Après avoir été chassés par les fées du bois, ils avaient rejoint à la hâte les dortoirs. Ils avaient profité du peu de temps qu’ils leur restaient avant leur cours d’option pour se réchauffer et se reposer. Mine de rien, crapahuter dans une forêt enneigée était fatiguant, encore plus quand l’expédition s’achevait par une fuite. Thalion en payait le prix à chaque fois qu’il avalait sa salive. L’air froid respiré à un rythme saccadé pendant sa course avait irrité sa gorge. Il avait une furieuse envie de manger un pot de miel entier. La chaleur de son lit douillet lui manquait terriblement. En soupirant, il fut pris d’une quinte de toux. Il avait hâte que cette journée se termine, d’autant que l’heure qui allait suivre promettait d’être longue.
Thalion avançait en traînant des pieds, le regard fixe, sans prêter attention aux élèves qui jonchaient le couloir. Ces derniers le dévisagèrent avec crainte, mettant un point d’honneur à ne pas se trouver sur sa route. Thalion préféra se dire que c’était à cause de son signe maudit, comme d’habitude, plutôt que son expression hargneuse.
— Ça aussi, ils devraient avoir l’habitude, maintenant, se moqua Apocryphos.
L’inconvénient, quand on avait une voix aussi agaçante dans sa tête, c’est qu’on n’avait aucun moyen de la faire taire, hormis de s’assommer avec un grimoire.
— Ou d’annuler le sort, me libérant de cette infernale prison humaine, mais c’est loin d’être gagné.
— Tu veux me déprimer encore plus ? bougonna Thalion.
Il jura intérieurement lorsqu’il récolta quelques regards confus des élèves à proximité. Répondre à haute voix lui venait plus naturellement que de le faire par la pensée. Si, dans la chambre, Camille ne prêtait plus attention à ses marmottements, en public, il en était tout autre.
— Non, juste te rappeler l’objectif. Et l’option runes est un pas de plus vers ce but. Le sort de tes parents est sûrement constitué de runes, comme tout sort de cette envergure, alors réjouis-toi davantage !
Comment pourrait-il se réjouir de suivre un cours choisi contre sa volonté ? Il avait brièvement étudié les runes à l’école Magéra, et cela avait suffi à lui faire comprendre qu’il n’était pas fait pour cette matière. Les runes l’ennuyaient et la magie runique était complexe à apprendre. Il n’y avait jamais vu aucun intérêt. Il est vrai que son rapport à elle changeait depuis la découverte de sa possession, mais la motivation lui manquait tout de même. D’autant plus quand ça le renvoyait à Eris. Le ventre du maudit se noua en l’imaginant traverser le même couloir que lui, emprunter la même direction avec assurance tout en sachant que son apprentissage servirait à son sombre dessein. Marcher dans ses pas l’horripilait et lui faisait remonter des souvenirs qu’il s’efforçait d’effacer de son esprit. Pourquoi tout le ramenait sans arrêt à elle ? Ne pouvait-il pas, quelques instants, oublier son existence ?
— L’oublier me paraît compliqué, d’autant que tu seras amené à la revoir.
Thalion serra la lanière en cuire de son sac à dos. S’il avait accepté de prendre cette option, c’était uniquement parce qu’Apocryphos l’avait exigé et qu’il ne pouvait s’opposer à la volonté du dieu. Mais suivre le cours allait être compliqué avec ses lacunes. Ses bases ne suffiraient pas pour combler l’écart qui le séparait avec le niveau de la classe, les élèves ayant déjà une année d’expérience.
— Je t’aiderai alors arrête de chouiner et magne-toi, sinon je prends possession de tes jambes pour de faire courir.
Ne doutant pas de la capacité du dieu à mettre ses menaces à exécution, Thalion pressa le pas.
Il atteignit la salle de cours et pénétra sans attendre dans la pièce circulaire entièrement faite en bois. Elle était divisée en deux parties. D’un côté se trouvaient des gradins où quelques élèves étaient éparpillés, et de l’autre, un grand espace vide avec dans un coin le bureau de la professeure. Cette dernière avait les cheveux blancs comme la neige et coupés à la garçonne. Les coudes posés sur la table, ses yeux ne quittaient pas sa montre. Une enseignante ponctuelle, vraisemblablement. Heureusement qu’Apocryphos l’avait enjoint à se dépêcher. Il profita des dernières minutes avant le début du cours pour s’installer dans la tribune. L’inconfort du bois dure le fit grimacer. Ses fesses allaient rapidement souffrir de la rigidité du banc.
L’absence de fenêtre rendait l’atmosphère étouffante. Les murs étaient ornés de cercles et de runes complexes. Les tracés dorés ressortaient sur la teinte foncée du matériau et scintillaient, mais l’obscurité était chassée par l’immense dragon en bronze qui traversait le plafond. Son corps longiligne était comme figé en plein mouvement, ondulant à travers ce ciel en bois. Les écailles flavescentes qui l’habillaient irradiaient, mais le plus impressionnant était son visage qui faisait le double de sa taille. Avec sa gueule ouverte qui dévoilait une série de dents pointues, le dragon semblait prêt à fondre sur l’espace vide qui séparait les gradins et le tableau blanc. Pendant que Thalion contemplait la sculpture et la finesse des détails, les derniers élèves se hâtaient de prendre place, un bruit de trousse ouverte et de feuilles feuilletées accompagnant leur installation.
L’enseignante finit par quitter sa montre des yeux. Thalion frémit en croisant son regard. Il était froid et perçant. Avec son expression sévère, elle lui faisait penser à un aigle en train de chercher sa proie.
— Bonjour à tous. Je me présente : je suis Mme Klaim, votre nouvelle professeure d’option runes. Certains d’entre vous me connaissait déjà en tant que responsable du club de rituels et sacrifices. J’ai le malheur de vous informer que le club est définitivement fermé, raison pour laquelle j’ai changé de poste. Je sais que cette nouvelle vous dévaste, mais hélas ! On me reproche d’avoir indirectement aidé une élève à commettre le mal. Pourtant, les années précédentes, je n’ai eu aucun problème !
Thalion pouvait sentir le venin contenu dans chacun de ces mots sèchement prononcés. Elle darda son regard aiguisé sur lui avec une animosité non dissimulée.
— Qu’y puis-je si Mme Causack a décidé d’user de mes enseignements pour s’en prendre à l’académie ? Si elle avait mieux surveillé ses fréquentations, elle n’aurait sûrement pas tourné ainsi. Mon club n’était pas responsable et n’aurait jamais dû fermer !
Thalion sentit les élèves s’agiter autour de lui et des regards insistants se ficher dans son dos. Malgré son visage hermétique, il n’avait qu’une seule envie : quitter cette salle au plus vite. Mais Apocryphos l’empêcherait à coup sûr d’agir. En plus d’être ici contre son gré, il avait une professeure qui le détestait, l’estimant responsable de ses malheurs. Mme Klaim était trop fière pour reconnaître que les enseignements de son club pouvaient être dangereux entre les mains des mauvaises personnes et préférait reporter la responsabilité sur lui.
Il soupira en se laissant glisser sur le banc. Même si c’était désagréable, il n’aurait aucun mal à supporter son animosité. M. Vandré l’avait bien entraîné. En revanche, encaisser les remarques fielleuses de la personne assise derrière lui allait être plus compliqué.
— La culpabilité ne t’étouffe pas trop ? Entre Eris, Roxanne et Mme Klaim, le nombre de tes victimes s’accroit. Remarque, je doute qu’un corbeau puisse ressentir ce genre d’émotion. Tu dois plutôt aimer semer le malheur autour de toi, comme tes prédécesseurs. Qui sera ta prochaine cible ? Un autre de tes amis ?
Thalion tourna la tête vers Ayden. Son air revêche et son crâne rasé ne lui avait pas manqué. Maintenant qu’Eris n’était plus là pour le dissuader de l’embêter, il semblait avoir repris ses habitudes. Voilà un inconvénient de plus à suivre ce cours. Thalion regrettait d’être seul et de n’avoir personne avec qui discuter pour rendre cette option plus agréable. Nohan avait Léosus en faelien, et Cally pouvait compter sur lui en astronomie.
— Non, je pensais plutôt à toi. Je n’aurais plus à subir la vue de ton visage qui me donne envie de vomir, ni à entendre ta voix si irritante qu’elle me file de l’urticaire, répliqua Thalion.
Un sourire sarcastique sur les lèvres, il savoura la stupéfaction qui figea le visage de Ayden, avant que la colère ne fasse frémir ses narines. Ses mains serraient si fort son stylo qu’il pourrait le briser. Comme les autres, il était persuadé que la malédiction était la cause de tout et ignorait complètement le témoignage de Camille. Nier ne servait à rien alors autant aller dans son sens.
