Chapitre 11 - Un éclair de lucidité

J'ouvre les yeux. Je suis allongé par terre, courbaturé, déboussolé. Que fais-je là ? Ma nuque est raide et ne me permet de voir sans forcer que le plafond. La peinture écaillée par endroits et les traces d'humidité forment de petits triangles, des taches et des lignes sinueuses ne menant nulle part. J'ai mal. C'est quoi qui coule sur mon front ? Je peux à peine bouger. Aidez-moi ! Chloé, tu es là ?

Une silhouette se penche sur moi à contre-jour et me retire une chose humide de mon front. Ma vision s'éclaircit peu à peu et dévoile les traits froissés par l'inquiétude de celle qui est à mon chevet. Je la reconnais, elle venait de nous rejoindre avant que tout dérape. Je devine dans sa main son keffieh grâce à son motif. Il goutte sur le sol. Elle a dû vouloir me soigner comme dans les films ; les gens malades ou blessés ont souvent un bout de tissu humide sur le front. Je me redresse avec peine avant de lui demander ce qu'il vient de se produire... Mais rien ne sort de mon gosier. En réitérant mes efforts, seuls quelques gazouillements sans sens sortent.

Que m'est-il arrivé ? Où sommes-nous ? Je dois pouvoir te demander tout cela. Je dois aussi te remercier, c'est évident que tu t'es occupée de moi.

Mes derniers souvenirs remontant à avant que je perde connaissance sont chaotiques. Il n'y a que des cris, de la peur. Je suis terrifié. Je me mets en boule sur le côté et ressasse le peu d'éléments qu'a pu préserver ma mémoire. Je vois une mer, des couleurs, une douleur rampante, des bribes d'un cauchemar fantasque quelque peu adoucies par de trop rares moments.

C'est quoi ?! Je sursaute au contact d'une pression sur mon épaule. Je me prostre un peu plus et tremble telle une feuille qui craindrait de quitter son arbre.

Le contact impromptu s'avère être une caresse qui me fait lever la tête.

C'est encore mon amie qui s'inquiète pour moi. Il faut dire que ma posture prostrée ne fait rien pour la rassurer. Je la regarde d'un air apeuré, tel un chien errant qui ne saurait s'il doit se méfier. Mon comportement est indigne. Elle prend soin de moi et je ne trouve rien de mieux à faire que de jouer les victimes. Je vais la rassurer avec mon plus beau sourire, et puis il n'y a pas que moi, j'espère que les autres ne sont pas loin.

Il semblerait que mon sourire ait eu raison des craintes de mon infirmière, ou au moins que je l'aie assez amusée pour qu'elle se dise que je vais bien. C'est pénible de ne pas pouvoir parler. J'espère que ça ne va pas être long pour retrouver ma voix.

Le héros que je suis ne peut pas rester en place très longtemps. Je ne tarde donc pas à passer en revue ce qui m'entoure. Mon cou récupère de plus en plus en mobilité ce qui facilite grandement mon affaire.

C'est moi ou l'endroit est familier ? Je suis déjà venu ici, et pas qu'une fois ! Je n'avais jamais pris le temps d'autant observer le plafond, mais j'en suis sûr, je suis allongé sur le parquet de la pâtisserie ! Ces fraisiers, ces tartes, et ces éclairs qui garnissent la vitrine ne laissent aucun doute ! Par contre l'état des lieux n'est pas le même que dans mes souvenirs...

Si le comptoir et les vitrines n'étaient pas là, ce haut lieu de la gourmandise serait méconnaissable. Sans ces repères on pourrait confondre l'établissement avec les autres boutiques présentes dans la rue. La poussière a verni d'une pellicule blanche ce terrain d'insouciance de tant d'enfants. Les planches clouées sur la porte d'entrée et les bris de verre rappellent la gravité de la situation qui ne laisse plus sa place à l'insouciance.

Dans la pièce voisine des voix échangent à demi-mot. Tendre l'oreille ne me permet pas de comprendre ce qu'il se dit, pas plus que de reconnaître qui parle. Il faut que j'aille voir ! Je joue des coudes pour me déplacer et rejoindre l'arrière-boutique d'où elles proviennent. Par chance, je suis loin des éclats des vitrines, sans quoi ma progression aurait été autrement plus problématique. Je rampe donc calmement vers mon objectif, en tenant à une certaine discrétion. Le but n'est pas de surprendre qui que ce soit, mais seulement d'avoir une discrétion suffisante pour ne pas inquiéter. Je peux me débrouiller, je ne suis pas un poids mort. Je dois sûrement pouvoir aider, allez !

