Chapitre 10 : La nature était pleine de secrets... et dangereuse

Par Elly

  —  Atchoum !
  —  Tiens.


Aglaé sortit de sa poche un morceau de tissu blanc. Cally le saisit pour se moucher bruyamment dedans. Avec sa peau laiteuse, son nez rouge ressortait particulièrement, comme ses cernes.


  —  Maudit rhume ! marmonna-t-elle en rangeant le mouchoir dans sa poche.
  —  Je t’avais dit de mieux te couvrir cette nuit parce que les températures avaient chuté, la sermonna Aglaé.
  —  Je te dit que je l’ai fait ! Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il neige…
  —  Personne ne s’y attendait, grommela Thalion.


L’hiver n’était pas une saison qu’il portait dans son cœur. Bien sûr, les paysages enneigés étaient magnifiques et les fêtes de fin d’année rendaient cette période chaleureuse malgré le temps glacial et le jour rapidement englouti par la nuit. Il appréciait les décorations scintillantes, la chaleur réconfortante d’un feu de cheminée et de pouvoir manger une glace sans qu’elle ne fonde en trois secondes. En revanche, il n’aimait pas porter une tonne de couches de vêtements qui obstruait les mouvements, les maladies qui se propageaient plus vite que la lumière et les risques de chutes intempestives. Thalion aimait encore moins l’hiver quand il arrivait de manière inopinée, sans qu’une transition l’ait au préalable préparé à affronter ces dangers hivernaux.


  —  D’abord la lune rose, maintenant de la neige en septembre… Rien ne se passe jamais correctement ici, ronchonna Cally, ses mots à moitié étouffés par l’épaisse écharpe qui recouvrait le bas de son visage.


Thalion comprenait son désarroi. Lui aussi rêvait de vivre une année scolaire ordinaire, sans aucun phénomène étrange ni danger à fuir. Sans souci, en somme. Mais avec sa présence, c’était impossible. Sa première année avait débuté avec une presque-noyade de Nohan et l’apparition des Ombres. Cette fois-ci, c’était une attaque de vampires et un dérèglement climatique. Son ventre se noua en repensant aux yeux rouges des créatures. Que ce soit Eris ou l’Enfant Sanglant qui les contrôle, pourquoi viser les autres élèves, et pas seulement lui ou ses amis ? Cette attaque était-elle réellement liée à lui ? Tel un serpent qui venait s’enrouler autour de son cœur pour cracher son venin, la culpabilité de Thalion lui susurrait que oui, et que les autres apprentis blessés avaient souffert par sa faute. Ses épaules se contractèrent comme si le poids des responsabilités qu’il portait s’alourdissait. Il s’efforça de prendre une longue inspiration pour dénouer le nœud dans son ventre. Un nuage vaporeux s’échappa de ses lèvres pour se dissiper quelques secondes après. Peu importe qu’il soit la cause ou non de cette attaque, il n’en était pas l’instigateur, et la plupart des victimes avaient rapidement été remises sur pieds. C’était le plus important. 
Pour éviter que ses pensées ne trouvent une nouvelle source d’angoisse, il se concentra sur le bruit de ses pas qui faisaient craquer la neige, et sur la discussion.


  —  C’est rare que tu sois de mauvaise humeur, Cally, remarqua Nohan.
  —  Mal dormir ne me réussit pas, confia-t-elle. 
  —  Être malade non plus, devina Léosus.
  —  Vois le côté positif des choses, tu vas bientôt avoir d’aussi belles cernes que moi ou Corvus, ironisa Camille.
  —  C’est bien ce qui me fait peur… se lamenta-t-elle.


Thalion détacha son regard de ses bottes fourrées noires parsemées de blanc pour fixer ses compagnons devant lui. Même si leur professeur de faune et flore magique, M. Pichon, avait été effaré par le bouleversement biologique qu’entraînait ce changement climatique, il n’avait pas manqué de saisir cette occasion pour leur rajouter du travail, leur demandant d’étudier l’impact de cette soudaine altération météorologique sur la forêt. Profitant de la pause avant leurs cours d’option, Thalion, Nohan, Cally et Aglaé s’étaient lancés dans une expédition pour mener à bien leurs devoirs, bravant le froid aussi dignement que possible. Le maudit attrapa d’une main le col de son long manteau qui avait remplacé sa courte cape pour le resserrer autour de son cou. Le peu de fourrure qui l’encerclait n’empêchait pas le vent hivernal de caresser sa peau, provoquant à Thalion une série de frissons. 