Avant qu’Ayden ait pu répondre, Mme Klaim se leva pour contourner son bureau. Sa large robe traînait au sol, et ses pas étaient feutrés, donnant l’illusion qu’elle se déplaçait en flottant.
— Malgré cette injustice, j’assumerai mon rôle de professeure en menant à bien ces cours incroyablement ennuyeux. De ce que je sais, vous connaissez déjà les fondamentaux des enchantements runiques et l’exécution de sorts élémentaires. Pour ce premier cours, vous allez réviser la traduction des incantations en arts magiques. Voyons si vous avez correctement appris les bases : écrivez la retranscription runique de Volpao, Kleidoma et Igmopa.
Thalion maugréa intérieurement. Si ça, c’était les bases, son niveau était plus pitoyable que prévu. Il était incapable d’effectuer la moindre traduction. Heureusement, Apocryphos lui expliqua les règles et l’aida à repêcher les souvenirs de son apprentissage à l’école Magéra, l’aiguillant ponctuellement quand il peinait.
— Tu ne peux pas simplement me souffler les réponses ? grommela-t-il mentalement, fatigué par cet effort cérébral.
— Les mortels ont une faculté d’apprentissage et d’adaptation étonnante, alors utilise-la. Je peux t’assister, mais ne compte pas sur moi pour te mâcher le travail.
Si jamais l’idée de tricher avec l’aide d’Apocryphos lui avait effleuré l’esprit, il pouvait d’ores et déjà l’oublier.
Une fois le travail fini, Thalion s’affala sur sa table, heureux d’être parvenu au bout de ces traductions. Grâce aux conseils de la déité, il avait compris le système, mais un dur labeur l’attend pour rattraper son retard. Comme s’il n’avait pas suffisamment de devoirs à faire comme ça ! Tout ça lui servirait-il à manipuler la magie divine ? Si on considérait qu’en lançant un sortilège ordinaire, il monopolisait essentiellement sa magie humaine, il était probable qu’avec une incantation runique, il puise davantage dans la magie divine puisqu’elle était régie par les runes. Mais si elle fonctionnait comme la magie mortelle, à partir d’incantations, Thalion n’aurait qu’à répéter l’enchantement énoncé par Apocryphos. Apprendre par lui-même les runes était inutile.
— Justement, mortel. La magie divine ne fonctionne pas comme ça. Pour les arts magiques que vous utilisez, il existe des incantations types qui commandent la magie, mais nous, êtres divins, n’en avons pas. On est seulement limités par notre domaine. Si je veux aspirer l’énergie vitale de quelqu’un, je me contente de l’ordonner à la magie dans notre langue originelle. Autrement dit, tu dois connaître les runes pour pouvoir manipuler la magie divine.
Effectivement, Thalion en comprenait mieux l’utilité. Demander à Apocryphos la retranscription en runes de ce qu’il avait en tête serait une perte de temps considérable. Mais maintenant qu’il pouvait manipuler la magie sans souffrir, il n’avait aucune raison d’employer la magie divine. Il risquait juste de finir brûler comme si des flammes avaient lécher le moindre centimètre de peau.
— On ne sait pas ce qu’il pourrait arriver, ni de quoi tes ennemis sont capables. Il vaut mieux maîtriser toutes les ressources que tu possèdes pour augmenter tes chances de survie. Nos chances de survie. Pour ce qui concerne des séquelles, si tu t’entraînes progressivement, ton corps s’habituera. Tu obtiendras un paquet de cloques, mais quand tu lanceras un sort, tu ne te transformeras pas en torche vivante. Et puis, de mon côté, je limiterai aussi la casse, dans la mesure du possible.
Thalion soupira, peu réconforté par ces derniers mots. Toutefois, la réponse d’Apocryphos faisait sens. Si le sort qui scellait la divinité avait pour but de permettre au possesseur de pratiquer la magie divine, c’est qu’il était possible d’y parvenir. Son corps avait déjà été rendu plus résistant que la norme dans cet objectif. Tout de même, c’était beaucoup d’efforts pour un peu de puissance…
— Nombreux seraient les humains qui auraient déjà cédé à la tentation, enivrés par cette force divine à leur disposition. J’apprécie que tu ne sois pas avide de pouvoir.
