A bord de la pirogue, les places de chacun s’étaient ritualisées. Maeve s’installait à la proue et observait les collines à la végétation extravagante défiler sur les berges du fleuve. Aux côtés d’Odrien, Lazare tirait pale mine, et s’efforçait autant que possible de fixer l’horizon pour ne pas être malade. Et même quand ils mettaient le pied à terre pour la nuit, le peintre était bien plus silencieux qu’à son habitude.
« Quand je pense que tu rêvais de dire adieu à ce pauvre cheval » ironisa Odrien.
Après quatre jours de pirogue, Rica s’offrit enfin à leurs yeux. Avec cette étendue de bâtiments à cheval entre les cours d’eau, la capitale de Brême imposait un tableau hors du commun. Maeve resta sans mot, à admirer ces hauts murs rosés qui jonchaient les îlots. Chaque bout de terre épargné par les flots formait un quartier.
L’île d’Ijirza, plus petite, était dominée par quatre hautes tours. S’il ne fut pas difficile de se rendre jusqu’au palais, y entrer posa davantage de déconvenues. Après tout, le voyage avait laissé des traces, et leurs tenues, qui s’étaient voulues discrètes, ne corroboraient en rien la qualité princière que Respin déclinait à présent aux gardes.
« Et cela, vous en doutez encore ? » avait dit Odrien en leur présentant le sceau de la Consule.
Le garde à la carrure imposante lui rafla le parchemin des mains. A mesure qu’il le parcourait, ses yeux se rétrécissaient.
« Laissez-les entrer, avait-il fini par commander aux autres. Je vais vous conduire à Son Excellence la Consule. »
Les hautes tours du palais lui donnaient un aspect ratatiné qui ne préjugeait en rien de sa grandeur. A l’intérieur, les murs étaient recouverts d’imposantes tapisseries dont les tableaux étaient admirablement brodés. Maeve fut aussitôt frappée par les hauts chapeaux pointus et les soubrevestes parées de fanfreluches des courtisans. Ils furent introduits auprès de la Consule de Brême, Reigal Meera, qui s’empressa de leur exprimer toute sa sollicitude pour les évènements dont ils avaient été victimes à Mirane et la perte d’Orman.
« Zton vous conduira à la Villa d’Eté. Soyez assuré de pouvoir y rester autant que nécessaire. »
Avec ses larges fenêtres qui quadrillaient la surface, leur résidence était majestueuse encore que la plupart des belles demeures d’Ijirza. Son plus beau trésor est caché derrière ses murs. Un escalier massif, recouvert de gravures mêlées à un lierre finement incrusté.
Le sommet aurait lieu le surlendemain, et hormis une invitation à dîner la veille en compagnie de la consule, Maeve ne s’était pas attendu à la moindre obligation sociale. Quelle fut donc sa surprise quand une camériste lui annonça qu’un visiteur l’attendait dans le vestibule. Qui donc ici pouvait bien désirer la voir ? Ses compagnons de voyage avaient tous leurs quartiers à la Villa d’Eté, et elle ne connaissait personne d’autre qu’eux dans ce pays, si ce n’était la consule, à qui elle avait brièvement été introduite.
Depuis l’escalier à révolution envahi par le lierre épais aux feuilles géantes, elle pouvait voir un pied de fer durement ancré dans le tapis aux côtés d’un pied à la sandale de cuir militaire qu’elle avait tant connu. Elle se dépêcha d’arriver en bas. Dans le vestibule, son grand-père l’attendait.
Le temps parut s’être arrêté. L’émotion la paralysait. Jamais, en venant à Rica, elle n’avait imaginé y retrouver un proche. Et voici qu’en un instant, après plusieurs lunes de bouleversements, elle recevait enfin une visite réconfortante.
« Je me suis inquiété… »
Perrhé avait les yeux qui brillaient. Ce n’est qu’alors que Maeve remarqua son dos plus fatigué, même si son grand-père faisait de son mieux pour préserver sa superbe.
« Nous avons pu fuir à temps. »
Elle l’invita à s’installer dans le salon extérieur, sous les arceaux du patio. Un arôme qui imprégnait les narines régnait dans l’air. Au centre, le jardin composé de hauts arbres feuillus offrait à ses visiteurs le réconfort de son ombre. De son pas boitant, Perrhé fit le tour de l’atrium, le regard intrigué par les arbres, comme s’il y cherchait quelque chose.
