Alors que Neila tenta machinalement de remettre sa lunette en place, il continua : « Allons bon ! Je t’imaginais a minima plus maligne. Tu ne pensais tout de même pas la rencontrer, ainsi affublée de son nom, me trompé-je ? Quelle cocasserie d’imaginer des jumelles se rencontrer par hasard en plein bal ! » Et, voyant qu’elle ne comprenait toujours pas, il rit doucement et lui prit la main. Sans lui laisser le loisir de protester, il l’obligea à entendre : « Elle ne peut pas se trouver ici et à l’autre bout du monde en même temps. Si tu souhaites me piéger, apprends à bien le faire. Mieux que moi. »

Ayant enfin compris qu’elle était démasquée, elle ôta les doigts des siens, mais il se fit insistant. Sourcils froncés, il baissa la voix. « Laisse-toi faire, tu es ma fille. » Puis, il reprit d’une voix plus forte, serrant avec force la main de l’étrangère dans ses doigts cornés de musicien. « Cela me ravit de te trouver ici ! Je m’inquiétais de ne pas te voir avant un an, mais j’oubliais que tu ne ratais aucune occasion de me désobéir. Si cela me vaut d’être ainsi comblé, je jette l’éponge. J’espère que ce début de cérémonie te plaît. Oh, la suite risque d’être amplement plus intéressante : dans le fol espoir de te voir arriver, je t’ai préparé quelques surprises qui, j’y crois, te satisferont. »

Il leva la main tremblante de Neila et l’embrassa élégamment, attendant d’elle une réponse. Son regard se faisait insistant, à mesure que la jeune femme prenait sur elle afin de trouver le ton adéquat pour répondre. Les gens s’amassaient autour de la table aux sucreries, les oreilles prêtes à entendre le moindre mot de travers qui pourrait la trahir.

« Certes, dit-elle simplement, trahie par son manque d’improvisation.

— Je t’ai inscrite sur la liste, par naïveté, mais… Je me demande tout de même ce que tu fais ici, sans personne pour t’accompagner. Non pas que cette surprise ne me couvre guère de joie, mais tu me connais ! Je suis du genre à vouloir tout décoder. Oh, non, ne me réponds pas, cela ne serait pas drôle pour moi. Tu veux goûter ce millefeuille ?

— Non merci.

— Tu rates quelque chose. J’ai du mal à me passer des sucreries… Mon palais les apprécie autant que mes oreilles se délectent du son de mes instruments. Ces deux douceurs me manquent tant, au conservatoire ! J’espère néanmoins que le fruit de mes efforts te fera honneur. » Il rit d’un coup, tirant doucement la main de Neila à l’écart de la table. « Je parle, je parle, cela me manque de me confier autant à quelqu’un. Mais toi donc ! Tu ne me dis rien.

— Que voudriez-vous que je dise ? » Le ton de sa voix était glacial, peinant à trouver un moyen de se sortir de cette situation. À cela, Victor lui caressa la joue de son doigt, la jeune femme réprimant une grimace de colère.

« Tout ! Un père doit-il batailler afin d’entendre les émois de sa fille ? Oh ! Voici donc que ma première surprise s’avance. »

Il se tourna en direction de la scène, sur laquelle s’installait un petit groupe de violonistes, violoncellistes et contrebassistes. Devant eux, un simple robot tenant une baguette d’orchestre. Pour si peu, le chef d’orchestre n’allait pas se fatiguer !

La douce mélodie démarra, invitant les convives à entamer une danse noble et raffinée, par groupe de deux. Les hommes peinaient à trouver une femme comme partenaire, elles qui fuyaient férocement la valse qui s’annonçait. Victor n’en eut pas besoin : il avait déjà dans les mains l’instrument de sa danse, dans laquelle il l’invita sans refus possible. Neila se trouvait au milieu des danseurs, plaquée contre le torse du jeune adulte, ses yeux à hauteur des siens. En cinq ans, elle avait rattrapé sa taille. Mais du reste, elle n’était pas moins dépassée par la situation qu’à l’époque.