  —  Tu aurais dû rester au chaud à l’académie plutôt que de sortir dans cet état, reprit Léosus avant de gratifier Aglaé d’un regard accusateur : pourquoi est-elle venue avec vous ?
  —  À ton avis ? s’agaça l’accusée. C’est parce qu’elle a refusé d’attendre notre retour ! 
  —  C’est juste un rhume, ce n’est pas ça qui va m’arrêter ! se défendit Cally. Après, je peux comprendre que ma présence vous dérange…
  —  Non ! Pas du tout ! paniqua Léosus devant son air peiné. C’est juste que ton état pourrait s’aggraver. Et puis, nous, si on avait été malade…
  —  … On n’aurait pas hésité à rester sous notre couette et à laisser les autres faire le travail, compléta Camille. Ensuite, dans notre agonie, on aurait imploré votre gentillesse pour obtenir vos observations durement acquises…


Les deux magériens échangèrent un regard entendu avant de s’esclaffer devant le visage dépité d’Aglaé. Il n’était pas prévu que leur expédition se fasse avec Camille et Léosus. Même s’ils mangeaient et passaient parfois du temps avec eux, ça s’arrêtait là. Mais ils s’étaient croisés en chemin et les deux magériens n’avaient pas manqué de se joindre à eux. Apparemment, Léosus était un adepte du dicton « Plus on est fou, plus on rit ». D’ailleurs, Thalion constatait que l’adolescent était moins tendu avec lui, mais leurs échanges restaient limités. Il n’était pas aussi tétanisé ou fuyant que l’était Cally au début de leur relation, mais Thalion percevait un certain malaise.
Aglaé était à la tête du groupe, les faisant circuler entre les arbres dénués de feuille et habillés d’un manteau blanc. Plongée dans ce sommeil forcé, la forêt endormie sous la neige était comme figée dans la glace. Tout était calme, paisible, immobile. Seuls leurs corps se mouvants dans l’espace montraient que le temps ne s’était pas arrêté. Le bois sombre des arbres contrastait avec la blancheur qui l’enveloppait, et Thalion n’aurait sûrement pas manqué de contempler la cime givrée des arbres qui se courbait sur leur passage s’il n’était pas occupé à faire attention où il posait ses pieds. Ils avaient quitté les sentiers pour s’enfoncer dans les recoins sauvages de la forêt, abandonnant les chemins plats et boueux à force d’être empruntés. Thalion veillait à ne pas glisser sur ce sol accidenté couvert d’une couche de neige et de feuilles gelées, et à enjamber pierres et branches pour ne pas tomber. Malgré tout, il manqua à plusieurs reprises de glisser, se rattrapant de justesse en se tenant à un arbre ou en gesticulant avec grâce pour garder l’équilibre.
Se trouvant à l’arrière, personne n’assistait à ce terrible spectacle, mais Nohan, placé juste devant lui, finit par l’entendre fulminer contre l’hiver. Il ralentit le pas pour se poster à ses côtés. Thalion repéra sans mal la lueur amusée dans ses yeux bleus. 


  —  Pourquoi tu es aussi terrifié à l’idée de glisser ? lui demanda-t-il.
  —  Je ne suis pas effrayé ! s’ébroua-t-il.
  —  Ah bon ? J’ai cru que c’était la raison de tes tremblements…


Thalion s’arrêta pour le fusiller du regard alors que son ami prenait un malin plaisir à le taquiner, s’il se fiait au sourire qui creusait ses fossettes.