Une fois arrivé au seuil de la porte, je me retrouve nez à nez avec un visage connu. Sa simple vision m'arrache un gazouillis de joie :

« Abdel, c'est toi! » Tel un nouveau-né, après des vocalises enjoués, j'ai réussi à prononcer mes premiers mots depuis mon réveil ; même s'ils sont quelque peu enroués, ils n'en restent pas moins clairement audibles.

À en juger par son sourire, Abdel les reçoit avec émotion, et me répond en plaçant son index devant la bouche. J'ai la confirmation que la situation requiert mon silence. Sa posture quant à elle n'est pas des plus naturelles ; il est penché et longe le cadre de la porte. Il prend le temps de trouver ses appuis puis met une main sous ma nuque et l'autre sous mes genoux pour me faire rentrer dans la pièce.

J'ai l'impression de n'être pas plus lourd que Mistigri. Il me déplace si facilement. Il me manque mon minet. J'espère qu'il va bien avec maman. Que vous soyez à l'abri et que Mistigri te console quand tu te fais du souci pour moi maman. Je vous aime...

À l'intérieur de ce qui doit être la cuisine de la pâtisserie, j'assiste à des retrouvailles inattendues.

Raphaël est tête contre tête avec une jolie fille. Ils ont l'air bien. Les paupières mi-ouvertes de Raphaël laissent passer un regard plein de tendresse. Ils frottent leurs nez l'un contre l'autre timidement. Ça doit être ça l'amour.

Un peu plus loin, adossé à un radiateur, un homme tient son visage et respire bruyamment. À ses côtés un autre individu en chemise blanche semble tenté de le réconforter.

Ils échangent à demi-mot ; je ne peux pas entendre ce qu'ils disent.

Abdel m'installe à côté du frigo. Ses gestes sont un peu maladroits. Il craint certainement de me faire mal. Je m'en vais donc le rassurer :

« Tu sais, je suis pas en porcelaine.

– Oui, mais tu m'as fait assez peur tout à l'heure pour que je n'aie pas à justifier mon inquiétude, répond-il tout bas.

– Mmmh, désolé.

– Au lieu de t'excuser, dis-moi plutôt si tu as mal quelque part, ça serait plus utile.

– Je vais bien, je suis juste un peu engourdi.

– Très bien. Ici on est en sécurité. Ça rôde encore dehors, c'est pourquoi il faut continuer à être silencieux. Tu pourras aussi remercier celles qui t'ont veillé petit chanceux.

– Celles ?

– Oui, notre amie qui venait de nous rejoindre avant la débandade. Elle t'a soigné ta fièvre. Elle est dans la pièce d'à côté à guetter la rue. Et puis il y a Chloé qui ne doit pas être loin ; elle est peut-être en train de lui tenir compagnie ou à l'étage en train de lire un bouquin. La porte de l'appartement du dessus était ouverte. Il a certainement été abandonné. Enfin on n'a pris que la trousse à pharmacie et une paire de livres pour l'occuper, conclut-il d'un ton sobre. »

Chloé doit certainement être en train de lire. À moins que les événements n'aient perturbé son appétit littéraire, ce qui serait compréhensible. Et puis... Qu'est-ce que c'est que ça ?! C'est mon sac qui est tassé dans l'angle là ! Il y a le carnet de poèmes de Chloé ... Pourvu qu'il soit encore dedans...

Je remercie sincèrement Abdel et garde ma subite anxiété pour moi pour ne pas inquiéter. Je commence à en avoir marre que rien n'aille.

Me tenir à la poignée du frigo m'a permis de me mettre debout et d'amorcer ma marche. C'est en boitant gentiment que je traverse la pièce en ignorant ce qui m'entoure afin de ne pas perturber mon fragile équilibre. Une fois arrivé à bon port, j'inspecte le contenu de mon sac qui semble n'être que sali. Dans ce tas de chiffons gris, je mets la main sur le carnet et le porte à mes yeux avec enthousiasme. Mais il est froissé ; des rainures le parcourent, telles des failles qui parcourraient mon cœur. La tranche du livre a gardé son blanc nacré. J'ouvre les pages au hasard pour consulter l'état de l'ouvrage :

L'appel inconscient du matin invite à se projeter.

Lever la grand-voile, mener sa barque me fait frémir.