« Ces édifices sont vraiment remarquables » consentit-il.
Maeve n’avait pas l’habitude de le voir si contemplatif, même si elle lui consentait volontiers que leur résidence était une merveille monumentale. Avec le fin travail de la pierre allié aux enchevêtrements végétaux savamment orchestrés, l’édifice relevait davantage de l’art que de l’architecture.
Son grand-père lui apprit que l’architecte de la Villa d’Eté n’était autre que Krikal, un homme originaire de la péninsule des Astéries, la dernière région conquise par le Norlande.
« Cette Villa m’en rappelle une de Ponlogis. L’atrium… »
Perrhé souffla profondément. S’ensuivit un silence que sa petite-fille n’osa briser.
« Après-demain, nous avons été convoqué à ce sommet, par la Consule brêmoise.
— Odrien y a été invité.
— Tu n’as pas prévu d’y assister ? »
Maeve se mordit les lèvres. Elle n’avait pas réfléchi à cette éventualité. Depuis qu’elle était aux côtés d’Odrien, elle n’avait jamais été consultée sur la moindre question. Et même s’ils s’étaient maintenant rapprochés, il n’avait jamais fait d’allusion à sa présence à ce sommet.
« Ce sera un sommet important.
— De quoi sera-t-il question ?
— Je l’ignore encore, mais nous ne sommes pas les seuls à avoir été conviés autour de la table. Les Argons sont arrivés avant nous. Au moins la Consule a eu la décence de les loger sur une autre île que la nôtre. Même les Linésiens ont envoyé une délégation.
— Comment se porte le front de l’Est ? »
Si Perrhé resta succinct dans ses explications, les nouvelles n’étaient pas de bonne augure. Les troupes norlandaises avaient repoussé les Argons aux portes de la Baie d’Or. Et même si le Gouverneur assurait qu’ils feraient le nécessaire pour que l’ennemi ne prenne aucun port de ce littoral si stratégique, le conflit s’enlisait. Maeve apprit que son père était toujours mobilisé sur le front, et n’était pas revenu à la Citadelle depuis son départ. Authave, lui, avait enfin quitté le giron familial pour entamer sa formation au sein de l’armée régulière. Mais plus elle l’interrogeait, plus la voix de son grand-père se faisait distante, jusqu’à ce que Perrhé ne finisse par se perdre dans la contemplation des arbres.
« Après tout ce temps, ça reste toujours pour moi un grand mystère…
— Quoi donc ?
— Comment ils ont fait. Il ne restait que des cendres. Un village entier. Un village entier armé, dont il ne reste que poussière. »
Elle pouvait imaginer sa tante arriver sur les hauteurs de Lanzak, à la tête de ses troupes. Elle pouvait se représenter des cendres. Beaucoup de cendres. Mais elle avait toujours refusé de penser au rapport de causalité qui avait mené ceci à cela. Se souvenir de ceux qui n’étaient plus la rendait vulnérable, et une Norlandaise ne doit pas faiblir face aux peines de l’âme. Elle ne voulait pas que son grand-père perçoive qu’elle aussi n’avait pas tout le temps la force qu’elle souhaiterait.
« Mais enfin, ça ne te perturbe pas, toi ?
— Si. Bien sûr que ça m’affecte. Mais enfin, tu crois quoi ? Que c’est parce que tu m’as vendue aux enchères, la semaine suivante j’ai arrêté d’y penser ? Que j’ai accepté avec joie tout le reste, comme si de rien n’était ?
— Je te parle d’une magerie qui m’échappe et toi tu… »
Sa voix agacée s’étouffa lorsqu’il lut la détresse sur son visage. Le Norlande, c’était aussi ça. Mettre un point d’honneur à préserver une muraille impénétrable pour garder bien enfouis les sentiments humains. La gorge nouée, elle se redressa. Respirer. Respirer encore, et ne plus y penser.
« Tu lui ressembles beaucoup, tu sais. »
L’imminence du sommet avait soulevé en Maeve une interrogation à laquelle elle n’était pas habituée. Elle ne savait pas comment s’habiller. Et pour cause, leurs rares tenues de voyages étaient plutôt sobres et sales. Mais surtout, cette fois, il n’y avait plus personne pour lui dire quoi mettre. Des uniformes beiges des aspirants mages norlandais qu’elle était ravie de porter aux choix extravagants de Cilia, au moins n’avait-elle jamais à se poser la question. La jeune femme se surprit alors à repenser à la Consule, et à son allure à la fois imposante et réservée de secrets.