  —  C’est ça, moque-toi de moi, ronchonna Thalion en poursuivant sa route. Qu’y puis-je si j’ai froid même en ayant mon manteau et mes gants…
  —  Tu devrais te racheter une nouvelle écharpe…


Le corps de Thalion se tendit. Il serra des dents comme si ces mots se plantaient en lui comme des lames malgré la douceur avec laquelle Nohan les avait prononcés. Dans le silence troublé par le son de leur pas sur les feuilles craquelantes, Thalion réalisa une fois de plus qu’il n’était pas prêt à en porter une nouvelle. Qu’il le veuille ou non, son ancienne écharpe, offerte par Eris, avait été bien plus importante pour lui qu’il ne l’avait imaginé. Si le souvenir du talisman ne lui rappelait plus que les mauvaises intentions d’Eris dès sa création, celui de son écharpe ne lui évoquait qu’une douce chaleur réconfortante. Il se surprit à tâter son cou, comme si elle espérait l’y trouver. S’il avait su qu’un morceau de laine lui manquerait autant… Désormais, tout était devenu cendre.


  —  Un jour, mais pas maintenant, se contenta-t-il de répondre.


Nohan hocha la tête, comprenant sa volonté.


  —  Et donc, reprit-il sur un sujet moins sensible, pourquoi tu crains tant de tomber ?
  —  Personne n’aime tomber.
  —  Certes mais quand on te regarde, on a l’impression que ce serait une catastrophe. 


Thalion grommela entre ses dents. Il était si facile de lire en lui que ça ? Il jeta un coup d’œil à Nohan qui attendait sa réponse avec impatience. Thalion soupira, libérant un nouveau nuage de fumée.


  —  Durant l’hiver de ma dernière année à l’école Magéra, j’ai glissé et je me suis cassé le coccyx. Rien de grave dans la mesure où les infirmières m’ont rapidement soigné grâce à la magie, mais je n’ai pas pu marcher, et encore moins m’assoir, sans avoir mal pendant une semaine. Si tu savais la douleur que c’est… Je ne veux plus revivre ça. 


Nohan ne tint que quelques secondes avant d’éclater de rire, et il ne fut pas le seul. Visiblement, quelques pairs d’oreilles suivaient leur discussion avec intérêt. Outre les esclaffements de ses camarades, Aglaé s’arrêta et se tourna vivement vers lui, estomaquée. 


  —  Attends… Tu veux dire qu’à ce moment-là, toute l’école s’est montée la tête pour rien ?


Thalion fronça les sourcils. Il arrêta sa marche, comme le reste du groupe.


  —  Comment ça ?
  —  Tu n’avais pas remarqué ? Tous les élèves étaient super agités à cause de ton humeur massacrante. La rumeur racontait que ton regard noir tuerait quiconque s’approcherait de toi. On pensait que la malédiction allait se réaliser…


Un silence accueillit sa réponse. Thalion vit les lèvres de Cally frémir et Nohan qui évitait tout contact visuel avec les autres. Seul Camille ne chercha pas à dissimuler son amusement en comprenant la situation. Le maudit secoua la tête, dépassé par l’imagination des élèves. Son attitude était tellement décortiquée qu’il ne pouvait pas souffrir en paix sous peine de voir naître une nouvelle rumeur abracadabrante. 
Léosus déglutit et ouvrit la bouche, ses lèvres se contorsionnant en un sourire qu’il refoulait tant bien que mal.


  —  Donc… Toute votre école a cru que son air sombre était dû à des pulsions meurtrières, alors qu’il avait juste… mal aux fesses ?


Aglaé n’eut pas le temps de confirmer car dès la phrase achevée, le groupe entier éclata de rire. Leur fou rire était tel que Nohan s’appuyait à un arbre pour ne pas s’écrouler tandis que Camille et Léosus se tenaient le ventre. Malgré son embarras, Thalion ne put empêcher le coin de ses lèvres de se retrousser devant le comique de la situation. Seul Aglaé demeurait stupéfaite. Une fois de plus, elle découvrait que derrière les rumeurs à son sujet se cachait une réalité bien différente.
Leur fou rire s’atténua lorsque les gloussements de Cally se transformèrent en toux. Aglaé lui caressa le dos.


  —  En rentrant, on ira voir ma mère, elle te donnera un remontant.
  —  Je ne veux pas lu rajouter du travail pour rien, tu m’as dit qu’elle n’allait pas très bien en ce moment…


Les prunelles ambrées d’Aglaé s’assombrirent un instant, se colorant d’inquiétude. 


  —  Elle est plus fatiguée que d’habitude, mais toujours apte à travailler, ne t’en fais pas. C’est sans doute à cause du dérèglement de l’Arbre-monde, ça s’arrangera. Reprenons la route, on est bientôt arrivés au lieu de pousse des nuages-gelés. S’ils sont là, c’est que la forêt a rapidement su s’adapter. 


Ils reprirent leur marche en silence. Thalion repensa à l’expression soucieuse d’Aglaé. Il n’était pas spécialement proche de Mme Delacroix, mais il l’appréciait et craignait que son état ne s’empire. Elle était atteinte de la Gorgose, une maladie incurable qui transformait progressivement le corps en pierre. Si, pour l’instant, elle était stagnante, ce statut pouvait changer à tout moment. Le brusque changement climatique avait dû affaiblir Mme Delacroix, mais ce n’était pas son premier hiver à l’académie, Thalion se persuadait qu’elle tiendrait le coup.


  —  Ce n’est pas tant les soudaines températures glaciales que les fluctuations de l’air, le problème, intervint Apocryphos.
  —  Les fluctuations de l’air ? marmonna Thalion, dubitatif.
  —  L’Arbre-monde maintient l’illusion météorologique et l’écosystème de l’île, mais rend aussi l’air particulièrement pure et vivifiant.


Ce serait grâce à ce filtre que la Gorgose stagnerait ? Thalion n’avait pas songé à cet effet. C’était intelligent de s’installer ici pour retarder le développement de la maladie, mais l’infirmière devenait par la même occasion dépendante de l’Arbre-monde. Par conséquent, au moindre problème avec l’arbre, l’état de Mme Delacroix s’aggravait. Thalion comprenait mieux pourquoi Aglaé s’était inquiétée dès l’apparition de la lune rose. 
Il sentit un regard insistant posé sur lui. Il appartenait à Nohan. Peut-être était-ce sa mine concentrée ou ses bredouillis qui avaient trahi sa discussion avec Apocryphos, mais son ami tenait visiblement à être inclus dans la conversation.
Ils s’éloignèrent du groupe pour parler sans être écoutés, et Thalion résuma à Nohan les explications du dieu. Son front se plissa en écoutant les informations.


  —  Pour aider Mme Delacroix à se rétablir, il faudrait trouver la raison des perturbations de l’Arbre-monde, conclut-il.
  —  Les mortels ne savent rien de rien, c’est si mignon…


Les deux magériens échangèrent un regard perplexe devant le ton railleur de la déité.


  —  Bah… On sait que l’arbre se dérèglerait à l’approche d’une catastrophe, mais ce mauvais présage n’a jamais été prouvé… bredouilla Nohan.
  —  Il protègerait l’île et ses habitants des malédictions lancées depuis l’extérieur et préserverait nos esprits des manipulations mentales à distance, ajouta Thalion. En gros, tant que ça n’est pas exécuter de l’intérieur. 
  —  Il ne protège pas seulement l’académie, mais le monde entier ! Enfin, on a fait en sorte que les humains ne se sachent pas pour ne pas que vos vices créent de problème. Seuls les êtres présents au commencement du monde comme moi et mes pairs sont au courant. Si vous saviez, vous comprendriez…
  —  Je t’en prie, éclaire-nous avec ta mémoire d’ancien, répliqua Thalion, agacé par sa condescendance.


Son agressivité lui attira les gros yeux de Nohan. Thalion haussa les épaules. Il ne l’avait pas non plus insulté de vieux crouton millénaire…


  —  Le « vieux croutons millénaire » plus sage et puissant que tu ne le seras jamais va, dans sa grande mansuétude, passer outre ta familiarité et partager un morceau de l’Histoire oubliée. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un lourd passif subsiste entre les dieux et les démons. Ces viles créatures dénuées d’âme n’écoutent rien d’autre que leurs instincts, à l’image des vampires, sauf qu’ils sont bien plus forts, et d’origine divine. Nés de la rage de Midden, divinité du chaos, notre créateurice, les démons ne recherchent que la destruction et sont nos ennemis naturels à nous, les déités. Survint la Guerre millénaire qui nous a opposés. Ce fut sanglant au possible et ravageur, si bien que nous avons manqué de détruire la Terre. Devant ces mers de feu, d’ichor et de sang noir, mes pairs et moi comprirent qu’aucun vainqueur ne ressortirait de ce combat. Nous décidâmes alors d’unir nos forces pour ouvrir une brèche dans l’univers, donnant accès à une autre dimension dans laquelle les enfermer. De cette façon, la guerre prendrait fin. Ce ne fut pas simple de les y jeter, mais nous y sommes parvenus. Pour refermer l’ouverture, nous avons utilisé notre magie. Mais notre acte n’était pas anodin, nous avons troublé l’équilibre du monde et de l’autre côté, les démons forçaient pour sortir. À partir de notre sang, Naphalia créa un arbre à l’emplacement de la brèche qui consoliderait la fermeture et aurait le rôle d’un cadenas, tout en servant de point d’ancrage à l’univers. La réalité déformée se reconsolida autour de lui et se stabilisa. On lui donna le nom d’Arbre-monde car il est le gardien de ce monde. Le seul rempart face au royaume des démons. 


Thalion et Nohan avaient stoppé leur marche, complètement emportés par le récit du dieu qui résonnait dans leurs têtes. Quand le silence emplit leur esprit, signant la fin de l’histoire, Thalion avait l’impression d’avoir percé un mystère de l’univers, un lourd secret qu’il peinait à appréhender dans sa globalité, comme s’il se trouvait face à une vieille et imposante montagne.


  —  Le poids du savoir, mortel. Beaucoup le sous-estime. Ce n’est pas pour rien que Divithrum demande d’en payer le prix dans sa bibliothèque.


À côté de lui, Nohan bafouilla, sous le choc.


  —  Par les dieux… Une brèche dans l’univers… On nous a toujours racontés que les démons avaient été expulsés dans un autre royaume grâce à un puissant rituel ancestral divin.
  —  C’est le bruit qu’on a laissé courir… Mais on était jeunes à l’époque, quelques siècles tout au plus, et en pleine guerre. On était impulsifs, orgueilleux et violents. On n’a pas perdu de temps à établir un sort complexe et difficile à mettre en place.
  —  Mais ça veut surtout dire que, non seulement on marche sur un cimetière de démons, mais là où est construite l’académie, il y a…


Une entrée vers le royaume des démons.
Un frisson parcourut leur échine, et le vent froid n’en était pas la cause. Ils pivotèrent vers l’Arbre-monde qui surplombait la forêt dans toute sa hauteur, autour duquel l’école était accrochée. Il avait toujours paru impressionnant, mais son éclat mythique brillait d’autant plus depuis qu’ils connaissaient la vérité. Si Oryn Mézon avait su, aurait-il installé l’académie ici ?


  —  Probablement pas. Oryn a dû se dire que créer une académie près d’un arbre qui dégageait autant de puissance était une bonne idée, et dans les faits, c’est le cas. C’est pour ça qu’on l’a laissé faire. Et si on s’y était opposé, malin comme il était, il aurait compris que l’Arbre cachait quelque chose. Il est primordial que les humains ne sachent rien, au risque d’attiser leur soif de puissance. Mais tant que l’arbre demeure et que le secret persiste, il protègera.
  —  En revanche, poursuit Thalion, s’il faiblit…


Il laissa le silence engloutir sa phrase, comme si prononcer cette éventualité lui donnerait une valeur prophétique. Si l’Arbre-monde faiblissait et que les démons forçaient le passage, se déversant en nombre sur Terre, une nouvelle ère de chaos débuterait, une période noire qui signerait la fin de l’humanité. Le dérèglement climatique serait-il les premiers signes d’une dégradation de ses défenses ?


  —  Le chaos appelle le chaos. Les démons sont différents des Ombres qui incarnent la magie noire, mais tout de même liés au mal. Par conséquent, quand les ténèbres s’agitent, ils le sentent et tentent souvent d’ouvrir la brèche à cette occasion. Évidemment, l’arbre tient bon – il est fait de notre sang, après tout – mais ça peut entraîner quelques perturbations.