« C’est le morceau préféré de Shelly. Suis donc mes pas, laisse-toi guider simplement. » Il profitait du son des instruments pour ne plus masquer ses intentions. « N’aie pas peur, je te laisserai vaquer à tes occupations juste après. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas parlé ! »

Il commençait leur valse, alors que Neila bataillait pour tenter d’en comprendre les mouvements. Forcée de rester ainsi contre lui, main dans la sienne, hanche attrapée sans gêne, et d’obéir à ses mouvements sans protestation était un calvaire pour elle – mais tenter de suivre le rythme d’une danse dont elle ne connaissait rien était le pire. Elle n’écoutait que d’une oreille, l’autre peinant à suivre la mélodie sur laquelle tous se calaient. Shelly savait-elle danser ? J’en sais rien, mais il vaut mieux que je ne tombe pas, cette fois…

« C’est une lentille dans ton œil droit ? Ou bien tu vois un peu plus clair qu’avant ?

— Ça ne te regarde pas, grogna Neila avant de trébucher.

— Ola, ola ! ricana le professeur en la rattrapant. Je devine que tes yeux sont tout aussi mauvais qu’à l’époque. Tu ne vois même pas où tu poses les pieds, pas vrai ? »

Alors que la musique s’emballait, il la fit tourner deux fois sur elle-même, avant de la coller contre lui, de dos. Puis, il la jeta au loin, tenant le bout de ses doigts, et la ramena contre son torse, accélérant ses pas. La jeune femme n’eut plus besoin de suivre un rythme quelconque : il la faisait bouger à sa guise. Il la menait d’une seule main, impuissante qu’elle était. Et, de surcroît, il ne comptait pas s’arrêter sur quelques mots échangés.

« Quelle est la raison de ta venue ? Dis-moi tout, je brûle de tout savoir ! Tu n’espérais tout de même pas la retrouver en te déguisant comme ça ?

— Non, ragea Neila alors qu’il la tenait à quelques centimètres du sol. C’est toi, que je voulais voir.

— Moi ? Moi ! Quel honneur, tu me flattes, sourit-il en la ramenant prestement contre lui. Et cela est d’autant plus touchant que ces mots sortent de ta bouche, avec son visage. Elle ne me dit pas souvent ce genre de chose…

— Ça m’étonne pas, le railla Neila, à bout de souffle.

— Je ne taris pas d’éloges à son égard pourtant, soupira Victor. Mais que veux-tu ! L’adolescence, c’est difficile, et ça peut finir tard. Mais elle se débrouille très bien, à l’école. »

À la mention de Shelly, Neila braquait sur lui un regard quitté de tout jeu de rôle.

« Une fille très douée ! D’excellents résultats, dont les bourses d’études m’ont assuré le soutien certain d’un ingénieur de renom.

— Elle va bien ? demanda spontanément Neila. Qu’est-ce que tu lui fais ?!

— Oh, rassure-toi. Elle m’est bien trop précieuse pour que je m’en débarrasse. Elle est réellement à Atélia, dans une université d’astronomie. Elle semble s’être prise d’affection pour cette matière. Peut-être quelque chose qui la rapproche de sa petite sœur ? »

Le souffle court, Neila tentait de ne pas trébucher tandis que le danseur la fit tourner autour de lui avec vigueur.

« Laisse-la partir ! Ce n’est pas ton jouet !

— Un jouet ? Non. » Il prit soudain un air plus grave, tordant les doigts de la jeune femme. Celle-ci crispa son visage de douleur, et se laissa porter au-dessus de lui, dans un magnifique mouvement que peu avaient réussi sans perdre l’équilibre. Neila atterrit, de dos à son meneur, les doigts serrés.

« Tout comme toi, il s’agit d’un instrument. Un instrument est précieux. Il fait partie de l’orchestre. Un jouet, c’est un objet futile qu’on jette avec dédain lorsque nous n’en avons plus l’utilité. Je m’amuse avec certaines personnes, certes. Mais pour mes instruments, ça va au-delà de ça. »

Il acheva alors la chorégraphie, de nouveau face à elle, plaçant sa main sur le bas de son dos et l’amenant à tourner avec lui, jusqu’à s’immobiliser à la dernière note. Sous le tonnerre d’applaudissements, il sourit alors.

« Il n’est pas déplaisant de voir certains instruments jouer par eux même. Tant que je tiens la baguette et la plume, j’aime découvrir la manière dont on interprète ma mélodie.

— Tu parles beaucoup, siffla Neila, lui lançant un regard de pur mépris.

