Maeve avait passé la soirée suivant l’audience à faire les cent pas dans sa chambre. Préoccupée par le sort de Primo, elle n’avait pas encore trouvé le sommeil quand l’on tambourina à sa porte. Que peut-on bien me vouloir à une heure pareille, encore ? Les coups redoublèrent d’intensité, et la voix inquiète de Naouri s’étouffa dans le bois.
« Un instant » dit Maeve qui revêtait sa tunique de nuit.
Sur le seuil, les cheveux en pagaille, Naouri venait visiblement d’être tirée de son lit elle aussi.
« Madame, c’est Monsieur Darion. Il demande à vous voir.
— Il ne me laisse même plus dormir, maintenant ?
— Il insiste.
— Bien sûr qu’il insiste. A cette heure-ci, en plus…
— Je vous laisse vous habiller, Madame.
— Pas besoin de formalités pour une personne qui a l’audace de me déranger à cette heure-ci. »
Elle se revêtit d’une large robe de chambre qu’elle ceintura négligemment. Naouri s’avança pour la lui ajuster mais Maeve l’en dissuada d’un signe de main.
« Où est-il ?
— Dans votre boudoir, Madame. »
Les paupières boursoufflées, la jeune fille déambulait dans le couloir au rythme de violents bâillements. Le boudoir était sa pièce à elle. Pourquoi diable Naouri l’avait-elle introduit là-bas ? Dans le couloir, un garde qu’elle n’avait jamais vu la salua. Que faisait-il dans ses appartements ?
« Qu’est-ce que cela signifie ? tonna-t-elle en faisant valser la porte sur son passage. Je vous ai déjà dit que je n’avais rien à voir avec votre ramassis de mensonges ! Contrairement à vous, et comme beaucoup d’autres personnes, j’aspire à dormir la nuit ! »
Pour l’arrivée calme et maîtrisée, c’était raté. Maeve s’arrêta sur place, les poings serrés, et essaya tant bien que mal de maîtriser son souffle furieux. Elle ne remarqua qu’alors l’air effaré de Darion, ses cheveux bruns désordonnés et sa veste débraillée. Il semblait avoir été cueilli du lit par une tempête.
« Que se passe-t-il ?
— Il faut partir. »
Maeve demeurait interdite.
« Je vais être arrêtée ?
— Non. Peut-être. Je ne sais pas ! Mais vous êtes en danger. Vous devez quitter le palais sur le champ ! »
Maeve avait du mal à suivre tant la scène lui paraissait surréaliste. Sans doute sa tête était quelque peu embrumée encore par le sommeil.
« Nirien a rallié la Garde Royale, il vient de marcher sur Pavillon Royal. Odrien doit partir immédiatement, et vous avec.
— Fuir ? Alors qu’Odrien est le nouveau Régent ? Avez-vous perdu la tête ?
— Nirien est soutenu par l’armée. Et tant qu’Odrien est ici, vous êtes une menace pour son pouvoir.
— Et Primo ?
— Son sort n’est pas entre mes mains. Et avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui… Mieux vaut ne pas trop espérer.
— Vous savez qu’il est innocent.
— Maintenant écoutez-moi bien, le temps presse. Ne prenez que le minimum. Rien d’encombrant, ni de trop explicite. Allez prévenir Odrien, Respin vous accompagnera.
— Et vous ?
— Et moi, je reste. »
Maeve avait beau le dévisager, elle avait du mal à le trouver convaincu.
« Si nous sommes en danger, vous l’êtes aussi !
— Je vous serai bien plus utile ici que si je fuyais avec vous. »
Son regard la transperça. Elle frémit, et ouvrit la bouche pour prononcer des mots qui ne sortirent pas. Elle avait beau chercher dans les traits de son interlocuteur un aveu de sa détresse, celui-ci avait à présent la posture robuste d’un homme convaincu.
« Ne dites à personne qui vous êtes, est-ce bien clair ?
— Je vais préparer mes affaires.
— Vous emprunterez les souterrains des domestiques pour vous retrouver Odrien et sortir du palais. Respin vous guidera. Pas un pied dehors, ou les gardes vous mettront la main dessus. »
Si elle avait appris à préparer un sac léger et complet en un rien de temps, elle espérait que cette fois les jours à venir ne soient pas de si mauvaise augure que la dernière fois où le général lui avait demandé de rassembler ses affaires pour ne jamais plus retourner au camp. Vu les nouvelles, le pire était à craindre. Comment la situation avait-elle pu dégénérer à ce point-là ? Princesse à son arrivée, elle allait quitter Mirane fugitive. Alors que sa fébrile nouvelle vie s’effondrait autour d’elle, elle demeurait bloquée dans son inertie. Prévenir Odrien. C’était tout ce qu’elle devait faire, pour commencer. Et après, il n’y aurait plus le temps pour grand-chose d’autre que de partir.