Des démons agités de l’autre côté de la brèche seraient la raison des récents troubles ? Ce n’était pas rassurant, mais ça coïncidait avec la rumeur selon laquelle l’arbre se détraquerait à l’approche d’une catastrophe. Mais quelles ténèbres seraient à l’origine de cette nervosité ? Thalion et sa malédiction ? L’Enfant Sanglant ? Ou Eris ? Pratiquerait-elle des sorts de magies noires susceptibles de provoquer l’agitation des démons ?
Nohan frappa dans ses mains, comme pour clore cet instant de réflexion.


  —  Dans ce cas, nous ne pouvons rien y faire pour l’instant, conclut-il. On ne peut que prier pour que les démons se calment et que l’état de Mme Delacroix s’arrange. On ferait mieux de rejoindre les autres, ils doivent nous attendre.


Thalion acquiesça lentement. Nohan avait raison, mais quelque chose d’autre pourrait être à l’origine des perturbations. Si c’était le cas, il faudrait neutraliser le problème pour que Mme Delacroix se rétablisse. Et si son état se dégradait avant ? Ne pouvait-il rien faire pour que…
Une boule de neige heurta son visage. Confus, il essuya les résidus de neige sur son col et dévisagea le lanceur qui le fixait avec réprobation.


  —  Arrête de te prendre la tête. En affichant toujours cet air soucieux, tu vas avoir des rides avant l’heure.
  —  Je règlerai ça avec la magie rose. Les vieux utilisent souvent cette méthode pour garder un semblant de jeunesse. Et puis tu peux parler, t’es le premier à froncer des sourcils quand tu es préoccupé !
  — Tais-toi et avance, ordonna-t-il en ignorant royalement sa dernière remarque.
  —  Ton autorité implacable me contraint à céder…


Nohan grommela face à son sarcasme et ils reprirent la route d’un bon pas. Enfin, autant qu’ils le pouvaient sans glisser. Ils tentèrent de suivre les traces de pas laissées par le groupe dans la couche de neige mêlée de feuilles, mais cette technique trouva rapidement ses limites. Ils étaient perdus au milieu d’une forêt d’arbres parés de blanc sans savoir quelle était la direction à suivre. Puisque la méthode naturelle ne suffisait pas, il ne leur restait plus que la magie.
Thalion se tourna vers Nohan qui regardait autour de lui, espérant repérer leurs camarades au loin. 


  —  Nohan, tu lances un sort de localisation ? 
  —  Tu sais que tu peux le faire aussi, maintenant.


Thalion tiqua. En effet, grâce à Apocryphos, il avait désormais la possibilité de lancer des sorts sans subir de migraines intempestives. Il avait encore du mal à se faire à cette idée, et une part de lui craignait toujours de les ressentir à nouveau s’il jetait un enchantement de cette envergure. Après les avoir endurés tout ce temps, le souvenir de son crâne tambourinant persistait. Il peinait à se défaire de ses habitudes, et il en allait de même avec sa baguette. Même si Thalion ne l’utilisait plus au quotidien, il la gardait sur lui. Sentir son poids dans sa poche le rassurait, dans l’éventualité où il en aurait de nouveau besoin.
Nohan comprit devant son hésitation et lança le sort de localisation. La petite fée dorée voltigea quelques instants sur place, puis fila entre les arbres. Les deux magériens s’empressèrent de la suivre pour ne pas la perdre de vue. Malheureusement, les conditions les empêchaient d’avancer d’un bon pas. Ce sort était utile, mais si la créature magique prenait en compte leur incapacité à se déplacer aussi librement dans les airs et leur environnement, ce serait encore mieux !
Ils parvinrent malgré tout à rester dans son sillage sans perdre de vue sa lumière scintillante. Un peu essoufflés, ils s’arrêtèrent lorsque la fée descendit une pente et que la nuée d’étincelles s’évapora ensuite dans les airs. Derrière les rangées d’arbres, ils pouvaient percevoir une clairière à l’éclat blanc aveuglant.
Content d’en voir le bout, Thalion entama prudemment la descente.


  —  Fais attention, il y a du verglas, l’avertit Nohan juste derrière lui.
  —  J’avais remar…


Sa phrase mourut dans un gémissement de douleur quand il dérapa et que ses fesses heurtèrent leur sol dure et froid. Se sentant glisser, il s’accrocha au pied de Nohan pour se retenir, mais avec le poids de son corps qui partait en avant, agripper la cheville de son ami eut pour seul effet de le faire tomber à son tour. Il glapit, et dans une chorale de cris étouffés, ils dévalèrent le talus comme le ferait une boule de neige sur une pente enneigée. Heureusement, la clairière n’était plus loin, et ils l’atteignirent avant de se prendre un arbre. Ils roulèrent sur la couche de neige, leurs visages s’enfonçant dans une surface glacée et poudreuse. Thalion pesta en recrachant la neige qui avait infiltré sa bouche pendant que Nohan se redressait en vacillant légèrement.


  —  Je t’avais dit de faire attention ! le gronda-t-il en retirant le surplus de neige sur ses vêtements. 
  —  C’est ce que j’ai fait ! se justifia Thalion, vexé.
  —  Tu ne t’es pas fait mal, au moins ?


Nohan lui tendit sa main gantée pour l’aider à se relever. Des particules de neige parsemaient la laine noire, comme sur son manteau et dans ses cheveux blonds. Thalion la saisit en secouant négativement la tête.


  —  Rien de cassé, mais je vais probablement avoir un bleu. Et toi ?
  —  Pareille.
  —  Dire qu’on commençait à s’inquiéter…


Les deux magériens pivotèrent vers l’origine de cette voix désabusée. À l’autre bout de la clairière, Aglaé se tenait en face d’eux, les bras croisés sur sa poitrine, avec à ses côtés le reste du groupe, partagés entre l’amusement et l’exaspération. Entre leur position et la leur se dressait un groupement de fleurs aussi rayonnantes que la lune. Leurs tiges semblaient faites de cristal, et à la place de pétales se trouvait une boule blanche duveteuse aux contours luisants, comme si c’était un nuage givré. 
Les nuages-gelés, sans aucun doute.


  —  Je vous avais dit qu’ils allaient bien, se vanta Cally. 
  —  J’étais persuadé que les fées les retenaient en otage, marmonna Camille.
  —  Pourquoi t’as l’air déçu ? répliqua Thalion en le voyant faire la moue.
  —  Hormis la météo désastreuse, il ne se passe pas grand-chose en ce moment. Je comptais sur ta malchance pour nous divertir.
  —  Entre l’anecdote du mal de fesses et la dégringolade, on a déjà bien été divertis, nota Léosus.


Thalion sentit la colère lui monter au nez en les voyant tous rire éhontément devant lui, pauvre victime qu’il était. Même Aglaé ne se retint pas de sourire. L’esclaffement de Nohan qui chatouilla son oreille retentit comme le son d’une trahison. Devant l’air outré de Thalion, le rire de Nohan redoubla.


  —  Avoue, c’était drôle !
  —  Oui, c’est trop drôle d’avoir mal et de…


Les yeux de Nohan s’écarquillèrent quand une boule de neige de la taille de sa paume explosa contre le visage de Thalion, l’interrompant. Il toucha sa joue froide avant de lentement pivoter vers ses camarades. Léosus recula devant meurtrier.


  —  J’te jure que c’est pas moi !
  —  Ni aucun de nous, en fait, confessa Camille. Ça venait de…


Une boule de neige cogna l’arrière de sa tête. Il jura en frottant ses cheveux auburn pendant que Léosus, Cally et Aglaé observaient autour d’eux à la recherche du coupable. Thalion et Nohan, eux, avaient vu la trajectoire du projectile, et son lanceur se cachait derrière les arbres. Le tintement d’un grelot résonna, ce qui confirma son identité. Ou plutôt, leurs identités, parce qu’elles ne se déplaçaient jamais seules.


  —  Bon sang, ces satanées fées ont bien choisi leur moment, grommela Aglaé en s’avançant vers les nuages-gelés. On en cueille une comme preuve et on…


Une nouvelle boule de neige la heurta de plein fouet. Cette fois-ci, une série suivit, les attaquant sans ménage. Les fées n’hésitèrent pas à utiliser un peu de magie pour multiplier les attaques. Leurs rires torpillaient les oreilles de Thalion et lui donnait l’impression d’entendre une cacophonie sans nom. Une tempête de boules de neige tournoyait autour d’eux, elles dansaient dans les airs jusqu’à ce qu’elles ciblent l’un d’eux. Pendant qu’Aglaé fit craquer la tige d’un nuage-gelé, jurant alors qu’une pluie de boules de neiges s’abattait sur elle, Nohan et Thalion se précipitèrent vers l’autre moitié du groupe pour rebrousser le chemin avec eux. Cependant, les fées étaient des êtres agaçants. La neige accrochée aux branches des arbres et celle tapissant le sol se souleva dans les airs et se rassembla, formant un amas de poudre blanche difforme. Puis, cette nuée marmoréenne s’élança vers eux avec la nette volonté de les happer dans son étreinte glaciale. Les magériens ne perdirent pas un instant pour fuir, les vêtements et les cheveux devenus aussi blancs que l’était la clairière.
Une chose était claire : la faune et la flore s’étaient parfaitement adaptées à ce soudain hiver.
 

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Neila
Posté le 03/12/2024
Coucou !

J'ai pris du retard. >.< Bon, j'ai lu ce chapitre à sa sortie et, bien sûr, j'ai pas commenté dans la foulée, résultat, c'est plus très frais dans ma mémoire. x'D Tu m'excuseras, ça va être un petit commentaire, mais je tenais quand même à relever un point qui m'a fait tiquer.

Est-ce que ce n'est pas un peu bizarre qu'Apocryphos confie un tel secret aussi facilement à des gamins ? Il leur dit bien que c'est primordial que les humains ne sachent pas ce qu'est vraiment l'Arbre, pourtant il leur raconte tout. C'est des ado, des humains, même si Thalion et ses amis sont pas mal intentionnés, c'est quand même un risque énorme !
Ça pourrait être volontaire de la part d'Apocryphos (peut-être qu'il manigance un truc ?), mais si c'est le cas, ce serait bien qu'un des personnages se demande pourquoi est-ce qu'il leur balance ce qui semble être le plus grand secret des dieux simplement pour leur expliquer pourquoi l'infirmière se sent pas bien. Qu'on sache, en tant que lecteur, que c'est pas une incohérence de l'histoire.

Et si Apocryphos n'a rien derrière la tête en leur parlant de ça, je pense qu'il vaudrait mieux garder la révélation pour plus tard, à un moment où le dieu n'a pas d'autre choix que de leur révéler ? Peut-être quand il s'aperçoit que des humains mal attentionnés sont déjà au courant (j'imagine que les méchants sont au courant et veulent justement faire sauter le verrou pour libérer les démons) ?

Enfin voilà, c'est tout ce que je voulais dire, mais ça me semblait quand même important de le relever. ^^'
Sur ce, à moi la suite !
Elly
Posté le 08/12/2024
Coucou !

C'est vrai que ça peut paraître un peu bizarre, mais je dirais déjà qu'Apocryphos vit dans la tête de Thalion depuis un moment, ses pensées n'ont aucun secret pour lui et ses souvenirs non plus. De manière un peu bizarre il le connait profondément donc il y a une sorte de "confiance" même si bon ça reste un peu particulier. Mais aussi, expliquer la cause des perturbations et la nature de l'arbre monde peut être nécessaire s'il est nécessaire d'intervenir... je n'en dis pas plus, ce sera sans doute plus claire quand l'intrigue aura bien avancer !
Mais c'est vrai que ça pourrait être plus cohérent qu'un personnage pointe du doigt ce fait, je vais réfléchir à une manière de l'intégrer dans le récit !
Le truc c'est aussi qu'il faut bien répartir les informations pour pas tout dire au même moment et accabler le lecteur, c'est aussi pour ça que je dévoile cet info à ce moment là

Merci pour ta remarque ! C'est toujours intéressant et utile pour améliorer le récit ^^
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