Quelque part, si. C’était pour devenir plus fort qu’il était allé voir Shivana à l’Antre du savoir. Ne plus avoir à se contenter des sorts élémentaires. Néanmoins, il n’avait jamais compté acquérir la magie divine. Elle était plus une plaie qu’autre chose. Un vrai poison à l’origine d’une bonne partie de ses soucis.
Thalion se redressa en sentant sa feuille s’agiter sous sa main. Lorsqu’il leva le bras, le papier vola jusqu’à Mme Klaim qui le saisit entre ses doigts.
— Vous êtes bien fatigué en ce début de cours, M. Connor. Effectuer une simple traduction vous a tant épuisé que ça ?
Ses yeux gris lurent attentivement les réponses inscrites. Thalion s’obligea à garder une expression neutre. Il savait que ses traductions étaient correctes car Apocryphos les avait validées, mais l’enseignante ne semblait pas d’humeur partiale avec lui.
— Vos réponses sont celles d’un débutant. Certaines runes manquent de précision ou ne correspondent pas avec l’âmes du sort. On dirait un écolier qui n’a pas encore un langage runique assez riche. N’avez-vous pas déjà un an d’expérience ?
Thalion déglutit en serrant des poings sur ses genoux. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, mais l’objection malhonnête de Mme Klaim n’était pas à l’origine de la pression qui lui compressait le thorax.
— Pardon ? gronda Apocryphos. Un écolier ? Un langage runique pauvre ? Cette mortelle a l’audace de critiquer nos réponses parfaitement justes ? J’aimerais bien voir quelle rune elle sortirait à la place !
Thalion n’avait pas l’habitude d’entendre la voix du dieu aussi vibrante de colère. Elle était pareil à un orage sur le point d’éclater, prêt à déchirer le ciel et à dévaster la terre. Son ton menaçant et terrifiant donnait envie à Thalion de se cacher, comme si son courroux risquait de s’abattre sur lui.
— Corvus n’a pas pris l’option runes l’année dernière, le dénonça Ayden pour le plaisir de l’enfoncer davantage.
Un sourire en coin déforma les lèvres de Mme Klaim.
— Je vois. M. Connor a donc estimé que ses connaissances de débutant suffiraient pour suivre ?
Thalion se racla la gorge pour tenter de reprendre contenance alors qu’il s’efforçait d’apaiser la fureur du dieu qui tonnait dans son esprit.
— N… non, un… ami expert dans le domaine m’a donné quelques cours pour rehausser mon niveau.
« Un ami » n’était pas le meilleur adjectif pour qualifier Apocryphos, mais le compliment parut lui faire plaisir car la pression dans sa poitrine s’allégea. C’était la première fois que son corps devait supporter la rage d’un dieu, et l’expérience était effrayante.
— Eh bien, cet ami ne doit pas être aussi doué qu’il prétend l’être parce que vos réponses laissent à désirer.
Elle relâcha la feuille qui se désagrégea en une volupté de confettis. Thalion porta une main à son cœur qui cognait douloureusement, le souffle coupé. Il crut suffoquer, comme si un poids étaient posé sur ses poumons. Des sueurs froides parcouraient son corps tremblant. Thalion avait l’impression que son corps allait exploser, ne pouvant contenir l’indignation de la déité qui lui déchirait les entrailles.
— Calme-toi… marmonna-t-il pour raisonner le dieu humilié à la fierté entachée.
—
Thalion aurait pu tenter de la défendre en rappelant à Apocryphos qu’elle ne pensait pas s’adresser à lui et que sa condition de corbeau était la raison de sa mauvaise foi, mais il n’en avait pas la force. Il était comme une maison subissant les secousses d’un tremblement de terre. Si le jeune homme n’était pas assis, il se serait écroulé.
— Lève-toi ! ordonna Apocryphos. On va lui montrer à quel point je ne suis pas doué en runes.
— Qu’est-ce que tu…
Le dieu n’avait visiblement pas la patience de lui expliquer car les jambes de Thalion agirent d’elles-mêmes selon la volonté d’Apocryphos.
— Vous avez quelque chose à dire, M. Connor ? s’enquit Mme Klaim d’une voix dédaigneuse.
— Heu… Oui, je… je n’apprécie pas que vous critiquiez ainsi mon ami. C’est un vrai expert et j’aimerais vous le démontrer à travers ce qu’il m’a appris.
— Vraiment ? Par quel moyen ?