— J’aime à l’entendre ! M’en n’en restons pas là. À moi de t’écouter maintenant, j’espère que tu as toujours du souffle ! Allons dans un coin… Oh, si ce n’est pas le sénateur Maxwell ! »

Il passa en force ses doigts entre les siens, sans consentement aucun, puis s’inclina. Il la força à faire de même, sans qu’elle n’en eût le choix, ni le loisir de voir leur interlocuteur. Qui dit alors, de sa voix mécanisée : « Ho ho ! Vous êtes le chef d’orchestre, n’est-ce pas ? Et le père de la virtuose ! J’ai peu eu l’occasion de vous parler. »

Neila s’étouffa, reconnaissant la voix et l’allure du bonhomme. George, oui, mais Maxwell avant tout… La soirée partait finalement assez mal, de s’être retrouvée en présence de si prestigieuse personne en tant qu’intruse.

« C’est pourtant toujours un honneur Sénateur, comme s’il s’agissait de la première fois, répondit Victor. Shelly, il me semble que vous vous connaissez ?

— Mieux ! Nous nous sommes vus dehors. Je craignais qu’elle ne tombe, avec ses lunettes ! Ho ho ho !

— Oui, tenta timidement Neila, il m’a… »

Les doigts de Victor écrasèrent les siens, la coupant dans son élan. Elle réprima un couinement, puis sentit les binocles lui être rendus, avec un geste d’agacement.

« Oh, oui, reprit-il, les lunettes… À vrai dire, je pense qu’avec une petite opération, cela ne saurait être un problème durable ! Soyez sans crainte, vous pourrez toujours compter sur elle pour repérer les fautes dans vos journaux !

— Mes fautes ?! s’offusqua faussement George Maxwell. Mais enfin ! Mes rédacteurs sont parfaits. Pas une erreur trouvée en dix ans, oseriez-vous en dire autant, vous et les fausses notes de vos élèves ?

— Eh bien, minauda Victor, je pense que ma fille rattrape de très loin toutes ces erreurs. » Il lui baisa la main, ne manquant pas de lui faire exprimer une grimace de dégoût. Comme si un odieux crapaud venait de faire de même.

« Ho ho ! Voyez comme elle est gênée !

— Elle a toujours été d’un grand timide, s’excusa le musicien. Permettez que nous nous retirions ? Sa visite fut une surprise pour moi, et je ne la verrai pas beaucoup cette année…

— Ho, faites donc, s’excusa Maxwell, avant de s’exclamer. Ho ! Ho ! Diantre, encore ces satanées choses ! »

Le sénateur jaune levait la tête, scrutant une ombre qui venait de fuser. Depuis ses binocles, Neila crut voir un volatile, tourner en rond, avant de disparaître dans un recoin inconnu du plafond. « Un… oiseau ?

— Une chouette, rugit Maxwell. Si je tenais la sale chèvre qui manipule ces engins parasites, ho ho ! croyez-moi que j’en ferais la une des journaux pendant une semaine !

— C’est vrai qu’elles sont embêtantes, avoua Victor. J’avoue en voir parfois sur ma fenêtre, mais j’imagine que les gens de votre position sont plus qu’embêtés par leurs yeux fouineurs.

— Vous n’imaginez même pas. Je m’en vais demander qu’on la chasse. Et chercher où peut bien se trouver ma fille, elle ne me donne aucune nouvelle depuis hier… Ho ! vous en avez de la chance, M. Owlho. Profitez bien de cette fin de nivôse ! Virtuose, père de virtuose, ho ho ! »

Il les épargna de ses « Ho ho ! » pour de bon, partant d’un pas pressé. Victor lança à Neila un regard sans étincelle, serrant ses doigts, puis les lui lâcha, comme vexé. « Quel calvaire que tu m’imposes ! Me voilà dans l’obligation d’offrir des soins fictifs à ma fille, et de lui demander de tenir des lunettes pour un temps… Oh, mais j’imagine que cela te réjouit de me contrarier ainsi.

— Je m’en fiche. Je veux juste savoir où elle est. »

Elle le laissa lui prendre élégamment le bras et l’amener plus loin, sans se presser. N’y voyant rien, elle se fit guider, par celui qui se faisait passer pour son père au milieu de tous. C’était mieux que de trébucher ou se cogner contre quelqu’un.

« Encore ça ? soupira Victor, se pinçant le haut du nez. Il est fatigant de se répéter. Lève le pied, on monte un escalier. Parle tout bas. » Il la fit prendre un virage après l’escalier, puis s’approcha d’un groupe de dames sur le balcon. Il toussa d’un coup, attirant leur attention : « Mesdames, enfin ! que faites-vous ici ?