Dans le tiroir, elle récupéra l’écrin qui contenait toutes les potions que le vieux maître lui avait données. Primo… Mais de cela non plus, elle n’avait plus le temps. Autour de sa taille, son épée reposait dans son fourreau. Elle n’hésiterait pas à s’en servir, si les circonstances venaient à l’exiger. Elle préférait garder sa poignière à portée de main, au-dessus de ses maigres affaires. Au cas où.
Dans le couloir, Respin lui indiqua la porte dérobée menant aux souterrains.
« Je vais m’assurer que la voie est libre » chuchota Respin en s’arrêtant devant l’escalier qui descendait vers la pénombre, la main prête à dégainer son épée.
Ainsi donc allait-elle enfin découvrir les appartements d’Odrien. Elle avait beau s’être habituée à leur absence de relation physique, l’idée de ne pas même connaître l’endroit où son époux habitait lui paraissait absurde, et lui rappelait la distance effroyable qui les séparait encore malgré les dernières lunes. Et voilà qu’elle devait de nouveau faire le grand pas à ses côtés : témoins de la chute de leur pouvoir, ils fuiraient ensemble.
D’un signe de main, Respin lui signala qu’elle pouvait monter à son tour. Le couloir était sombre et silencieux. Aucune lumière ne s’échappait des pièces attenantes. Odrien n’était pas ici. Elle avança jusqu’au salon, vide aussi. Et s’il était déjà trop tard ?
« Odrien ? » appela-t-elle.
Sa voix se tut sans obtenir de réponse. Elle continua d’arpenter les couloirs, répétant chaque fois son nom plus fort. Derrière les murs, elle crut entendre un chuchotement, et se figea. Les voix s’étaient tues aussi.
« Votre considération envers moi est-elle si misérable ? rugit-elle en tournant la poignée de la porte.
— N’entrez pas ! » s’exclama la voix d’Odrien avec stupeur.
Sa tête apparut dans le filet de lumière que laissait l’ouverture.
« Un instant, je vous en prie ! Un instant, et je suis à vous… »
Odrien disparut dans la pénombre. Être à elle ? Comme s’il avait déjà été à elle, une fois. Comme si, en l’interrompant au milieu de ses petites affaires, elle pouvait avoir confiance qu’il puisse être à elle un jour. Elle l’entendit se précipiter et gesticuler à la hâte, puis il reparut, les pieds dénudés, le veston mal ajusté. La détresse dans son regard n’attendrissait pas la jeune femme.
« Jamais je ne vous ai rien dit à ce sujet ! Depuis le premier jour, vous m’évitez, et je ne vous fais même pas l’affront de m’en plaindre. Mais si je demande au moins une fois à vous voir dans la plus grande urgence, vous me devez cette entrevue. »
La lèvre tombante, il demeurait coi à en paraître presque niais. Maeve s’avança vers la porte de la chambre. Odrien, effaré, lui en barra l’accès. Elle força le passage, et il la repoussa de toutes ses forces.
« Votre père a été assassiné. Le palais est assiégé, et vous, vous roucoulez sans vergogne ! J’exige de vous parler seul. Maintenant. »
Odrien reprenait peu à peu sa respiration. La main levée, il la pria de ne pas avancer davantage, mais ses mâchoires crispées l’empêchaient de parler.
« C’est elle, n’est-ce pas ? »
Cette fois-ci, il fronça les sourcils et la regarda d’un air circonspect.
« De qui parlez-vous ?
— D’Asha Cassiope. »
Odrien réfléchit un instant. Maeve l’interrogea du regard, mais il ne lui prêtait plus attention.
« Accordez-moi un court moment une fois encore si vous le pouvez, et puis nous parlerons de tout ce que vous voudrez. »
Sans lui en laisser le choix, il s’éclipsa dans la chambre dont il referma la porte avec empressement. De l’autre côté du mur, les chuchotements s’entrecoupaient de soupirs agacés. Maeve avait du mal à contenir sa rage et faisait les cent pas pour se défouler. Des tics trahissaient son visage qu’elle voulait impassible.
Odrien revint se planter en face d’elle, les mains dans le dos, le regard rivé sur le sol, et au terme d’une attente interminable, la porte de la chambre adultère s’ouvrit de nouveau. Lazare Tissau, peintre de son état, réajustait ses manches et hocha la tête à l’intention de la princesse, qui l’observa avec égarement traverser la pièce.