— Un enchantement runique, dit-il en répétant ce que la voix sèche d’Apocryphos lui dictait. Si vous me le permettez…
L’enseignante désigna l’espace vide qui séparait les gradins et le mur d’en face, l’invitant à exécuter le tracé sur le sol. Thalion descendit les marches avec appréhension, essuyant ses mains moites sur ses vêtements. Il ne maîtrisait plus la situation et était contraint de se plier aux désirs d’un dieu courroucé.
— Apocryphos, ce n’est pas une bonne idée. Tu es sûr de…
— Ta craie, ordonna sèchement l’Immortel.
Livide, Thalion en sortit une de sa poche, un outil aussi important qu’un stylo en cours de rune.
Il s’agenouilla sur le parquet lisse, attendant les directives du dieu pour effectuer le sort qu’il avait en tête. Au lieu de quoi, sa main se mit à bouger toute seule. Apocryphos semblait avoir décidé de ne pas perdre de temps, prenant les commandes de son corps. Thalion pourrait résister, mais face à cette colère qui le faisait trembler, il choisit de se soumettre. Il ne faisait pas le poids. Le jeune homme observa sa main tenant fermement la craie s’agiter, ravalant la bile qui remontait le long de son œsophage. Voir son propre corps manipulé par un autre, comme si on n’était qu’un pantin, était terrifiant. Il tâcha de se concentrer sur les runes inscrites par terre. Les traits de craie ressortaient particulièrement sur le sol sombre. Des rires moqueurs de la part des élèves chatouillaient ses oreilles, ainsi que les murmures craintifs de ceux qui redoutaient ce qui pourrait arriver. Thalion était dans le même cas qu’eux, n’osant interroger Apocryphos sur la nature de l’enchantement.
Sa main finit par se figer. Retrouvant pleinement son usage, Thalion comprit qu’Apocryphos avait terminé. Il se redressa, contemplant les cercles et les runes qui entouraient une sphère centrale. L’ensemble lui faisait penser à une fleur, les petits cercles jouant le rôle de pétales. Mme Klaim tourna autour, son regard scrutateur analysant la moindre ligne. Un sourire ironique naquit sur son visage.
— Je reconnais avoir sous-estimé votre ami. Il en faut du talent pour inventer des runes aussi réalistes. On pourrait presque croire que cet enchantement est opérationnel.
— Alors, ce qu’a écrit Corvus, c’est du n’importe quoi ? demanda un élève au premier rang. On ne risque rien ?
— Il y a quelques similitudes avec les enchantements de portails qui sont de rangs supérieurs, mais s’il avait été fonctionnel, il se serait déjà enclenché.
Thalion s’attendait à ressentir la frustration d’Apocryphos le secouer, mais seul un ricanement retentit dans son esprit.
— Cette mortelle persuadée de tout savoir n’imagine pas se trouver face à des runes connues uniquement des dieux. Je vais lui faire regretter son arrogance. Dis-lui qu’il fonctionne parfaitement bien si on l’active.
Thalion obéit. Un air suffisant se peignit sur le visage de l’enseignante, avec une lueur d’agacement qui fit miroiter ses prunelles grises.
— Vous êtes entêté, M. Connor. Bien, activez-le, que tout le monde puisse admirer votre géni.
— Décroche ton épingle et fais-toi saigner au-dessus du sort. Ton sang n’est pas de l’ichor, mais avec ma présence, ça fera l’affaire.
Son épingle ? Ah ! L’emblème de son signe accroché sur sa poitrine. Thalion le retira. La chaînette qui y était reliée tinta. Malgré le stress qui faisait trembler ses mains, il porta l’aiguille au dos de l’insigne à son doigt et se piqua. Une goutte rouge naquit et longea son indexe. Thalion la laissa tomber au sol, suivie par quelques autres gouttelettes carmin. Aussitôt, les traits blancs scintillèrent d’or. On aurait dit qu’ils étaient faits de lumière. Le visage de M. Klaim se décomposa. Quelques cris résonnèrent du côté des gradins. Thalion déglutit devant ce spectacle, appréhendant la suite des évènements.
Les runes disparurent progressivement, comme si la lumière qui les avait composées était absorbée par le cercle centrale. Ce dernier irradia quelques secondes avant que son éclat ne s’efface et que son centre ne devienne aussi noir que le plumage d’un corbeau. Le trou était assez grand pour laisser deux humains passer main dans la main. Mme Klaim, aussi pâle que Thalion, balbutia.