— Plaît-il ? se plaignit l’aînée. Jeunot qui nous importune en pleine discussion, c’est fort de café de nous demander cela !

— Ce n’est pas ce que je voulus dire. Simplement, vous savoir si près de la porte douze…

— La porte douze ? demanda naïvement la plus jeune, en regardant ledit numéro.

— Eh bien… La chambre des invités. Que n’importe qui peut emprunter pour une soirée, tant qu’ils sont deux. Si vous voyez ce que je veux dire… Oh, peut-être que mon oreille absolue est la seule à entendre ce qu’il s’y passe ? Grand bien vous fasse, mes aînées et demoiselles ! »

Elles se cachèrent le visage avec leurs éventails et commodités, rouges de honte, et quittèrent prestement le balcon. Victor s’amusa de son effet et s’accouda à la rambarde, observant le bal. Un florilège de tenues extravagantes et de tablées à victuailles, que le regard de Neila n’observa qu’un temps, interrompu par une poussière blanche. Un petit flocon flottait devant elle, tranquille et sans peur. Elle leva tout doucement la paume, jusqu’à lui, pour qu’il s’y posât.

Victor souffla dessus, pour le faire s’envoler. Elle n’eut même pas envie de lui lancer un regard assassin, se contentant d’en trouver un second, plus loin.

« De la neige artificielle, dit-il. Il en tombe tout nivôse, et elle disparaît peu à peu. Elle sert à refroidir la ville, qui surchauffe toute l’année. Plutôt ingénieux, à défaut d’être d’un agaçant… »

Neila, qui attendait qu’un flocon se posât sur sa main, retira celle-ci. Comme dégoûtée de ces petits grains qui flottaient. Victor épousseta la rambarde, qui en était recouverte, et fit pleuvoir cette « fin de nivôse » sur les invités du dessous. Toute leur magie s’était ainsi envolée, et la jeune femme se traita de nombre d’insultes. Mais elle avait finalement trouvé le défaut de Montnimbe : une perfection artificielle, qui flottait dans l’air à constance. Bien que cela valût pour la ville entière, elle ne démordrait pas de l’impression que Pontmarchais lui avait faite le premier jour.

« Elle est à Atélia, reprit Victor, au sud du pays. Les tickets coûtent assez cher, et maintenant que tu es entrée ici, peu de chance que tu puisses partir dès demain. Cessons d’évoquer ma fille, parlons de toi plutôt. Tu souhaites la revoir, j’imagine. Je ne ferai rien pour t’en empêcher, moi qui t’ai permise d’entrer ici.

— Paie-moi un ticket, tiens, railla Neila. Ou amène-la ici.

— Ha ! Non, je ne peux me le permettre cette seconde option. Quant à la première, cela tombe bien ! »

Victor sortit de sa poche un bout d’aluminium, gravé de décorations et d’un nom : « Flicky Way – Dawnbreaker ». Mais il ne semblait pas neuf. En compagnie des dessins et du texte se baladaient des griffures, des écorchures et des rayures. Le tout recouvert de quelques traces de poussière, aux côtés des pliures qui témoignaient d’un échange de mains récurent. Il l’agita sous son propre nez, s’amusant du bruit couinant que cela provoquait, et laissait à la jeune femme la joie d’exprimer son étonnement. « Un jeune homme me l’a vendu, en échange d’une relique à Flicky Way. Il n’en a finalement pas eu besoin, passé grâce à un sinistré…

— Quoi ?! Il avait une… » Neila préféra se taire, au risque d’alerter autrui. Elle tourna ses verres d’un bout à l’autre du balcon, s’assurant que personne n’y avait jusque-là posé les pieds. Waylon avait eu une relique, depuis le départ… C’était logique. Elle ne pouvait lui en vouloir de le lui avoir caché, d’autant qu’il n’avait plus de ticket à ce moment-là. Le seul moyen pour lui d’entrer dans le train avait été de la suivre, elle et Will, et de tenter de récupérer un ticket en faisant la queue. Ou bien, il espérait rendre la relique à Victor et récupérer le ticket en échange, lors de la sélection ?