Elle ne savait où donner de la tête. C’était donc pour cela qu’il ne venait jamais à elle ? Les souvenirs défilèrent dans sa tête. Son arrivée, où Lazare s’était empressé de crayonner son portrait. Les séances à poser, les soirées mondaines, la Fête du Roi. Il avait toujours été là. Et elle ne s’était jamais doutée de rien. Elle reporta son regard sur Odrien, qui scrutait timidement sa réaction.
« Vous vouliez me parler ? » articula-t-il enfin lorsque l’écho des pas de son amant s’éteignit au loin derrière les murs.
C’était à son tour de subir l’inertie du bouleversement. Elle ne savait plus par où commencer, tant elle n’arrivait à penser à rien d’autre.
« Ça fait longtemps ?
— Je n’ai jamais eu d’intérêt pour les femmes, si c’est votre question.
— Et moi qui me trouvais à plaindre…
— Vous avez toutes les raisons de ne pas apprécier votre situation, Maeve. Je ne peux peut-être pas vous aimer, mais je ne suis pas aveugle. »
Il lui adressa ce regard bienveillant qu’elle lui volait parfois. Odrien s’assit à ses côtés et entoura ses épaules de son bras avec une nonchalance gênée. Ce premier contact physique de toute leur vie maritale lui parut d’abord étrange. Elle se mit à apprécier le réconfort d’une épaule compatissante, et peu à peu, elle sentit le calme reprendre les rênes. Maeve se redressa, et plongea ses yeux dans les siens.
« Odrien, la situation est grave. Nous devons fuir Mirane sur-le-champ.
— Le monde n’a pas à savoir, si vous savez garder le secret. »
Il l’interrogeait du regard, et cherchait à y lire une réponse, mais de ses sourcils froncés, Maeve le questionna à son tour.
« Je n’étais pas venue vous trouver dans l’intention de vous prendre sur le fait accompli. »
Odrien parut soulagé, un court instant seulement. Les quelques secondes qui précédèrent la nouvelle fatidique.
« C’est Nirien. Il a pris le palais, et rallié la Garde. Nous ne sommes plus en sécurité ici. »
La tête du prince tomba entre ses mains. Ses épaules s’affaissèrent sous le poids du monde qui s’abattait sur lui. Il ne bougeait plus. Lorsqu’il se redressa enfin, les yeux rivés au sol, il prit une profonde inspiration. Maeve en profita pour continuer.
« Vous devez réunir le strict minimum. Nous partons sur-le-champ. »
Odrien la retrouva devant l’escalier de la remise qui les conduirait aux souterrains. A ses côtés, Lazare gardait les yeux rivés au sol et les lèvres retroussées. Ainsi donc, l’amant n’avait jamais quitté le pavillon et s’apprêtait à fuir Mirane avec eux. Mais l’urgence n’était pas à cette question. Ils devaient quitter le palais au plus vite. Guidés par Respin, ils serpentèrent à travers les souterrains jusqu’à ressortir dans un vestibule modeste, qui n’avait du palais que le rouge de la brique. Le garde sortit en éclaireur, puis les invita à le rejoindre dehors.
A l’ombre d’une petite place étriquée, une calèche les attendait. Elle reconnut la silhouette droite et le pas compulsif de son beau-frère. Darion leur présenta Jérau et Brima, les deux autres gardes qui, avec Respin, les accompagneraient, et profita que l’épouse et l’amant ne prennent place dans la calèche pour glisser quelques mots à son frère. A peine croisa-t-elle ses noisettes, tandis qu’il commandait à la calèche de partir. Leur attelage, bien plus modeste que ceux auxquels son statut de princesse ne l’avait habituée, se fondit au milieu des carioles qui empruntaient la sortie de service.
« Il aurait dû venir avec nous » finit par dire Maeve.
Mais personne n’y trouva rien à répondre. Dans un silence de plomb, ils regardèrent défiler sous leurs yeux les rues endormies de Mirane. Celles qui, il y a une lune à peine, fêtaient avec allégresse l’anniversaire du roi. Elles étaient si cruellement calmes, à présent. Ses habitants se doutaient-ils qu’à l’intérieur du palais, le vent avait tourné ? Que celui qu’ils avaient insulté sur les murs de la ville s’apprêtait à régner sur la Dennes Occidentale ?
Odrien attendit qu’ils aient quitté la capitale pour s’exprimer enfin. Il peinait encore à réaliser que son propre cousin, arrivé tout juste un an plus tôt, avait pu lui planter un tel couteau dans le dos, alors même qu’il était en plein deuil.
« C’est un opportuniste, commenta Lazare.
— Il avait peut-être même prévu l’assassinat de votre père…
— Nirien ? Assassiner son propre oncle et futur beau-père ?
— Pour quelqu’un qui a le sens de la famille, il vient de te dérober le pouvoir sous le nez » souligna Lazare.
L’argument lui parut si limpide que Maeve se morfondit immédiatement sur son sort. N’était-ce donc pas assez, qu’elle ait eu à changer de vie ? Fallait-il en plus que ce soit pour être mariée à un prince déchu et vivre cachée ? Rien qu’imaginer la tête blonde de Nirien affublée de son sourire mesquin lui hérissait les poils. L’impertinent n’avait décidément pas manqué une occasion pour tirer profit de la situation à son avantage, sauf qu’une fois de plus, Maeve n’avait pas triomphé. Elle avait fui, au beau milieu de la nuit, par la porte de service. Et tandis que la calèche s’engouffrait à travers les collines, les lumières de Mirane s’éteignaient dans le Loëtan.
Les fugitifs avaient trouvé refuge dans le domaine du hameau de Lacassac. Perché dans la vallée du Noutessan, au nord-est du pays, le bourg n’était peuplé que de rares bergeries. Il avait suffi d’ôter les draps pour charger l’air de monticules de poussière. Odrien éternua. La bâtisse n’avait pas été habitée depuis longtemps, ce que confirmait cette odeur de renfermé. Combien de temps cet asile serait son chez elle ? Elle commençait à mieux comprendre Primo, qui ne s’attachait plus aux lieux où il habitait.
Odrien vint la trouver dans sa chambre. Même si leur fuite leur faisait passer plus de temps ensemble, la présence de son mari sur le seuil de sa porte était encore chose inouïe. Sans plus de cérémonie, il lui remit une missive sur laquelle ne figurait qu’une unique lettre. « M ». Avait-il préféré écrire ce qu’il n’arrivait pas à lui dire ?
« J’en ai une également. Darion m’a fait promettre de vous la remettre dès que nous serions en lieu sûr. »
Le sceau n’était pas marqué. Maeve entamait la cire de son ongle quand Odrien l’interrompit :
« Vous ne devez l’ouvrir qu’en cas d’urgence. Si nous venions à être séparés, elle vous indiquera un lieu où vous replier.
— Vous pensez que Nirien pourrait nous retrouver ici ?
— Nous aurons sûrement à changer de cachette, par sécurité. »
La jeune princesse était restée digne et avait acquiescé avec fatalité.
« Maeve… »
La jeune fille était pendue à ses lèvres, intriguée par ce timbre de voix hésitant qu’elle ne lui connaissait pas.
« J’espère que vous me pardonnerez un jour ma distance. Je n’ai jamais réussi avec vous… A faire semblant.
— Cela aurait certainement été pire encore. »
Odrien sourit.
« Je n’ai pas eu le choix, pour notre mariage. Je n’ai jamais eu le choix, pour mes mariages. Et je vous promets de ne jamais vous forcer à… Me donner un héritier.
— Moi non plus, je n’ai pas eu le choix. »
Cette sincérité déclencha un regard complice. A présent qu’elle comprenait davantage son époux, et qu’il était devenu son seul allié dans cette fuite, la jeune fille se sentait bien plus proche de lui qu’auparavant.
Odrien l’avait laissée se reposer, mais elle n’avait pas lâché la lettre. Un plan par personne… Elle était stupéfaite par la vitesse à laquelle Darion avait pris toutes les précautions nécessaires à leur fuite. Et par sa résolution à avoir risqué de rester. Elle faisait tourner entre ses mains le courrier scellé d’un simple plomb. Pourquoi attendre le dernier moment ? Et si elle n’avait pas la lettre sur elle, au moment où elle en aurait le plus besoin ?
Il fallait qu’elle sache. Il fallait qu’elle lise cette lettre, et qu’elle mémorise tout ce qui y était indiqué. La relire plusieurs fois, si besoin, mais il fallait la mémoriser, et ne rien oublier. Elle décacheta la missive d’un coup de doigt sec et déroula le parchemin. En haut, plusieurs phrases griffouillées à la hâte étaient rayées. Ses yeux se posèrent au milieu, sur la seule phrase écrite de lettres appuyées fermement, la dernière phrase qui avait achevé ce brouillon.
« J’ai envie de vous. »
Elle laissa échapper de ses mains le papier, clouée, les yeux effarouchés. Puis elle le reprit, et le lut à nouveau. Elle n’avait pas rêvé. Il avait bien écrit ça. Peut-être ne pensait-il pas à elle ? Cette lettre avait dû lui être faussement destinée. Odrien avait parlé d’un plan, comme celui que lui aussi avait. Pas d’un brouillon indéchiffrable affublé d’une phrase aussi grotesque. Peut-être ne l’avait-il pas lui-même écrit ? Non, c’était impossible. Darion ne se serait jamais fait assister pour la rédaction d’un courrier aussi important et confidentiel que celui-ci, ou du moins, celui qu’il aurait dû être. Maeve ne s’expliquait pas ces mots. Lui qui lui avait semblé tout le temps si froid, si cassant, l’aimer ? Non, pire. La désirer.
Maeve tira une grimace répugnée. En cet instant, elle ne savait pas ce qui la faisait le haïr davantage entre ce qu’il avait écrit et le fait qu’elle se retrouve sans plan de secours. Odrien, lui, avait sûrement des indications pour rejoindre une planque. Lazare le suivrait à coup sûr. Et si elle devait un jour se séparer d’eux ? Le Norlande se glissa dans ses esprits comme une retraite évidente, mais elle ne voulait la considérer qu’en dernier secours. Rentrer, ce serait échouer. Son pays avait besoin d’elle pour s’assurer que ses frontières ne seraient jamais menacées à l’ouest, et elle ne comptait pas fuir sous prétexte que Darion avait envoyé la mauvaise missive.
Lazare, qui n’appréciait guère de tourner en rond à attendre que le temps passe, accompagna les gardes au village le plus proche dès le lendemain pour s’y procurer du papier et des fusains. Depuis, il passait le plus clair de son temps dehors, et il lui arrivait même de revenir alors que la nuit était déjà tombée.
« Si vous allez trop loin, vous risquez d’attirer l’attention » l’avait mis en garde Maeve, un soir qu’il rentrait plus tard encore.
Il avait suffi d’une huitaine pour que la nouvelle de leur fuite ne se répande dans la vallée du Noutessan. La promesse d’une coquette récompense pour toute personne détenant des informations susceptibles de conduire à leur arrestation tarda pas à s’ensuivre, et Maeve s’inquiétait de plus en plus des escapades de Lazare. Les terres du hameau de Lacassac avaient beau être étendues, elle ne croisait que rarement le peintre lors de ses promenades dans les champs, et le suspectait d’oser s’aventurer par-delà les limites du domaine malgré ses recommandations. Si cela n'avait tenu qu’à elle, il n’aurait même pas dû accompagner les gardes au village, le premier jour. Plus il y avait d’inconnus à la fois, et plus les habitants pouvaient avoir de soupçons.
« J’ai juste besoin de prendre l’air. Le bois, les marais… Ça m’inspire bien plus que vos têtes abattues. Et puis, je ne suis pas recherché, moi. »
Maeve et Odrien, eux, avaient pris le parti de ne pas quitter la demeure et son domaine. Chaque matin, elle s’entraînait avec Brima. La garde était si grande et maniait son sabre avec tant d’habileté que la jeune fille avait vite vu en ces exercices l’occasion de progresser plus encore. Mais malgré ses efforts, elle ne parvenait jamais à prendre l’avantage sur son adversaire. Brima avait toujours une longueur d’avance. Et même lorsque Maeve pensait voir une brèche dans sa garde, son adversaire n’avait qu’à faire un léger mouvement pour retourner la situation.
« Ne baissez jamais votre vigilance, Altesse. Même au point final de votre attaque. »
Une Lune Bleue avait passé depuis leur arrivée au domaine du hameau de Lacassac, et le quatuor déjeunait dans le jardin autour d’une table rudimentaire. Si Odrien n’avait pas l’habitude de cette vie plus austère, il prenait goût chaque jour à cette liberté qu’apporte le privilège de ne pas être épié en permanence.
« Quelqu’un vient » alerta Lazare.
Tous se pétrifièrent et suivirent, ahuris, la course du cheval qui arrêta sa course une fois devant leur demeure. Le petit homme, qui se présenta comme un messager venu de Mirane, éveilla de vifs soupçons. Entre ses larges épaules carrées et son visage joufflu, son cou paraissait ratatiné. Tandis que Maeve toisait du regard ses courbes biscornues, l’inquiétude la prenait à la gorge. Et s’il était déjà trop tard ? Elle maudissait Lazare d’avoir fait ses ballades.
« Nous le connaissons, Votre Altesse, répondit Brima. C’est Trudo, nous étions avec lui dans la garde rapprochée du Ministre des Sûretés et Prince Darion Fanese. »
L’annonce de l’expéditeur avait détendu l’atmosphère et attisé la curiosité.
« Si vous voulez un conseil, ne vous attendez pas à une bonne nouvelle » grinça Lazare.
De sa besace, le messager sortit un rouleau de parchemin scellé qu’il remit à Odrien, qui s’éloigna de quelques pas pour prendre connaissance de la missive. Il regarda à plusieurs reprises le plafond, avant de repartir au courrier pour le lire de nouveau. L’instant paraissait durer des heures.
« Bon Ciel, tu vas finir par nous dire ce qui se passe ? lâcha Lazare.
— Nous levons le camp, annonça-t-il enfin.
— On a été découvert ? demanda Maeve.
— Darion m’adresse ici une correspondance à mon intention. Ou plutôt, une convocation. Reigal Meera, Consule de Brême, m’invite à un sommet, à Rica.
— Traverser la frontière alors que nous sommes recherchés ? reprit Lazare. Ton frère a-t-il perdu la tête ? Il suffit qu’une seule personne d’autre que lui, au palais, ait eu ce billet entre les mains pour que l’armée dennoise nous y attende de pied ferme. Et qui te dit que ce n’est pas un piège ?
— Darion ne nous aurait jamais adressé ce billet s’il savait qu’il risquait de nous mettre en danger » lui répondit Odrien.
Maeve ne connaissait pas grand-chose de Brême, si ce n’était le nom de sa capitale et à présent, celui de sa Consule également. Reigal Meera. Elle était curieuse. En quoi était-ce différent, une Consule ? Et était-ce toujours une femme ? Les Brêmois… Elle repensa soudain à leur ambassadeur, et à sa fille. Surtout à sa fille. Asha Cassiope. Elle qui avait vu si rouge s’était agacée de rien. Si ce n’était pour son pays, l’idée de cette Brêmoise n’avait plus occupé ses pensées depuis leur fuite et lui semblait aujourd’hui des plus absurdes. Aux côtés de Lazare, Odrien était si vivant qu’elle se demandait comment elle avait pu ne pas voir cette évidence plus tôt.
Il fut décidé de quitter le hameau le lendemain, afin de laisser aux gardes le temps de préparer les vivres nécessaires au voyage. Pour davantage de discrétion, ils avaient recommandé un voyage à cheval dans le confort le plus rudimentaire. Il ne serait pas question de descendre dans une auberge avant d’avoir franchi la frontière, avait prévenu Brima. A voir les visages de ses compagnons se décomposer, la jeune fille n’avait pu se retenir de rire.
« Je vais finir par regretter la chariote de la dernière fois, lâcha Lazare sur son cheval.
— Et nous, nous allons finir par regretter de ne pas vous avoir laissé à Lacassac ! » lança Odrien.
Maeve se réjouissait de la perspective de monter. Depuis qu’elle avait quitté le Norlande, les chevaux n’avaient plus été qu’attelés à ses multiples calèches. Dès qu’elle retrouva cette sensation de hauteur, et ce vent qui caressa sa joue tandis qu’elle lançait sa monture au trot, son cœur palpita.
Si les monts Enée leur offraient l’avantage d’un passage plus discret, la forêt dense, elle, les obligea à avancer au pas. A chaque pause, Respin inspectait la mousse, s’assurait de leur direction et indiquait le cap à suivre. Ils s’arrêtaient avant la tombée de la nuit, pour laisser aux gardes le temps de chasser. Ses compagnons de route, eux, restaient assis autour du feu de camp que leur feûlait la jeune mage. D’abord fière de leur apporter cette source de réconfort, elle s’était ensuite agacée de les voir prendre ce geste pour acquis. Et si elle avait le malheur de faire autre chose après avoir posé un premier pied à terre, elle sentait en suivant peser sur elle le regard lourd de reproches de ses camarades.
Comme les soldats, la recherche d’eau et de gibiers était sa priorité. Cette échappée avait au moins eu le mérite de la remettre dans certaines conditions de son entraînement d’antan. Et si, le premier soir, elle avait pris du temps à retrouver le coup de main, elle était revenue le lendemain avec des perdrix que son Nimbe avait déjà commencé à faire griller. Avant de souper, Maeve se mettait à l’écart pour réaliser ses échauffements tant que la lumière du jour lui offrait encore son avantage. Elle avait beau prendre soin de s’éloigner assez dans les bois pour ne pas être vue, elle avait parfois aperçu la silhouette de l’un ou de l’autre s’arrêter, se dandiner et faire demi-tour en la voyant s’entraîner.
Lazare griffonnait souvent son carnet sans participer aux discussions qui s’agitaient auprès du feu. Et parmi les mystères qui faisaient couler tant de salive tous les soirs, l’invitation des Brêmois faisait mouche. Odrien semblait convaincu que la Consule souhaitait intervenir dans le conflit autour de la régence et se poser comme une médiatrice entre Nirien et lui. Et, à chaque fois qu’il le martelait avec son aplomb habituel comme s’il ne l’avait jamais dit avant, Lazare ne cessait de répéter, sans lâcher son dessin des yeux, que Brême n’avait jamais pu s’empêcher de mettre son nez dans les affaires des autres. Il fallait reconnaître qu’après plusieurs jours à se regarder entre quatre yeux, les conversations avaient tendance à tourner en rond.
