Chapitre 10 - Iro - Le quartier de vies

Une queue leu leu, régulée par les gardes du Croc, balisée de leur tunique bleue, s’est formé au niveau de l’entrée du quartier des architectes.

« Une queue pour la cantine ? interroge Raivo en pointant du doigt l’escalier descendant, à gauche de la porte.

– Tout le monde essaye de papoter, et descendre un escalier en même temps. Résultat, ça n’avance pas, réponds Iro qui mangera pour la première fois sans Meos, un moment de regret qui disparaît rapidement à l’idée excitante de converser avec de nouveaux amis. Mais on peut faire de même, et le temps passera vite.

– Donc, cet escalier est l’accès à la cantine. Alors, où mène cet escalier montant ? dit-il en pointant l’escalier opposé.

– Le quartier des architectes.

– Aussi ?

– Oui, mais non, enfin… C’est le haut quartier. Uniquement réservé aux architectes. Défendu d’accès aux apprentis, et gardes du Croc, professe Iro en scrutant une réaction de la part de Wazo. Restée muette, elle est perdue dans de chaleureuses pensées trahies par ses brillantes pupilles, et le haut de ses joues fait des vagues le long de son écharpe de cheveu, propre à une impatiente infantile à l’aube d’un repas inédit à partager.

La queue s’avance.

– Vous êtes apprentis depuis longtemps ? relance Raivo.

– Moi, à peine une vingtaine de cycles.

– et toi, Wazo ?

– Moi ? Un moment… longtemps, murmure-t-elle.

– Laisse-moi deviner. Tes parents sont architectes aussi ?

– Hein ? Non… non… Ils vivent, ici là, au Croc, juste comme ça…

– Personne, ne vit juste comme ça au Croc…

– Mais oui ! interrompt Iro à voix haute, les yeux écarquillés, le visage divisé entre deux expressions, exultant un jeu d’acteur à peaufiner, d’une maladresse mignonne. Je t’ai vu prendre les escaliers vers…

– Chut ! réprimande Wazo, en panique, appuyant ses deux mains sur la bouche d’Iro pour la faire taire. Moins fort. Excusez-nous », accompagne-t-elle d’un timide signe de la tête à l’attention de l’entourage, avant de saisir le bras d’Iro, suivit de peu par Raivo. Quittant la queue, le trio atterrit dans l’enceinte du quartier de vies.

Propre à la structure du Croc et de sa forme de pylône, les étage d’en dessous sont toujours plus vastes, aussi bien en largeur qu’en hauteur. Le quartier de vie fourmille sous une voûte vertigineuse, et son spectacle lumineux éternel. Les murs sont plus abrupts et l’opacité se dégrade légèrement avec la hauteur. Celui-ci est découpé en plusieurs sous quartiers dont une place centrale, servant d’agora, comportant maintes attablées, où les résidents déambulent, mangent, digèrent et discutent.

À droite de l’escalier se trouve la cantine. Un quartier ouvert dont les balcons sont accessibles avec une vue sur le monde, ses bourrasques fraîches mais passagères, ses nuages obscurs, et des oiseaux perchés par la gourmandise. Mais aussi de longs comptoirs disposés pour former la pointe d’une flèche, qui arborent des plateaux de nourritures aux apparences artistiques variées.

« Potages de tubercules ! Raivo parcourt les plats avec engouement. Beignets de tubercules ! Jus de… Attention, un inédit du Croc… de tubercules ! Bien entendu…

– Tu t’attendais à quoi au juste ? plaisante Iro. Rien ne pousse sur les plaines de sable, et encore moins sur le cristal. Désolé pour la surprise, mais que ça soit au Croc ou ailleurs, s’il y a bien une chose que tout le monde partage, c’est la bouffe ! elle fait un signe de la tête vers un plat tout en prenant un plateau. Je te conseille le potage, deux en un. »

Ils complètent chacun leur plateau et s’éloignent du brouhaha de l’entrée de la cantine. Sur le chemin, ils passent à côté plusieurs groupes de gardes ainsi que d’apprentis, ou confirmés, architectes. Aucuns ne se mixent, chacun à une table entrain de manger et bavarder. Raivo salue chaque groupe respectueusement, Iro, ne voulant pas perdre la face en tant qu’aînée, suit son exemple avec un brin d’exagération et trompant des personnes qu’elle rencontre pour la première fois, alors que Wazo tente de se dissimuler derrière eux à l’abri de regards perplexes.

Une fois attablé au centre, Raivo mord un morceau du beignet, en esquisse un léger sourire de stupéfaction. « On a accès à la même bouffe, il prend une bouchée, mais les cuisines du Croc, la bouche pleine, ont un certain tour de main », dit-il en observant attentivement les cuisines attelées à droite de la cantine.

Une pièce délimitée par de métalliques panneaux treillis amovibles, qui permettent de percevoir à l’intérieur de multiples petits nids à braises. Sur lesquels sont surveillés grilles et chaudrons emplis de nourriture, et manipulés, dans un défilé régulier, par des cuisiniers aux tabliers tachés, surmontant leur tunique bleue.

« Les gardes s’occupent des cuisines ? interroge Raivo

– La tunique bleue n’est pas propre aux gardes, réponds Iro, mais à tous ceux qui entretiennent le bien être au Croc. Ils n’ont ni accès à l’étage des architectes, et encore moins aux fondations, en pointant du doigt vers la suite de l’escalier descendant, mais peuvent intervenir en circonstance exceptionnelle, accompagné d’un architecte.