« Une relique, oui, sourit Victor en frottant le ticket afin de le détordre. Je l’ai récupérée, tu penses bien ! Ça vaut cher, ces petites choses, et je ne suis pas des plus fortunés dernièrement. Qu’importe ! je te propose ceci. » Il lui tendit le ticket, plus froissé qu’il ne l’était à l’origine, levant ses sourcils avec une fausse innocence. « Il peut être échangé dans n’importe quelle gare contre n’importe quel ticket. Prends.

— Et en échange de quoi ? se méfia Neila.

— Diable, que ces sœurs sont méfiantes ! Et perspicaces, en plus de cela. Je veux que tu me rendes un petit service…

— C’est non. » L’affaire était entendue : Neila refusait de faire quoi que ce fût pour cet individu. Avant même qu’il n’ouvrît la bouche, elle lui arracha le ticket et le déchira elle-même, l’emmurant dans un silence déçu. Son visage était délicieux à regarder, mais elle ne voulait pas lui faire l’honneur de le regarder si longtemps. Elle observa les morceaux d’aluminium flotter, tels des flocons, jusqu’en bas.

Tentant une œillade à sa droite, sa mâchoire se décrocha : Victor boudait ! Bras croisés sur le balcon, la lippe en avant, regardant les morceaux de métal décorer une perruque de danseuse en dessous.

Elle leva les yeux au ciel et s’appuya contre la porte douze. Ce qui était certain, c’est qu’elle n’avait pas envie de s’attarder ici, alors qu’elle venait d’avoir la confirmation que Shelly était bien dans une autre ville. Le photographe l’avait à son tour affirmé, sans compter George Maxwell. Mais elle avait encore d’autres questions à poser à ce blanc-bec arrogant – elle ne comptait pas le revoir à l’avenir, il fallait donc qu’elle satisfît la curiosité qui en cinq ans l’avait assoiffée.

Tournant la tête vers lui, elle entendit un petit murmure. Un soupir. Un grincement. Un râle. Et, quand elle comprit que tout cela venait de derrière la porte, elle s’en écarta comme s’il s’était agi d’un incendie. Le cœur battant, elle repoussa la fausse neige et s’appuya contre la rambarde, à la manière de son voisin.

Aussi, un ange passa sur la conversation.

« Parle ! s’agaça Neila.

— Oh ! Eh bien, que veux-tu savoir ? Tu semblais honnir ma parole, il y a peu.

— Pourquoi es-tu venu ici ? Pourquoi avoir kidnappé ma sœur pour ça ? Pourquoi ne pas la relâcher, maintenant que tu as eu ce que tu voulais ?

— Ce que je voulais ? Mais que sais-tu exactement, de ce que je veux ? »

Il traîna son regard sur les danseurs, dont faisait partie le sénateur moustachu, puis se retourna pour le déporter sur la fresque murale à côté de la porte. Elle représentait un oiseau, qui quittait son nid pour aller vers le soleil. Une gravure sur laiton, décorée d’or et de bois – chose rare à Everlaw ! « C’est typique des riches, compléta Victor. S’acheter pour la moitié de leur fortune quelques planches de chêne et les barbariser pour ce genre d’horreur… Au moins, l’intention est là. Si tu veux au moins un début de réponse : je ne cherche pas la richesse. Ni la gloire. Ni le pouvoir. Ça ne m’intéresse pas. Il y a mille et une façons d’obtenir tout cela qu’en assassinant femme et enfant, ou en subtilisant une orpheline. Je cherche ce que personne n’a et n’a jamais eu, ce qui s’obtient d’une seule manière, en fait. »

Ouvrant sa montre à gousset pour y observer quelque chose, il laissa sa phrase en suspens. Un petit flocon se posa sur ses cheveux bruns, aux reflets carmin. Ces mêmes cheveux qui paraissaient être comme des plumes, ceux d’un oiseau noir face au couchant.

« La victoire.

— Ça a l’air passionnant ! Et quel rapport avec Shelly ?

— Ta sœur m’est précieuse, je te l’assure, fit-il en claquant sa montre. Plus que tu le penses. Elle ne me quittera pas, même si je le lui demande.