« Combien de temps allons-nous encore croupir ici ? » s’impatienta un matin le peintre. Ca va bientôt faire une huitaine qu’on n’a pas dormi dans un endroit digne de ce nom. Une huitaine ! »
Maeve aussi avait le dos endolori au réveil. Elle avait bien vite perdu l’habitude de dormir sur le sol, regretta-t-elle.
« Il nous tarde tous d’arriver, mais Maeve appréciera peut-être que tu gardes ta bonne humeur pour toi, ce matin. »
Les yeux de la jeune fille s’écarquillèrent. Jamais elle n’avait entendu son époux parler si sèchement auparavant. Elle n’eut pas même cru qu’il soit capable d’un tel langage.
« Je ne faisais qu’exprimer tout haut ce que notre gente dame pense probablement aussi tout bas.
— La gente dame peut très bien parler d’elle-même » ponctua Maeve.
Tous les regards s’évitaient. Personne n’osait plomber l’ambiance davantage mais tous mourraient d’envie d’y rajouter leur grain de sel.
« Mais elle sera quand même bien contente d’arriver. »
Ils durent vagabonder à travers la forêt dense plusieurs jours encore avant d’atteindre l’orée du bois, de l’autre côté des monts Enée. En contrebas, plusieurs cours d’eau à l’allure paisible s’éloignaient à perte de vue, rayonnant des éclats rouges du ciel.
« Magnifique » s’entendit-elle dire à demi-voix.
Sans dire un mot, le peintre était descendu de son cheval et adossé contre un rocher. Son fusain à la main, il ne prêtait plus aucune attention aux autres.
« Rica est au confluent des fleuves de Brême, précisa Respin. Si nous remontons ce cours en bateau, nous devrions y arriver plus vite.
— Tout sauf cette selle ! » les pria Lazare.
Après un trop longue absence, je reprend cette lecture avec plaisir. Je me rend compte que je n'ai pas oublié grand chose.
Ce qui me bluffe dans ce chapitre mais aussi dans toute l'histoire, c'est l'univers très complet que tu as réussis à créer.
Je suis admirative. Vraiment, chapeau !!
Je suis ravie que tu retrouves le plaisir de cette lecture, et j'espère que la suite continuera de te plaire.
Merci merci encore !
Parfait, l'ambiance et les décors sont bien rendus je me demande pourquoi Maeve n'a pas déjà tout cassé.
Juste, mais je chipote, la notion de temps me manque à la lecture. Depuis combien de jours/semaines est-elle là, tu vois.
Mais c'est très bien, je continue !
Justement puisque tu en parles, c'est un des sujets que j'ai en tête en ce moment, sans toutefois y avoir encore trouvé de réponse... Je n'ai pas réussi à me faire à l'idée d'utiliser notre système métrique commun pour le temps et les distances, sans pour autant en avoir créé un... Donc je me suis trouvée plusieurs fois face à des impasses, et j'ai contourné les allusions temporelles... Ce qui est préjudiciable pour instaurer une temporalité dans l'esprit du lecteur !
J'ai repéré une petite erreur : "Sa détermination parut l’enchanta."
Sinon, bah j'ai très hâte de revoir Primo Darrell, ça a l'air d'être un vieux monsieur très intéressant.
Le quotidien est bien présenté, on sent que la routine s'est installée et que plusieurs jours ont passé depuis le mariage, mais qu'en est-il de son pays natal ? J'aurais aimé avoir des nouvelles de sa famille, surtout si son pays est menacé de guerre : n'est-ce pas pour avoir un allié qu'elle a été mariée à Odrien ?
Je suis ravie de retrouver Primo en fin de chapitre, c'est très accrocheur pour la suite, d'autant que les leçons vont commencer pour Maeve !
En effet pour le Norlande la page est tournée un peu vite... Je pense surtout développer davantage les chapitres 1 à 3 où elle y est encore, et davantage la faire se questionner par l'introspection que j'ai trop souvent délaissée la concernant. Pourtant, avec tout ce qui lui arrive, elle devrait au moins se poser la question.
Merci pour ce retour !
je prends un peu de temps pour continuer ma lecture, et je ne suis pas déçue! J'aime beaucoup comment tu décris son quotidien, comment elle s'acclimate peu à peu à son nouvel environnement.