« Connaîtriez-vous une bonne couturière ? demanda-t-elle au premier laquais qu’elle trouva dans le couloir. Il faudrait que j’aille en ville matin. »
Elle s’empressa de s’élancer dans le couloir pour s’adresser au premier laquais venu où trouver un tailleur de circonstance. L’élu, un jeune homme à la peau soyeuse, vira au rouge vif. Puis il se redressa, raide comme un piquet, et bafouilla :
« Je vais deman… Tout de suite, oui, Votre Altesse. Je m’en charge, tout de suite. »
Et il déguerpit d’un pas d’abord rapide, avant de ralentir pour marcher d’une allure d’un semblant détendu. Le pauvre, pensa-t-elle en le regardant s’éloigner. Lorsqu’il vint la retrouver, il prit une profonde inspiration avant de lui annoncer que tout avait été arrangé pour son départ le lendemain. Il avait parlé si vite qu’elle avait à peine saisi les mots au vol. A peine le remercia-t-elle que ses oreilles tournèrent au rouge écarlate. Un éclair de fatalité traversa alors ses yeux, et le jeune homme salua la princesse avant de se retirer promptement. Curieux jeune homme, pensa-t-elle d’abord. Elle n’était pas habituée à intimider les gens. Du moins, pas à cette mesure-là.
La calèche la laissa à une embarcation qui la conduisit sur une autre partie de Rica. En combien de parts cette ville pouvait-elle bien être traversée par les flots ? Le pied à terre, elle découvrit un quartier aux rues tout aussi savamment ordonnées que chez eux. Parmi la foule, certains hommes portaient ces hauts chapeaux pointus semblables à ceux des brêmois du palais. Quelques femmes portaient des ombrelles, et une poignée se les faisait tenir par d’autres suivantes. Maeve fut escortée au milieu des vitrines qui affichaient les tissus les plus variés. Certaines boutiques semblaient spécialisées dans les souliers, d’autres dans les coiffures. La foule grouillait devant de grandes boutiques, mais le cortège s’arrêta devant une enseigne plus intime. Dès qu’elle entra, une dame que l’âge faisait courber s’empressa de venir la saluer.
« En quoi puis-je vous être utile, Madame ? Recherchez-vous quelque chose de précis ?
— En réalité, non… J’ai besoin d’une tenue. D’une tenue… »
Que pouvait-elle bien être, cette tenue ? Que fallait-il donner exactement, comme indication ?
« Une tenue plutôt officielle. Pour un évènement important.
— Voilà qui est un excellent début ! J’ai ici plusieurs croquis qui pourraient nous aider à voir ce qui vous conviendrait. Mais d’abord, de quel genre d’évènement officiel s’agit-il ?
— Disons qu’il s’agit d’un évènement… hésitait Maeve, diplomatique. »
La dame se satisfit de l’information et s’abstint de toute curiosité.
« Et d’où venez-vous ?
— Du Norlande » répondit-elle spontanément.
Elle la regarda de la tête aux pieds avant de continuer :
« J’aurais pourtant juré en vous voyant rentrer dans ma boutique que vous étiez dennoise. »
Maeve resta inerte un instant. C’était la tenue qui avait dû l’induire en erreur, se rassura-t-elle.
« C’est que ce sont justement les Pays de Dennes, que je représenterai à cet évènement.
— Dans ce cas, nous partirons sur des tons plus verts… »
La couturière se dirigea vers un bureau pour y rassembler le nécessaire : un mètre, un fusain bien aiguisé, et un parchemin.
« Et avez-vous des spécifications pour le modèle ?
— Pas la moindre, j’en ai peur.