– Quel genre de circonstance exceptionnelle ?

– Aucune idée. C’est au-delà de mes expériences, il va falloir que tu demandes au Professeur.

– Pourquoi attendre, dans l’escalier tu avais insinué que… Aînée Wazo avait accédé aux hauts quartiers, non ? Ou plutôt je devrais dire Architecte Wazo ?

– Non ! panique Wazo. Iro a dû me confondre avec quelqu’un d’autre.

– Impossible, rétorque Iro. Je conçois n’avoir jamais remarqué ta présence au par avant, mais il n’existe pas deux chevelures comme la tienne.

– Avoue ! accuse Raivo avec un ton moqueur qui contraste avec le sérieux d’Iro.

Wazo manipule sa barrette, resserre l’étreinte de son écharpe de cheveux pour cacher l’embarras sur son visage, et d’une voix étouffée tente de s’expliquer Mamf Momuf.

D’une main Iro saisit l’épaisse tresse de Wazo, la tire vers le bas pour dégager sa voix emprisonnée, et révèle son visage sous la lumière. À ce moment, le commentaire de Hani résonne dans les pensées d’Iro. La différence de pâleur entre sa main et le teint de Wazo était d’un autre ordre, une différence de chaleur, au-delà des caresses, la lumière vivait en elle, comme un héritage transmis sur plusieurs générations.

« Tes parents sont… architectes ? dit Iro le ton tremblant.

– Mes parents ? Oui… Oui ! Mes parents sont architectes. Ils veulent me voir de temps en temps, donc je monte les escaliers, mais j’ai aucune idée de ce qu’ils font. Ça reste un secret entre nous ! Hein ? conclue promptement Wazo.

Iro hoche la tête, et Raivo rebondit.

– Tu as de la chance, être architecte est probablement ta destinée. Et toi Iro, que font tes parents au Croc ?

– M… Mon père est… Garde, murmure-t-elle en évitant son regard pesant, et oreilles indiscrètes.

– Garde ! Il est peut-être dans le coin. »

Raivo se lève brusquement, et balaye attentivement l’autre moité de la salle. À gauche de l’escalier est établi le quartier des gardes, et à sa droite, un terrain d’entraînement qui continue jusqu’à rejoindre les cuisines. Le quartier des gardes est barré par des murailles de fer léchant la voûte, et ses portes coulissantes s’entrouvrent pour laisser passer un relai incessant. À droite sont installés des machines de musculations, barres de tractions, inutilisées durant les repas pour éviter d’amplifier le bruit. Certains gardes utilisent des tapis pour manger plus près du sol de cristal, une manière de profiter du spectacle de lumière à leur pied, en écho aux repas que les aventuriers se partagent à la lisière de la forêt, et utilise un tapis pour se protéger du sol de sables ou ronces.

« Assieds-toi », gémit Iro en appuyant sur ses épaules, mais en vain, son action a un effet inverse, sa gesticulation impuissante ne fait qu’attirer l’attention. La porte coulissante du quartier des gardes s’ouvrent, et Avos en sort. Il porte une tunique propre, de nouvelles bottes, une cape et une rapière dont le manche crache de petits reflets étincelants à chaque mouvement de bassin. Son regard tombe sur Iro, la paralyse tandis qu’il fait un détour pressement et s’approche lentement.

« Bonjour Iro, comment vas-tu ? adresse-t-il, le ton calme et chaud.

– Bien, articule doucement Iro.

– Vous devez être ses amis ? Je m’appelle Avos.

– Raivo ! Monsieur, et la personne assise est l’apprenti Wazo. Nous sommes tous des apprentis architectes. Connaissez-vous le père d’Iro ?

– Père ? Ah ! Je vois de qui vous parlez. Il est actuellement en mission à un village frontière. Je vais justement m’y rendre d’ici peu. Bon appétit. À bientôt.

– Attends, interpelle Iro en sortant un bout de papier de sous sa tunique. Tu peux lui remettre cette lettre.

– La remettre à un scribe, ou ton Professeur, aurait fait l’affaire, mais… voyant le visage plaidant d’Iro, il rétropédale. Pas de problème ! conclu Avos, saisissant la feuille pliée, avant de se diriger vers l’escalier ascendant.

Raivo, Iro et Wazo finissent de manger, débarrassent et reprennent le même escalier. Devant la porte du quartier, l’ascenseur a déjà quitté l’étage mais ses cordes continuent à frotter avec les craquements des roulements du treuil. L’espace est quasiment vide, sublimé par un lourd silence entrecoupé par le feuilleté d’apprentis assidus, et le glissement de sandales sur le cristal.

Raivo lève ses bras et pousse un long bâillement : « Je pense que je vais vous laisser là. Le repos m’attend. Il part et salut le dos tourné. On se retrouve pour le prochain cours !

– Salut Raivo ! répond Iro.

– Je pense que je vais faire de même, murmure Wazo, avant que Iro lui saisisse fermement le bras.

– On en a pas encore fini, toi et moi. »

Elle indique à Wazo, d’un mouvement de menton, la direction des escaliers menant aux hauts quartiers. Hani y monte seul, suspicieusement, à grands pas.

« Suivons-le »

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