— Ne l’insulte pas, grogna Neila. Tu l’as peut-être manipulée, mais si elle me revoit…

— Elle sera ravie ! Mais restera parmi nous. Elle est autant attachée à moi que je le suis à elle. »

La baffe partit toute seule. Neila fut loin de regretter son geste, sans non plus s’inquiéter de si on l’avait vue faire. « Je t’ai dit de ne pas l’insulter ! L’aimer c’est déjà de trop, tu n’en as pas le droit. Prétendre la connaître…

— Moi qui ne l’ai connue que cinq ans ; c’est ce que tu comptais dire ? sourit-il, caressant sa joue. Elle a été près de moi plus que tu ne l’as jamais été. Ton individualisme se sent à plein nez, toi qui as pourtant besoin des autres pour avancer. En cela, nous sommes quelque peu semblables.

— La ferme ! Jamais je ne pourrai être comme toi. Tu as tué… Tu as kidnappé…

— À mon grand dam, je te l’assure ! Mais quel autre choix avais-je ? À l’époque, entrer était plus facile qu’aujourd’hui, mais trouver une place à Everlaw était tout aussi ardu. Je ne souhaitais pas être un simple va-nu-pieds, mais partir avec un bagage suffisant pour mon objectif. Je suis impatient et la vie est courte, contrairement à d’autres j’ai saisi ma chance. J’avais besoin de ta sœur… Mais, à ma grande surprise, j’en ai toujours besoin.

— Pour quoi faire, enfin ?!

— Parce qu’il n’est pas simple de se détacher de cette identité, pour commencer. Victor Owlho était un quarantenaire, tromper l’administration fut déjà difficile pour que je me passe de sa fille. Et comme je te l’ai dit, elle est merveilleuse… difficile de ne pas s’y attacher ! Pourquoi ne pas en profiter ? Deux mains de plus, et je suis partout et nulle part à la fois. »

Fatigué de s’appuyer sur le balcon, il s’approcha du mur gravé, sans oser faire de même avec Neila. Elle était aux abois, prête à relever la main sur lui. « Et c’est tout ? Tu la tiens prisonnière juste parce qu’elle t’est pratique ?

— Je te l’ai dit : un instrument, c’est quelque chose de précieux ! On ne laisse pas quelqu’un repartir avec sans réagir. » Il lui adressa un sourire qu’il manqua de regretter, Neila frondant sur lui. Il s’esquiva et fit marche arrière jusqu’à l’escalier. « J’ai hâte de voir ce que tu parviendras à faire par tes propres moyens. Tes petites affaires ne me regardent pas, après tout… Il se fait tard, et j’ai à faire ! Un rendez-vous avec le maire de la ville, chose importante. Nous achèverons cette discussion d’ici quelques jours, sois-en certaine. Amuse-toi bien, ma fille. »

Sous peine de trébucher, Neila ne put le rattraper, et se contenta de le regarder détaler. Elle s’en satisfit : le garder avec elle ne lui aurait pas permis de retrouver sa sœur. Et étant un brin insupportable, elle profita du faible silence qu’il lui offrait enfin.

Une chose attira son attention, tandis qu’elle penchait la tête en arrière. Levant ses binocles, elle vit une minuscule silhouette l’observer, planquée entre la fresque de l’oiseau et une des voutes du plafond. Il semblait que ce fût… eh bien, très justement, un oiseau !

Pris sur le fait, il prit son envol, pour disparaître comme il était apparu. De petits fouineurs, Neila dut en convenir, mais ils n’avaient rien de gênant, si ce n’était leur tendance à se faufiler là où peu pouvaient les griller. Peut-être voulait-il observer derrière la chambre douze… ?

Se retirant de la tête cette idée, et quittant les lieux de cette porte, elle dévala les escaliers et, après s’être assurée de ne pas croiser la route de Maxwell – il était difficile de le manquer, à l’autre bout de la pièce, avec son grand queue-de-pie jaune, ses moustaches et ses « Ho ho ! » qui résonnaient jusqu’à elle –, elle quitta la demeure.

Elle ne fut pas surprise d’y recroiser la route de l’oiseau. Le peu de temps qu’elle put l’observer, ayant relevé ses binocles trop tard avant qu’il ne décollât, elle confirma qu’il avait l’allure d’une chouette. Amenant avec lenteur ses pas jusqu’à la rue où il s’était planqué, elle put apercevoir deux yeux d’un mauve timide. En le débusquant sous un lampadaire, qu’il avait la taille d’une grosse poignée de porte. Se faisant passer pour une décoration murale, qu’il battait des ailes tel une libellule.

Enfin, quand elle était sur le point d’abandonner ce petit jeu pour rentrer – elle bâillait ! –, Neila le vit se poser sur son épaule.

Cela la surprit tellement qu’elle poussa un petit cri. L’oiseau sursauta et changea d’épaule, avant de cogner sa joue avec son bec. Au même instant, elle vit un flash. Comme si le piaf venait de l’aveugler. Agacée, elle le chassa d’un geste de la main, bougonne. Elle en avait assez, des flashs et de ne rien voir de clair. D’autant que sa vue la quittait, en cette fin de soirée, et que ses verres ne lui suffisaient plus pour correctement distinguer la route. Elle pria pour ne pas tomber en panne de vision jusqu’à la nacelle du téléphérique, ne pensant qu’à manger et dormir. Et, surtout, trouver un moyen de se rendre à Atélia.

 

Derrière un lampadaire se cachait un aveugle. Mais son objectif, lui, n’avait rien raté de ce qu’il venait de prendre. Embarquant sa chambre noire, après que son ardoise lui eût bien confirmé son œuvre : « Parfait ! Parfait ! Monsieur Maxwell sera si satisfait d’un tel scoop ! »

——

« J’ai maaal… Hic ! Masse-moi les pieeeeds, Wiiill !

— Je peux te casser chaque orteil, si tu y tiens tant. Pour ça, aucun problème, je m’appliquerai. »

Neila hoquetait, tenant la chope de bière qu’elle venait de vider. Dans le hall de l’hôtel, où étaient servies boissons à volonté entre vingt-deux heures et minuit, l’on crut sentir une atmosphère de saloon. Ou d’auberge de basse-ville. Ou de taverne.

Réparé avec des membres de substitution, Will avait été envoyé pour repêcher Neila. Ils avaient localisé l’hôtel depuis lequel elle avait appelé Suzanne, depuis l’ordinateur du Doc, chose que Will le lui reprocha – « uniquement de la part du vieux », tint-il à préciser. Emil avait peu apprécié l’idée que Suzanne donnât son contact à Neila, et que celle-ci n’eût aucun scrupule à utiliser un téléphone pour ses affaires personnelles. Une histoire de discrétion, de traces et de liaisons, que Neila ne comprit ni n’écouta, en réalité. « Suzanne m’a demandé de te ramener, mais pour être tout à fait franc, je n’ai ni l’envie, ni le courage, ni la probable force motrice de te traîner sur plusieurs quartiers pour te ramener au labo.

— T’inquièèète, j’suis bien iciiii, chantait Neila, attrapant la bouteille sur le bar. Oh… quequ’un a vidé ma b’teille…

— C’est toi, soupira Lyza en revenant des chambres. Tu devrais ralentir et rentrer chez toi.

— Mé naaaan ! » La jeune femme ricanait avec un air ahuri, les neurones déconnectés. Lyza tapota son crâne, et il sembla sonner creux. Will la secoua, et l’on crut entendre quelque chose rebondir entre les parois de sa boîte crânienne. Avant que l’un d’eux ne tentât une autre expérience, elle eut un relent gastrique, qu’elle réingéra cul sec.

« Tu tiens le coup ? s’inquiéta Lyza. J’ai un verre d’eau glacée, tiens.

— Naan, jé tout ravalé ! Trop forte !

— C’est d’un distingué, se récria Will. D’une élégance rare, même. » Lyza s’occupait à frotter le dos de la jeune fille, qui comptait ses doigts et n’en trouvait que neuf, cherchant le dixième qu’on lui aurait volé. Will fut rassuré : cette inconnue, trouvée nul-ne-savait-où, lui fut présentée par Neila comme une nouvelle amie. Il s’en était méfié, mais, à la voir s’occuper d’elle avec tant de patience, il s’autorisa à la laisser seule avec elle cette nuit. Elle était débrouillarde, malgré sa maladresse : elle retrouverait bien le chemin du centre de recherche au retour, là où Suzanne l’attendrait. « Bon, je n’ai plus rien à faire ici, je m’en vais. »

Avant qu’il ne pût décoller son lourd séant du siège, les deux bras de l’éméchée l’emprisonnèrent. Il manqua lui aussi de vomir, ou en tout cas ce qui parut donner un bruit similaire dans ses enceintes vocales, et il l’envoya valser sur ce qui servait de sofa. Elle pouffa de rire, tandis que le sinistré quittait la pièce d’un air renfrogné.