— Ne serait-ce qu’une piste… Quelque chose que vous voudriez incarner… Un effet que vous voudriez produire, avec votre tenue ? »
La question laissa la princesse perplexe. Y avait-il vraiment des gens qui se posaient toutes ces questions à chaque fois qu’on lui préparait une tenue ? Et que voulait-elle incarner ? Qu’y avait-il à incarner, lorsque l’on était l’épouse d’un prince déchu dans un sommet dont elle n’ignorait encore la raison ? Elle se laissa guider par sa voix, cette voix qui articula ses lèvres pour enfin parler :
« Je veux une tenue digne. Une tenue importante, comme celle d’une armée, et correcte, comme celle d’une princesse. Je me fiche d’avoir une robe. Non, je ne m’en fiche pas : je n’en veux pas. Je veux une tenue qui me ressemble, une tenue qui montre que je peux me défendre. »
Prononcer chaque syllabe de ces mots lui avait procuré un soulagement inouï. Elle s’était surprise elle-même de la clarté et de la détermination dont sa voix avait été empreinte. Devant elle, les yeux de la couturière pétillaient. La dame se rendit alors devant un meuble rempli de petits tiroirs, et en ouvrit avec une conviction admirable. Elle parcourut quelques feuillets avant de signifier par une exclamation discrète qu’elle avait trouvé son bonheur.
« J’ai ce qu’il vous faut. »
Maeve ne s’était jamais tant sentie heureuse de s’habiller depuis longtemps. Depuis ces jours où elle revêtait les vêtements de cérémonie pour la remise des insignes, ces jours où son cœur battait à l’unisson avec celui de l’armée du Norlande. Elle était fière de son choix, dans son veston boutonné et son pantalon satiné. La couturière n’avait pas pu faire l’économie de certains détails superflus, mais le tout était déjà bien plus à son goût que ses affaires dennoises.
« Cela vous sied à ravir, avait complimenté Odrien lorsqu’il l’avait aperçue habillée le lendemain.
— J’ai décidé de venir au sommet, annonça-t-elle.
Odrien parut surpris de la requête.
« Je veux voir ce que c’est, de gouverner.
— Je n’y vois pas la moindre objection. Mais pour tout vous avouer, je ne pensais pas que vous vous intéressiez à la chose d’Etat.
— J’apprends à m’y intéresser. »
Aux côtés d’Odrien, Maeve se rendit au palais le lendemain afin d’assister au mystérieux sommet. A leur arrivée, ils trouvèrent le Gouverneur du Norlande attablé avec la Consule, à qui il déclinait les derniers assauts de l’armée argone contre leurs rangs en déplaçant de petits dés rouges sur la carte du continent déployée sur la grande table. Derrière lui, elle reconnut à leur cape orange et leurs insignes deux généraux de l’armée du Norlande qui se tenaient debout.
Un valet s’avança pour présenter un siège à Odrien, mais Maeve ne s’attendait pas à ce que celui-ci se retire aussitôt une fois son époux assis. Elle comprit alors la place que lui réservait ce sommet : debout, derrière. Et même si elle savait bien que sa présence n’était pas initialement prévue, son orgueil en fut piqué à vif.
D’un léger hochement de tête, son grand-père lui lança le signal discret du garde-à-vous. Maeve redressa son dos. D’un sourire, elle lui répondit. Debout, comme un général norlandais.
« Excellence, par exemple, reprit le Gouverneur en s’adressant à la chaise devant elle. Que feriez-vous, si demain l’un de vos voisins prenait d’assaut plusieurs de vos villes ?
— Dans mon cas, c’est ma propre famille qui a pris d’assaut ma capitale » lui répondit Odrien.
Le menton baissé, Perrhé jeta un bref regard à sa petite fille qui ne laissa rien transparaître. Tant de dés rouges pour tant de villes envahies par les Argons. Comment une armée aussi forte que celle du Norlande pouvait-elle être mise aussi longtemps en défaut par un si petit pays ? Après tout, sur l’Ancien Continent aussi la Bodhurie avait résisté à de nombreuses invasions, malgré son territoire plus petit et enclavé que ses voisins.
La Consule et Odrien se levèrent promptement à l’annonce d’une autre délégation, la linésienne. Le Gouverneur, lui, dut forcer sur ses bras de nouveau pour faire basculer sa sculpture sur sa jambe de bois. Après tout, il n’existait pas sur le continent pays plus éloigné du Norlande que ne l’était la Linésie.