Songer à ce que l'on va cultiver ne peut qu'exalter ;

Bêcher, bouturer, arroser est plus qu'un loisir.

La texture de nos peluches d'enfance nous renvoie à nos babillages insouciants.

On ne sait pas ce qu'on dit, mais on le pense,

On guette une réaction, un sourire de celle qu'on appelle « maman »

Puis l'on s'endort bien heureux sans connaître notre chance.

Ces vers dégagent une atmosphère. Ça me rappelle nos balades à Chloé et moi. La quiétude était nôtre, nous vaquions innocemment entre nos jeux. Ces moments ont une saveur irréelle au vu des événements qui se succèdent.

Je n'en reste pas moins apaisé, le carnet est lisible, si ce n'est sa couverture légèrement froissée, il reste en bon état.

Dans la remise, notre amie anarchiste scrute la rue. Son poste d'observation ne fait guère plus de quinze mètres carrés. La pièce jouxte la cuisine et l'escalier permettant d'accéder à l'étage. C'est dans cet espace mal éclairé qu'elle observe avec pour seule ouverture sur le monde une brèche dans un bois vétuste. Derrière ces volets entrebâillés, on tend l'oreille. Les sursauts de panique lointains de l'extérieur contrastent avec le calme pesant qui règne entre les murs qui confinent plus qu'ils ne protègent Théo et ses amis.

« Travailleur tu n'es pas un collaborateur ! Ce système a comme première mission la concentration des richesses, rien de plus. Ils cultivent la dissension et opposent celui qui a un quignon de pain à celui qui n'a rien. Les religions, le sexe, les couleurs de peau sont autant d'opportunités pour susciter la haine et faire détourner le regard de l'exploitant qui discrimine tant qu'il en va de son intérêt. Sentez ce parfum opportun, l'odeur du sang de Goliath prouve que l'ogre consumériste était un monstre et non un dieu immuable. Se saisir des opportunités trop rares de changer les choses n'est pas un luxe, mais un devoir envers l'humanité et ce qu'elle peut présenter d'humain.

– Je m'en fous de ces conneries. Vous jactez des mots, encore et toujours des mots. Tout ce que je vois c'est qu'on est fait comme des rats ! »

La tension qui était jusque là retenue dans la conversation impliquant les deux hommes déborde désormais aux yeux de tous.

« Il est inutile de hausser le ton. J'essaye seulement de dire qu'on était déjà prisonniers d'une société véreuse avant qu'elle réaffirme son emprise, complète l'homme à la chemise d'un ton tempéré.

– Véreuse ou pas, exploitation ou non, je ne vois que la paix dans ce que vous avez désigné comme outils de la division. Les gens ne mouraient pas sous des balles, et moi je chauffais mon four jour après jour. Je demande rien de plus... répond-il en sanglotant.

– Au risque qu'on prenne mes propos pour de l'acharnement, je pense nécessaire d'ajouter qu'œuvrer ensemble pour le bien commun n'est pas un luxe, mais une absolue nécessité. Excusez-nous d'avoir troublé votre quotidien pour sauver des vies. Peut-être que penser à ceux qui ont donné la leur aujourd'hui dans ce but vous aidera à relativiser, rétorque Raphaël. »

La querelle enfle et enfile progressivement les atours stériles de la résignation, chacun se bornant à ses positions. Raphaël abonde dans le sens de son professeur. Celui-ci en appelle à l'histoire pour clarifier et appuyer son propos. Une histoire qui pour l'artisan ne vaut pas plus qu'un conte pour enfants. Il n'a pas eu vent des événements évoqués ; l'école ne les a pas abordés. Tout au mieux il a vaguement eu écho de références à ces lieux et personnes à la télé sous un prisme avantageux pour la junte au pouvoir.

À grand renfort de « tout bien réfléchi », « par ailleurs », « sachez que » , une incessante suite d'informations s'imbriquent pour former une argumentation qui rend vaguement circonspect le boulanger.

L'échange est coupé court par un cri extérieur. Glaçant et perçant celui-ci fait vibrer les esprits plus que les corps. Après une paire de secondes, le hurlement s'arrête net ; il est couvert par le bruit d'une arme à feu. La victime doit être à proximité ; Raphaël à côté de la fenêtre se voit saisi de haut-le-cœur à l'arrivée des effluves de chairs brûlées.