Lyza l’aida à se redresser, lui faisant de l’air. Elle en avait profité pour éloigner toute boisson de son nez, sous la mine déçue de Neila. Au saloon, elle n’avait droit qu’à une gorgée par semaine, ce qui la frustra suffisamment pour qu’elle s’émancipât à Everlaw. Peut-être trop ? Mais naaan ! J’à peine bu deux choppes !

« Tu finis dans cet état pour si peu tout de même, lui rappela Lyza. Qu’est-ce qui t’a pris, de t’arsouiller autant ? Mon argent sert à manger, pas à… ça.

— J’ai passé une… hic ! sale journée… »

Lyza s’enfonça dans le sofa, ramenant Neila vers elle. Ce faisant, elle l’obligea à ingérer ce liquide transparent, glacé, inodore et fade, qui fit grimacer la soule immédiatement. Cruelle fut la musicienne, qui l’obligea à se remplir le gosier de deux de ces verres !

« Tu veux me raconter ?

— Nan… si… chais pas… hic !

— Le hoquet va passer, la rassura Lyza en tapotait son dos.

— Hm… J’ai failli revoir ma sœur… »

Neila eut besoin d’avaler quelque chose, alors elle entreprit elle-même de se remplir un verre d’eau. Après s’être renversé la moitié de la bouteille sur le torse, l’amie en robe l’aida, lui ordonnant d’avaler doucement et de fermer les yeux. « Ça va mieux ?

— Un peu… J’avais aucune chance de la revoir, d’toute façon… J’le savais, mais… j’pensais qu’elle s’rais là…

— C’est en elle que tu t’es déguisée. Qu’est-ce que tu aurais fait, si tu l’avais croisée ? Crois-moi, c’était un mal pour un bien.

— Quel biieenn ?? couina Neila en agitant ses bras. Ce type est inssuportaable ! C’est un… un… Je trouve pas d’insulte, trouves-en une !

— Stupide ?

— Pire !

— Agaçant ?

— Pire pire !

— Conna…

— Encore !

— Je n’en sais rien, je ne connais pas d’insultes. Oh, foutriquet ?

— Voilà !

— Un saltimbanque ? Un drille ? Un Nicolas tic-tac ?

— Ouais ! Un zoubinet !

— … Ça, ça n’existe pas.

— C’est pire justement ! »

Neila eut un rictus de douleur, non car Lyza venait de lui frapper le front, mais car elle sentait la gueule de bois venir. Elle appuya la bouteille glacée contre son crâne, lâchant un disgracieux soupir, accompagné de gras et de postillons.

« Tu la retrouveras, ta sœur, promit Lyza. Lorsqu’on cherche quelqu’un, on finit toujours par y arriver.

— Si tu peux m’payer un ticket, j’veux bien…

— Je ne suis pas assez riche. Et je suis un peu occupée… Vois-tu, moi aussi, je cherche quelqu’un.

— Ah ? Ta sœur ? »

Elle répondit par la négative, d’un signe de tête, attrapant un éventail et aérant la jeune fille en sudation. Sa vue se troublait, et ce malgré sa lunette. Elle tripota les crans, pour changer sa vision, et rien ne changea. À quoi servait une lunette pareille, si elle n’aidait pas à soigner l’ivresse ? – c’est ce qu’elle se demanda, ayant déjà oublié de quoi elles parlaient.

« Je cherche mon père.

— Hein ? Ah… tu as un papa ? J’en ai pas. J’l’ai jamais connu. Y paraît qu’il entretenait des rails, dans les mines.

— Tu en as de la chance. Quand on connaît son père, et qu’il disparaît du jour au lendemain… c’est très douloureux. »

Neila opina faiblement du chef, se demandant si Lyza ressentait la même chose qu’elle, à l’égard d’un proche disparu. « Il est mort ?

— Non. » Lyza s’étira. « Allez, il faut dormir.

— J’pas fatiguée… »

La tête de Neila se posa sur l’épaule de son amie, le sommeil vite gagné. Celle-ci l’observa quelques instants, rangeant le petit sachet de somnifères dans sa poche. Elle leva sa lunette avec délicatesse. Sur sa paupière droite se trouvaient de petites marques, comme si la peau avait fondu. Le reste de son visage était presque intact, simplement couvert d’imperfections naturelles. Çà et là se chamaillaient des cicatrices, des marques ou des bleus.

Un visage enviable, soupira Lyza.

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