— Eh bien, je… Heu… Il semblerait que le portail ait fonctionné… Je crois ? D’habitude…
Un aboiement interrompit la professeure. Un frisson parcourut l’ensemble de la classe figée d’effroi. Ce son n’était pas celui d’un chien comme on pouvait en croiser dans la rue. Il était grave et aussi tonitruant qu’une explosion de bombe. Le chien aboya de nouveau, et la puissance du bruit court mais assourdissant fit vaciller Thalion. Était-ce vraiment un chien ?
Le rire bref d’Apocryphos le surprit.
— Cerbère est impressionnant, surtout pour les mortels, et il a son petit caractère, mais une fois apprivoisé, il est adorable. Sauf avec les intrus.
Le sang de Thalion se glaça. Cerbère ? Le chien de garde du royaume d’Apocryphos ? Le portail menait… aux Enfers ?
Une masse noire et humide traversa le portail, surgissant devant eux. Elle luisait et faisait la taille de Thalion. Elle remua, aspirant l’air qui se trouvait autour d’elle. Quelques feuilles posées sur le bureau de Mme Klaim voltigèrent. L’enseignante demeurait bouche bée, tétanisée, tandis que les élèves s’étaient cachés derrière leurs tables. Thalion remarqua les deux fentes par lesquelles l’air été aspiré. Comme un nez. Était-ce… une des truffes de Cerbère ?
Soudainement, la truffe se retira et le chien des Enfers se mit à aboyer en continu. Les aboiements des trois têtes se superposaient au point de créer une cacophonie sans nom. Thalion se boucha les oreilles en grimaçant.
— Il a dû percevoir ma présence, devina Apocryphos. Après presque dix ans sans me voir, il doit être comme un fou. Je veux aller le rassurer, descends dans le…
— Aporfi !
La voix de Mme Klaim perça avec difficulté le vacarme de Cerbère. Le dragon flavescent sculpté au plafond s’illumina de plus en plus, devenant aussi éblouissant qu’un soleil. Le portail disparut, ne laissant qu’un cercle scintillant. Sa lumière se décolla du sol et fila jusqu’à la gueule ouverte du dragon qui l’absorba immédiatement. Son corps irradia avant de s’éteindre.
— Je vois. Le dragon sert à annuler les enchantements runiques en cas de perte de maîtrise. Tant pis pour Cerbère, je finirai bien par le revoir, se résigna Apocryphos.
Thalion ne répondit rien. Il était pétrifié. Aucun son ne parvenait à franchir ses lèvres. Il était bouche bée, à l’image du reste de la classe. Les élèves sortirent de leur cachette, blafards. M. Klaim était interdite, son regard fixant l’emplacement du trou noir disparu.
Le silence assourdissant se brisa avec l’exclamation d’Ayden.
— Madame ! Corvus a essayé d’amener une bête monstrueuse ici pour nous tuer ! Il a tenté de venger son ami !
La peur, endiguée par la stupéfaction, explosa. Les élèves hurlèrent en se précipitant vers la sortie, une nette horreur affichée sur leurs visages. Certains avaient des joues baignées de larmes et tous fuirent en abandonnant leurs affaires. Seul Ayden se distinguait avec son animosité féroce.
Thalion secoua la tête, dépité.
Quelle journée catastrophique.
Thalion tira la couette sur lui. Un soupire d’aise s’échappa de sa bouche lorsque la chaleur de son lit l’enveloppa. Il avait attendu ce moment toute l’après-midi, savourant le confort du matelas dans lequel son corps s’enfonçait. La fatigue l’avait rendu si lourd que chaque pas avait été une véritable torture. Thalion massa d’une main les muscles tendus de ses épaules. Cette journée avait été éprouvante, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Une douleur désagréable se répandit dans ses muscles endoloris, le faisant grimacer.
— Tout va bien ? Tu as besoin de quelque chose ?
Thalion tourna la tête vers Nohan, debout en pyjama, prêt à se faufiler dans son lit. Après avoir appris ce que la déité vexée l’avait poussé à faire, son ami s’était plié en quatre pour répondre au moindre souci, cherchant à tout prix à ce qu’il se repose. Thalion n’allait pas se plaindre. Du repos, il ne demandait que ça.
— Juste d’une bonne nuit de sommeil, ne t’inquiète pas, répondit-il.