Deux hommes drapés d’une voluptueuse toge bleu nuit apparurent. Son regard fut immédiatement saisi par celui aux yeux orange et aux longs cheveux bruns. Derrière eux, trois autres Linésiens dont l’apparat ne différait que par sa couleur blanche firent leur apparition. Maeve ne put s’empêcher d’observer son grand-père qui suivait d’un œil hagard l’indigène prendre place à la table et adresser ses respects à l’assemblée. La jeune fille imagina alors avec ironie le désarroi dont il devait à présent être la proie. Elle, au contraire, trouvait admirable qu’un pays donne à un autochtone une voix équivalente à celle d’un colon. Et dire qu’au palais, sa belle-famille les avait décrits comme des pilleurs et de sombres trafiquants. Le second représentant avait le front plus dégagé. Ses épaisses mèches retombaient négligemment sous ses oreilles. A la gauche, une boucle d’ornantille scintillait.
Il fallut attendre l’arrivée de la dernière délégation pour commencer. Et bientôt, les pions rouges débarquèrent à leur tour dans la salle. L’Argonie. Celle qui avait déclaré la guerre au Norlande, et qui avait indirectement causé sa perte. A la tête de leur cortège, trois hommes et une femme faisaient leur entrée. L’un d’eux attira son regard. Il était grassouillet, de taille moyenne, et avait les cheveux luisant plaqués en arrière, comme l’homme qui l’accompagnait. Ce dernier, grand gringalet, contrastait à côté du petit arrogant. Ils étaient venus accompagnés d’une femme aux cheveux fermement tirés en arrière en une longue queue-de cheval-fine. Perrhé se murait derrière un visage dur, et observait un à un les trois ennemis qui prenaient place sur les derniers sièges.
« Bien. Je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation. Prince Odrien des Pays de Dennes, Monsieur Perrhé Bressild, Gouverneur du Norlande, Madame Lapiuda Seniré, Messieurs Vertolne Rapur et Potafe Laneré, Consuls d’Argonie, Senassité Tanature et Kaÿtusk Tê, Représentants des Peuples de Linésie. Vous réunir tous autour de cette table est un grand honneur. »
Maeve n’arrêtait pas de fixer le dernier arrivé, le petit. L’Argon. L’ennemi avait maintenant un visage, et elle le trouvait grotesque.
« Quel est le sens de tout ceci ? demanda l’Argone aux cheveux attachés en pointant du doigt les dés sur la carte.
— Vous réunir est en effet l’occasion de discuter tous ensemble de nombreux sujets qui préoccupent nos pays, continua la Consule.
— Les invasions dont le Norlande est victime depuis bientôt un an sont au premier rang des nôtres, dit Perrhé en raffermissant sa posture.
— Vous voulez discuter ? Discutons ! tonna le petit Argon qui assainit la table d’un coup de poing. Après tout, peut-être que la présence de dirigeants respectables vous amènera à la raison ! Mais par où commencer, tant la liste est longue… Vous posez vos pions, sur la carte, mais vous n’expliquez rien. Dites-leur donc, qu’au cours des dernières années vos droits de douane n’ont fait qu’augmenter en flèche pour devenir exorbitants ! Vous occupez le sud de la Baie d’Or depuis notre arrivée, mais vous ne l’exploitez même pas. Ce sont nous autres, marchands étrangers, qui faisons la réussite des ports de Pädur et Tenê. Alors vos restrictions sur les minerais, l’impôt sur l’amarrage, et j’en passe, à force, sont devenues inacceptables.
— Vous avez envahi des villages norlandais, attaqué nos bases, tué enfants, femmes et hommes sans distinction. Il n’y a pas un seul dirigeant autour de cette table qui ne réagirait pas de la même façon.
— Nous vous avons fait à de nombreuses reprises des offres, tout de même, releva l’Argone en pointant le doigt en l’air.
— Le Norlande n’est pas à vendre, coupa Perrhé.
— Il ne s’agit pas d’une question de prix, mais d’offre de règlement pacifique.
— C’est vous, pourtant, qui nous attaquez.
— Nous sommes arrivés ici, vous nous avez tout repris, repoussés jusqu’aux flancs des montagnes, et vous osez prétendre que nous vous avons envahis ?
— Vous vous êtes installés chez nous, nous avons repris ce qui était nôtre.
— Vos armées n’y étaient même plus !
— Nos armées faisaient la guerre. Cela ne donne en rien le droit à un pays tout droit débarqué avec son armée de mercenaires recrutés à bras-le-corps dans tous les pays de s’arroger nos terres.
— Il me semble, Monsieur le Gouverneur, que vous n’avez pas saisi le sens de notre problème, reprit l’Argone. Nous avons des bateaux à affréter, nous avons des marchés à couvrir. L’Argonie ne peut pas vivre sans son accès à la mer.
— Je n’ai jamais eu aucun problème à ce que des Argons utilisent nos ports du moment qu’ils respectent les lois de notre pays.
— Vos impôts sont une farce ! rajouta le petit aux cheveux gras.
— Allons, Messieurs, calma la Consule. Ne ruinons pas si vite les espoirs d’entente dans lesquels je nous ai réunis. »
L’Argon continua à maugréer entre ses lèvres tandis que la femme à ses côtés fixait Perrhé d’un air mauvais. Le Gouverneur, lui, resta calme, et adressa un signe de tête à la Consule en guise d’acquiescement.
« Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai tous convoqués autour de cette table, aujourd’hui. Jamais encore nous n’avions pris le temps de nous réunir, alors même que nous vivons sur ce même continent depuis plus de vingt ans. Et si nous ne résolvons pas tous nos différends en une rencontre, je souhaitais vous exposer une solution qui en résoudrait peut-être plus d’un. Une solution audacieuse. Une solution historique. Car voyez-vous, il existe justement un problème auquel nous faisons tous face ensemble. Ou plutôt, auquel vous faites encore face aujourd’hui, mais que nous avons déjà connu par le passé. »
La grande dame de Brême reprit son souffle tandis que les autres, captivés, étaient pendus à ses lèvres.
« A notre arrivée, il n’a échappé à aucun de nous, Brêmois, une évidence : l’opportunité. Et une seconde : la contrainte. Car si nous devions tout fonder ici et vivre bien heureux sans jamais s’en retourner, que devions-nous aux autres, finalement ? Nous n’avons jamais renié notre lien à la Pandorie, non. Notre culture, nos mœurs en témoignent bien, mais nous sommes un autre peuple. Un peuple du Nouveau Continent. Et cette année, nous célébrons la décade de notre indépendance.
» Mais les autres pays n’ont pas su saisir cet élan. Ils vous ont accordé l’autonomie, Perrhé Bressild, mais ils ne vous ont pas donné votre liberté. Ils vous laissent vivre comme bon vous semble, Odrien Fanese, mais à la première occasion ils reprennent votre trône pour leur propre intérêt. Le commerce avec le Vieux Monde vous profite à vous, Argons et Linésiens, et ce que vous avez fondé ici dépasse de loin les ressources des cités auxquelles vous prêtez allégeance. Mais il n’y a qu’une façon d’avancer : ensemble. Si je vous ai convoqués aujourd’hui, Mesdames, Messieurs les dirigeants des cinq régions du Nouveau Continent, c’est pour vous proposer, ensemble, de proclamer votre liberté. »
Maeve retint son souffle. La liberté ? Qu’est-ce que cela allait changer, au fond ? Autour de la table, les réactions ne se firent pas attendre. Les Argons se retournèrent vers leurs conseillers et entamèrent leurs conciliabules, tandis que Perrhé scrutait d’un œil sceptique les visages alentour.
« La Linésie est déjà libre, souligna le chef autochtone. Elle l’a toujours été, d’ailleurs. Et les peuples, sur vos terres, seront-ils libres, eux aussi ?
— Comme Son Excellence l’a dit sitôt, il n’est pas assez d’une rencontre pour traiter de tous les problèmes, lui répondit le Gouverneur du Norlande.
— Les guildes de marchands du Vieux Continent ne devraient pas poser de problèmes, commença le troisième Argon grand et mince qui sortit enfin de son silence. Nous pourrions même continuer nos échanges, et assurer une voie maritime entre le Vieux et le Nouveau Continent. Après tout, il faut bien apporter à ces messieurs dames les denrées dont elles ont la préférence.
— Il y a ici largement de quoi vivre, continua le Linésien à la boucle d’oreille et aux cheveux ébouriffés. Nous pouvons nous passer d’eux ! Nos clans l’ont fait depuis bien longtemps.
— Et vos hommes passent leur temps à piller nos ports, souligna Odrien. Dans les moments durs, la Couronne, c’est aussi un soutien…
— Dont nous ne bénéficions plus aujourd’hui, rectifia Maeve attirant par là même quelques regards surpris auxquels elle ne prêta aucune attention.