J'ai surtout hâte de voir sa prochaine rencontre avec Maître Primo (encore faut-il qu'elle trouve le temps) , et les prochains cours de magie qu'elle va avoir (et aussi ceux de maintien, qui promettent d'être pénibles pour elle XD).
Le jeu du Régent avec son tigre est particulièrement déconcertant. Il n'y a pas si longtemps, ce fauve dévorait un pauvre gars dans une arène... le voir jouer comme un chat doit-être assez perturbant pour Maeve. En tout cas, il me met mal-à-l'aise autant que son propriétaire ^^'
Courage pour la continuation de ton histoire ;)
A bientôt,
Emmy
Je me rends compte en lisant ton commentaire que je n'ai peut-être pas fait grande place à ces fameux apprentissages plus fastidieux du maintien, de la langue, etc. Il faudra que je médite tout ça
Merci pour ta lecture et à bientôt !
Je fonce lire la suite !
Et ravie aussi que mes décors prennent vie dans la tête des lecteurs (je sais que je n'ai pas assez décrit dans les débuts et que j'ai encore tendance à aller vite en besogne). Je n'ai jamais été à Lille, mais l'idée que les lieux prennent vie dans ta tête comme ça me met en joie ;)
On te sent plus à l'aise avec le récit et tes descriptions étoffées nous permettent de mieux appréhender le quotidien de Maeve. Comme elle doit s'ennuyer après ses entraînements dignes de Demi Moore dans " A armes égales " 😁
J'attendais la suite avec impatience, et je ne suis pas déçue !
Tu arrives mieux à cerner la voix de ta narration, on le ressent aisément dans ce chapitre ! Tes efforts n'ont pas été vains ! Comme exemple : le quotidien de Maeve, véritablement ennuyant et que l'on ressent comme tel, que l'on subit même avec elle. Je remarque aussi que tu essaies de plus décrire les lieux plutôt que de simplement les survoler. Ça nous permet de nous faire une meilleure image des scènes, de véritablement les vivre.
Je me demandais comment le nouvel entourage de Maeve prendrait sa magnifique prestation de magerie. La plupart ont l'air de s'en moquer éperduement, mais j'aime beaucoup le fait que le roi, lui, ait aimé la voir mettre une raclée au petit jeune ! J'avais peur qu'elle ait des conséquences négatives quant à son acte, mais visiblement non, ce qui est une très bonne chose. J'ai d'ailleurs hâte de voir à quoi ressembleront ces fameuses leçons de magerie !
J'ai noté quelques fautes ici et là, rien de bien grave en soit. À part ça, j'ai vraiment beaucoup aimé ce chapitre ! J'attends la suite avec impatience !
J'espère pouvoir publier la suite bientôt ! J'écris beaucoup en ce moment, mais contrairement à avant justement, j'écris les scènes en désordre, je ne me force plus à écrire "un chapitre". Et ça marche beaucoup mieux comme ça ; je travaille mieux l'instant, et j'avance bien plus aussi !
Merci pour ton commentaire et à très vite j'espère !
Que ce soit en écrivant les scènes dans l'ordre ou de manière éparpillée, le principal est de trouver la méthode qui fonctionne le mieux pour toi. Et si celle-ci est celle dans laquelle tu te sens la plus à l'aise, alors tant mieux !
Je pense l'avoir déjà dit dans un précédent commentaire, mais je le redis ici car je pense qu'il est important de le rappeler : prends ton temps pour écrire :) Écris à ton rythme ! Qu'importe l'impatience des lecteurs, nous serons toujours là quand tu seras prête, et nous serons encore plus heureux de découvrir le nouveau chapitre ! La qualité avant la quantité ;)
Bonne continuation, tu as l'air très bien partie ! Et à la prochaine ;)
Concernant ce chapitre, j'ai bien aimé les différentes scènes qui y sont décrites. On sent clairement que Maeve s'ennuie dans sa nouvelle vie. Je suis curieuse de voir comment vont se passer ses différents cours que ce soit de magerie ou de langue et culture. J'ignore si je me fais des idées, mais je n'arrive pas à faire confiance à Orman. J'avais l'impression de voir un chat jouer avec un souris que ce soit avec son tigre ou avec Maeve. Il ne m'inspire pas confiance. Quant à Odrien, c'est un véritable courant d'air et j'aimerais bien avoir davantage d'échange entre lui et Maeve. Je me demande bien pourquoi il évite à ce point sa femme. Au moins, elle semble avoir trouvé dans la compagnie de Lyss une "amie" qui égaye quelque peu son quotidien.
Quoi qu'il en soit, je prends toujours plaisir à retrouver ton histoire. Hâte de connaitre la suite et courage pour l'écriture ! :-)
Merci pour ton retour ;)