— Je ne comprends pas pourquoi tu es aussi épuisé après avoir réalisé un enchantement runique qui a pratiquement téléporté un monstre à l’académie, ironisa Camille.
Thalion fusilla du regard la mezzanine au-dessus de sa tête où Camille avait élu domicile. Les élèves terrifiés qui avaient fui la salle de cours n’avaient pas manqué d’expliquer aux autres ce qui s’était passé, créant une rumeur de plus. Enfin, pour le coup, elle était plutôt fidèle à la réalité, même si quelques éléments avaient été déformés. Ses intentions n’avaient jamais été de nuire à Mme Klaim, ou à qui que ce soit d’autre. Apocryphos avait simplement voulu donner une bonne leçon à l’enseignante, qui heureusement avait assumé la responsabilité de l’incident. Après tout, elle avait accepté que le portail soit activé, sous estimant le risque, et tout avait été fait sous sa surveillance. Thalion n’avait commis aucun impaire.
— D’ailleurs, reprit-il, je pourrais rencontrer ce fameux « ami » que tu as défendu corps et âmes ? Tout le monde raconte que c’était juste une excuse pour utiliser cet enchantement runique, et j’avoue avoir aussi quelques doutes sur son existence.
Thalion se frotta les yeux, fatigué par les proportions que prenait cette histoire. Il n’était pas étonnant que cette information soit remise en cause. Avec le départ d’Eris, personne dans son entourage ne pouvait prétendre au titre d’expert en runes qu’il avait mentionné.
— Pourtant, je t’ai déjà parlé de lui. Il s’appelle Crys et aujourd’hui, il m’a mis dans l’embarras.
— La voix dans ta tête ? Nohan, on est d’accord qu’il est en train de se moquer de moi ?
— Hélas, Crys a fait des siennes cette après-midi.
Camille soupira, abandonnant la discussion. Thalion, lui, se confronta au regard dur de Nohan posé sur lui. Il tira la couette jusqu’à son nez pour masquer sa nervosité. Il n’aimait pas quand Nohan le dévisageait ainsi.
— Tu es en colère… ?
— Si je suis contrarié, ce n’est sûrement pas contre toi.
Sur ces mots, il se glissa dans son lit. Pour une fois, Thalion n’était pas la cause de son mécontentement. Tout le monde savait que les divinités étaient fières et s’emportaient facilement. Cependant, Apocryphos avait agi sous l’apparence de Thalion qui devait désormais en assumer les conséquences alors qu’il avait été impliqué contre son gré. Le dieu de la mort n’était pas réapparu depuis le cours de runes. Il arrivait qu’il s’isole et se mure dans le silence malgré les appels du possédé. Peut-être était-il en train de bouder, ou bien culpabilisait-il ? Thalion le voyait mal regretter.
Le magérien bailla. La fatigue lui picotait les yeux et ses paupières étaient lourdes. Il frappa dans ses mains, et les fleurs luminescentes qui ornaient les murs de la chambre abandonnèrent leur éclat. L’obscurité l’engloutit, et Thalion laissa son esprit couler dans le néant.
Je dois t’avouer que je ne suis pas tout à fait sûre d’avoir compris l’explication d’Apocryphos sur pourquoi Thalion a besoin d’apprendre les runes et ne pourrait pas se contenter de répéter (recopier ?) ce que le dieu lui souffle. ^^’ A voir si d’autres lecteurs saisissent mieux (c’est peut-être moi). Peut-être que ça deviendra plus clair dans la suite.
En tout cas, j’aime beaucoup comment fonctionnent les runes. Ça offre pas mal de possibilités !
J’ai relevé quelques coquilles :
« Grâce aux conseils de la déité, il avait compris le système, mais un dur labeur l’attend pour rattraper son retard. » → « un dur labeur l’attendait »
« Pour ce qui concerne des séquelles, si tu t’entraînes progressivement, ton corps s’habituera. » → « Pour ce qui est des séquelles » ou « En ce qui concerne les séquelles »
— Calme-toi… marmonna-t-il pour raisonner le dieu humilié à la fierté entachée.
—
→ je sais pas si c’est le tiret de dialogue qui est en trop, ou la réplique qui devrait aller avec ce tiret qui est manquante, l’un ou l’autre ^^
Sinon il y a aussi deux/trois répliques d’Apocryphos qui ne sont pas en italique.
Voilà voilà.
Encore un bon chapitre !