— Nos régions ont bien assez de ressources, et en sortiraient renforcées, s’acharnait la Consule. Imaginez que vos principaux échanges ne soient plus avec de lointains pays, mais avec vos voisins. Vous ne devrez plus rien à ceux qui vous ont vus partir depuis longtemps. Tenez, Votre Altesse, qu’est-ce que cela représente, pour vous, la Bodhurie ?
— La Bodhurie… réfléchit Maeve qui s’était étonnée de cette apostrophe. C’est le pays de mes aïeux.
— Pensez aux générations prochaines. Que penseront-elles quand on leur dira qu’elles doivent payer un tribut à un pays dont elles ne connaîtront rien ? Leur pouvoir, lui, sera bien plus ancré et dur à remettre en cause. Nous venons juste de conquérir ce nouveau continent. N’est-ce pas maintenant qu’il faut couper les ponts avec l’ancien ?
— Nous sommes en affaires avec plusieurs cités du Vieux Monde, nous ne couperons pas nos liens commerciaux, dit calmement l’Argone en écartant ses doigts sur la table.
— Et qu’adviendra-t-il de nos frontières ? demanda Perrhé. L’indépendance ne nous fera pas oublier l’affront que nous essuyons à l’est, ni les victimes innocentes et les villages usurpés.
— Vous persistez à ne pas prendre votre part de responsabilité dans les affaires, souligna l’Argone aux cheveux attachés.
— Il est évident que nous déclarer unis aujourd’hui n’efface pas de nos mémoires les blessures d’hier. Mais telle serait aussi là, la force de notre union. Mettre un terme au conflit entre vos deux pays. Et pour vous, Prince Odrien, restituer votre autorité sur la Dennes Occidentale.
— Les armées du pays sont à la solde du Prince Nirien, et mon cousin n’est pas du genre à abandonner ce qu’il veut. Il y aura du sang.
— Le sang coulera dans tous les cas, mon Prince. Les Etats du Vieux Monde ne laisseront pas partir sans sourciller leurs bijoux de famille. »
Maeve regardait avec admiration la Consule solutionner avec répartie tous les maux du monde. Elle parlait avec une voix si douce, et si ferme à la fois. Elle avait cet air si envoûtant…
« Nous n’avons pas besoin de votre alliance, nous n’avons pas besoin de votre indépendance, finit par dire Perrhé. Mais nous ne nous désintéressons pas du destin de nos voisins. J’aimerais vous aider, mon Prince, à assurer votre retour. Le Norlande vous fournira des hommes.
— Votre aide m’honore, le remercia Odrien.
— La liberté n’a de sens que pour ceux qui vivent enchaînés, continua Perrhé. Le Norlande est déjà libre.
— Vous n’avez pas besoin d’une alliance ? reprit la Consule.
— Le jour où le Norlande retrouve sa pleine souveraineté sur les terres par-delà le Nuvine, ce jour-là, je pourrai parler d’alliance avec un Argon autour de la table. »
Le petit gras avait la mine renfrognée. Il se mordait les lèvres et se serrait les poings. Tout son corps semblait se retenir d’exploser bruyamment.
« Que diriez-vous d’organiser dans chaque ville contestée des élections ? proposa la Consule.
— Des élections ? coupa Perrhé. Avez-vous donc perdu la tête ?
— Nous proclamons, après tout, la souveraineté de nos peuples. Quoi de mieux que de les laisser eux-mêmes choisir auquel des deux Etats ces villages appartiendront ?
— On ne trace pas de ligne ainsi.
— On s’en accommode d’une. Les villes qui sont du mauvais côté deviennent des zones franches, et le commerce à vos frontières fleurit. Vous voyez, Gouverneur, tout le monde y serait gagnant. »
Perrhé prit un instant pour peser ses mots.
« Vous connaissez tous autour de cette table la force de notre armée.
— Qui essuie quand même de cuisantes défaites, ajouta l’insolent Argon.
— Le Norlande est grand, ainsi que son armée. La Légion argone, elle, finira bien par s’essouffler. »
Autour de son poignet, Maeve sentit les pierres de son poignet palpiter. Elle fit de son mieux pour camoufler sa surprise, et prit soin de balayer d’un regard minutieux les occupants de la pièce. Elle passa rapidement sur l’Argon qui l’insupportait tant, et s’attarda sur le grand blond qui semblait très distrait. La Consule, elle, paraissait plus pensive. Presque absente.
« Madame et Messieurs les Consuls d’Argonie, à quelles conditions accepteriez-vous de retirer vos troupes ?
— Nos conditions sont très simples, récapitula la femme aux cheveux tirés. Elles n’ont jamais changé. Un accès à la mer, un comptoir dans le port, un vrai. Pas une boutique soumise au bon vouloir du collecteur des impôts.
— Pareille requête pourrait également être adressée à Brême, me semble-t-il » nota Perrhé en pointant la carte du doigt.
Le petit Argon se leva pour mieux évaluer les distances, puis interrogea la Consule du regard.
« Nous prendrons le temps d’y réfléchir, conclut-elle.
— Nous souhaitons aussi continuer nos affaires avec nos partenaires commerciaux, rajouta l’Argonne.
— Il faut bien que nous vivions un peu ! » renchérit le petit insolent.
A plusieurs égards, Maeve eut l’impression que les débats qui s’ensuivirent ne firent que répéter les mêmes positions. Les Linésiens, eux, firent de rares interventions. A les écouter, les problématiques du jour les concernaient moins que les autres, et ils prônaient ainsi le modèle d’indépendance proposé par la Consule. Puis, dans le tumulte des murmures qui s’élevaient pour discuter en conciliabule des sujets abordés, Odrien se tourna vers elle. Maeve s’approcha, et il attendit que son oreille soit proche pour susurrer tout bas.
« Et vous, qu’en pensez-vous ? »
La jeune fille se sentit d’abord flattée d’être consultée. L’instant suivant, elle était prise au dépourvu. Maeve jeta un rapide coup d’œil à son grand-père qui fixait la Consule d’un regard ferme, les épaules dures, puis elle retrouva confiance.
« Il s’agit sûrement de notre meilleure chance pour regagner Mirane » finit-elle par dire.
Odrien approuva d’un signe de tête, mais il paraissait toujours pensif.
« La Dennes Occidentale sera indépendante. »
La voix du prince avait percé l’air dans un bruit balbutiant, et avait réduit au silence le reste de l’assemblée. Les regards convergeaient tous. Chacun approuvait, d’un signe de tête ou d’une tape sur la table en guise d’applaudissement.
« La Linésie est déjà indépendante, rappela encore le Linésien à la boucle d’oreille.
— Votre alliance, reprit le représentant autochtone, que nous apporterait-elle, concrètement ?
— Ensemble, nous serons plus forts.
— Nous vivons très bien, sur nos îles. Nous n’avons pas besoin d’être plus fort.
— Aujourd’hui peut-être, mais demain, lui répondit Reigal d’une répartie sans faille. Et si les pays du Vieux Monde venaient en Linésie pour mieux attaquer les côtes du continent ?
— Depuis votre arrivée vous ne laissez dans votre sillage que des problèmes » rétorqua le Linésien aux yeux orange.
Cette fois, la Brêmoise ne répliqua pas. Elle préféra répéter, pour plus de consensus, les bases de l’entente qui était en train de naître. L’Argonie, la Dennes Occidentale, et Brême étaient d’accord pour resserrer leurs liens. La Linésie et le Norlande se tiendraient loin de cela. Surtout, sa situation délicate allait peut-être se résoudre, bientôt. Et si le Gouverneur rappela son intention ferme de prêter main-forte à Maeve et son époux pour rentrer à Mirane, la Consule s’empressa de rajouter que Brême également enverrait ses troupes.
« Nous vous prêterons des légionnaires également » ajouta l’Argone aux cheveux tirés en jetant un regard noir à Perrhé.
« Toujours à se mêler de ce qui ne les regarde pas, ces Brêmois, commenta Lazare lorsqu’Odrien eut fini de raconter la rencontre.
— En l’occurrence, leurs affaires nous arrangent bien, puisque nous pouvons regagner Mirane. Nous serons même escortés en toute sécurité jusqu’au palais par des soldats des autres pays.
— Et la vie reprendra son cours » conclut Lazare en se laissant choir dans les coussins.
En tout cas, top si ce Souffleurs augmenté fait son office ! C'était vraiment l'enjeu du retravail de la première partie, de mieux installer tout l'univers (pour la seconde, il y avait d'autres défis...) donc si ça prend mieux tu m'en vois ravie :)