Venant d'en haut, de petits pieds font craquer les marches en hêtre de l'escalier. Les échanges sont clos ; les propos ont laissé la place au son des pas de ce petit oiseau. Elle progresse et présente son visage livide. Ses mains sont jointes et portent sa mâchoire, qui ne demande qu'à choir. Elle semble éteinte. Elle a constaté l'acte fétide.

Elle est étreinte par mes mains qui suintent la peur de l'instant. Mes bras l'étreignent dans un contact étrangement distant.

Je ne suis pas là. Ma conscience a fui. Je ne peux plus supporter tout ça. J'ai cru pouvoir porter une cause plus grande que moi, mais cela relevait de l'utopie. L'humanité est morte sous les balles de bien nombreuses fois et seule la naïveté la ranime dans le berceau de l'ignorance.

D'une main tremblante, Raphaël extirpe une cigarette de son écrin, la porte à sa bouche et l'allume avec peine. Elle lui est aussitôt retirée de la bouche et écrasée dans un verre servant de cendrier.

Les pupilles tremblent ; être sur le qui-vive c'est tout ce qui reste.

Abdel revoit les images impérissables du chemin qui les a menés ici à la recherche de justifications de ses choix.

Le goulot que formait l'entrée à cette rue étranglait la foule qui se piétinait et se retrouvait piégée face à un mur de boucliers quelques mètres plus loin qui les pressait. Il les écrasait comme pour en extraire tout espoir de fuite. Le professeur de Raphaël se démenait pour se libérer de la prise d'un individu en armure pare-balle cherchant à l'emmener.

Abdel prêta main-forte à Raphaël pour le défaire de son agresseur. Ensemble, ils fuirent les fous de la gâchette et la horde de zombies qui étaient à leurs trousses.

C'est acculés au détour d'une ruelle qu'ils se rendirent face à l'évidente nécessité de s'abriter. Il faut dire que me transporter inconscient compliquait la fuite.

Par chance la pâtisserie de quartier et sa façade mansardée semblaient toutes indiquées comme refuge. Sa porte fracassée nous invitait littéralement à bras ouverts.

À l'intérieur Abdel m'installa à l'abri des regards derrière le comptoir. L'exploration des lieux le mit nez à nez avec une jeune fille qui se cachait dans la remise. De cette rencontre il ressortit la découverte de celle qui s'avérait être l'amoureuse de Raphaël. Les deux amoureux transis dépassèrent le temps d'un instant la dureté de la situation en appréciant leurs retrouvailles.

Mais le temps n'était pas à cela, ils barricadèrent tous tout ce qui pouvait l'être avec les moyens du bord.

La nuit survint et elle ne parvenait pas à étouffer les coups de feu de quelques armes de services excitées par leur porteur. Puis au milieu de ces heures tardives, je revins à moi.

C'est le regard hagard, et quelque peu esseulé que je caresse la chevelure de Chloé. Elle tremble. Dans ma gorge, ma salive m'étrangle et je tente d'exister. Rassembler mon courage, ou à défaut ce qui y ressemble est mon dernier secours. Le monde tangue et c'est las que je la serre fort contre moi.

Un craquement se fait entendre, un éclat sourd assorti d'une pluie de tintements. Des bottes enfoncent les barricades. Une fumée se diffuse telle une traînée de poudre au sol. Je suis là et avec Chloé, on ne se lâche pas. Nous fermons les yeux et faisons abstraction d'un environnement hostile, désespérés par ce grand asile.

Abdel se jette sur l'une des trop nombreuses silhouettes. Raphaël défend sa belle, joue des poings, se démène. De la remise surgit notre camarade anarchiste armée d'un manche à balai qui intervient sans délai. Telle une amazone elle bondit et frappe la peau épaisse de ces soldats, mais rien n'y fait.

Ces débusqués se défendent comme ils le peuvent. Dans ce baroud d'honneur aux airs de rafle, toute résistance semble vaine. Le visage du professeur embrasse le sol. Il clame une dernière diatribe avant de se trouver lié et contraint :

« Ils ne peuvent pas arrêter ce qui s'est lancé. Ce système instable ne saurait être éternel et disparaîtra dans une de ses crises. On ne se contentera plus de s'interroger face à des moulins à vent. Leur impunité les perdra, tout le monde sait où ils se réunissent et ils ne se cachent pas par vanité. Vous le savez... »

Ses mots sont étouffés sous un petit sac noir. La somnolence s'installe avec le gaz. Moi, je ne vois plus rien.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez