Chapitre 10 : La Paysanne

Par Fenkys

La troupe de Rifar avait repris la route. Rapidement, le village ne fut plus qu’un point, loin derrière eux. Après quelques monsihons de chevauchée, la plaine laissa place à un paysage de collines et de vallons sillonné de rivières. Avec lui apparurent les premiers champs. Partout où le regard portait, les jeunes pousses de blé, encore en pleine croissance, coloraient les pentes de vert tendre. Cette céréale était l’une des rares à pouvoir survivre sous les pluies de feu qui arrosaient la région. Par endroit, en général à proximité du corps de ferme, des serres abritaient des cultures plus fragiles comme les légumes. Mais il était trop tôt pour voir des animaux. L’élevage n’existait qu’au sud du pays, là où l’eau était plus abondante et plus facile à dépolluer.

Rifar s’arrêta et observa le paysage, Meghare à ses côtés.

— C’est magnifique, s’extasia-t-il. Ça me rappelle chez moi, les montagnes en moins.

— Je n’avais jamais vu de montagnes avant d’aller étudier à Sernos.

— Vous n’en avez pas en Nayt ?

— Si, au nord du désert empoisonné.

Un endroit qu’elle n’avait certainement jamais visité.

L’arrivée inopportune de Bayne et Ksaten interrompit leur discussion. La prêtresse balaya l’horizon du regard, puis elle marmonna quelque chose.

— Que dit-elle ? demanda Rifar.

— Elle adresse une prière aux morts, répondit Meghare.

— En cet endroit, deux nombreux héros sont tombés pour mettre fin à la tyrannie feytha, expliqua Ksaten. Beaucoup d’entre eux étaient des Helariaseny.

— Vous avez perdu de la famille ?

— Moi non, en revanche, Saalyn oui. Une sœur et un frère jumeau.

Il jeta un coup d’œil sur la chanteuse qui traînait en arrière. En effet, elle se tenait très raide sur sa monture et affichait un visage fermé.

— Étaient-elles très proches ?

— Relativement. Preven en admirait Saalyn. Elle s’était engagée dans la même voie.

— À quoi ressemblait-elle ?

— On racontait souvent que Saalyn et Preven avaient volé la beauté des femmes de la famille, n’en laissant aucune à leurs autres sœurs, et qu’entre elles aussi le partage avait été très inégal, aux dépens de Saalyn.

— J’ai déjà du mal à admettre que cette sœur pouvait être plus belle que Saalyn. Cependant, ne me dites pas qu’elle l’était plus que vous, je ne vous croirais pas.

Ksaten lâcha un petit rire amusé.

— Vous avez tort. Vous en aurez bientôt le cœur net, les Naytains l’ont choisie avec son jumeau pour représenter les stoltzt dans le mausolée commémoratif érigé à la suite de la victoire. Cette route devrait passer à proximité.

Elle reprit sa chevauchée. La caravane les avait distancés. Il se lança à sa poursuite.

En parcourant ce paysage si calme, il était difficile d’imaginer la violence qui s’était déchaînée sur ces terres. D’abord, pendant la guerre contre les feythas. Ensuite, quand, bien que les lieux aient été peuplés d’individus similaires aux Naytains, l’Osgard avait décidé que le territoire leur appartenait. L’Osgard avait perdu. De plus, ils s’étaient attiré la haine des populations locales tant leur xénophobie avait conduit à des excès. Les conséquences s’en faisaient encore sentir deux générations plus tard : les Yrianis, ethniquement proches des Osgardiens, devaient clairement afficher leur nationalité afin d’éviter de déclencher l’hostilité des habitants. Heureusement, ces anciens ennemis vivant en autarcie, ils avaient fini par adopter un comportement plus amical avec les étrangers. Néanmoins, Rifar avait préféré hisser la bannière de Miles et de l’Yrian (cette dernière étant bien connue dans le monde) au mât arrière de chaque chariot.

L’épuration ethnique à laquelle l’avaient soumise les Osgardiens faisait de ce territoire l’une des moins densément peuplées du pays et cela malgré la richesse de la terre qui attirait de nombreux paysans. C’était aussi la région où les habitants avaient le teint le plus clair. Beaucoup d’Osgardiens étaient restés, surtout des femmes, et s’étaient métissés avec les Naytains.

Meghare rejoignit Saalyn et chevaucha à ses côtés.

— Vous allez bien ? s’inquiéta-t-elle.

— Bien sûr, répondit Saalyn. Pourquoi cela irait-il mal ?

— Je craignais que la traversée de ces territoires vous soit pénible.

Saalyn dévisagea sa compagne de route.

— Ksaten n’a pas pu s’empêcher de l’ouvrir, conclut-elle.

— Ne lui en veuillez pas. Ça partait d’une bonne intention.

— Je ne lui en tiens pas grief. Ksaten a beaucoup souffert par le passé et elle reporte ses complexes sur moi. Je n’étais pas très proche de ma sœur, d’une part parce que nous étions séparés par presque quatre cents ans d’écart entre nous, mais surtout elle avait un jumeau. Chez les stoltzt, ils ont de relations quasi fusionnelles. Regardez comment se conduisent Wuq et Muy par exemple.

— Vous n’aimiez pas votre sœur ?

— Bien sûr que si, et mon frère aussi, répliqua Saalyn, mais leur mort ne m’a pas anéanti.

— J’ignore comment je me comporterais si ma sœur mourait.

— La Nayt est en paix. J’espère que cela durera et que tu n’auras jamais à le savoir.

L’attention de Saalyn se porta sur une jeune femme, une paysanne, qui avait interrompu sa tâche et les regardait passer en se désaltérant. Un chapeau à large bord protégeait sa peau pâle des ardeurs du soleil. En réalité, c’était Daisuren qu’elle suivait des yeux. Elle reconnaissait en elle une compatriote qui avait fui la cruauté de leur pays d’origine. Beaucoup d’Osgardiennes n’hésitaient pas à s’élancer sur le fleuve au moyen d’embarcations de fortune, malgré les dangers d’une telle traversée. Les pêcheurs naytains en ramenaient une ou deux chaque douzain. Elles étaient généralement bien accueillies : dans l’espoir de se faire accepter dans leur nouveau foyer, elles ne rechignaient pas à la tâche. De plus, elles n’éprouvaient aucun regret en abandonnant leurs dieux qui s’étaient montrés si durs avec elle et adopter à la place la religion naytaine, d’un abord plus sympathique. La situation était similaire au Sangär. La vie en compagnie des nomades, malgré sa rudesse, leur semblait préférable à celle au sein de leur patrie d’origine. Malheureusement, les mauvais traitements avaient détruit nombre d’entre elles. Elles avaient beaucoup de mal à se laisser aller entre les bras d’un homme et finissaient souvent célibataires. Parfois, après la cruauté de leur enfance, la séduction à laquelle elles étaient soumises parvenait à briser leur carapace. Saalyn se demanda quelles étaient les chances de Daisuren de mener une vie normale. Elle était encore jeune, peut-être pourrait-elle y arriver.

Rifar positionna son cheval à côté de celui de Meghare.

— Vous savez que c’est ici que s’est déroulée une des batailles de la guerre contre les feythas, expliqua-t-il à Saalyn.

— J’étais née à l’époque, contrairement à vous, répliqua Saalyn.

Rifar fut surpris de son ton légèrement hostile.

— Elle y a laissé une sœur et un frère, expliqua Meghare.

— Oh ! Je suis désolé, je l’ignorais.

— Ce n’est rien, répondit Saalyn.

— Vous auriez dû vous en douter, reprocha Meghare. Beaucoup d’Helariaseny sont morts ici. Presque toutes les familles y ont perdu un proche.

Meghare détailla le visage de leur compagne de voyage. Elle n’avait pas son air enjoué habituel. Un instant, elle se demanda si elle avait vraiment des affaires à traiter à Ambes ou si elle voulait juste éviter ce lieu. Ksaten avait bien dit que c’était ce frère et cette sœur morts qui avaient servi de modèle au mausolée commémoratif de la bataille, deux statues de vingt perches de haut au sommet d’un tumulus au pied duquel la route passait. De compassion, elle posa la main sur l’épaule de Saalyn. Elle la repoussa.

— Je ne suis pas en sucre, protesta-t-elle.

C’est ce moment que choisit un cavalier pour se manifester. Il montrait à l’horizon un tertre qui détonait sur la plaine environnante, surmonté d’un monument.

— Qu’est-ce que c’est que ça ! s’écria-t-il. C’est immense.

Saalyn suivit des yeux la direction du bras. Elle fit brutalement faire demi-tour à son cheval et rejoignit la queue de la caravane. Meghare la regarda s’éloigner.

— Je commence à regretter ma petite escapade, se désola-t-elle.

— Vous ne pouviez pas savoir, la consola Rifar.

Le soir, le convoi s’arrêta sur une aire de bivouac. Elle était bordée d’un champ de blé. Les jeunes pousses vertes sortaient tout juste de terre. Au centre, le corps de ferme était constitué d’une maisonnette en bois. Rifar examina les lieux d’un œil critique. Il remarqua les latrines dans un coin de la zone. Ce devait être l’exploitant qui les avait installées, dans l’espoir d’épargner à son domaine les dégradations, mais aussi dans le but de récupérer à moindres frais de quoi le fertiliser.

— Faite attention, prévint Rifar, cet homme ne possède que ce champ comme moyen de subsistance. Respectez-le.

Quelques voyageurs acquiescèrent d’un hochement de tête. La plupart, occupés à libérer les chevaux de leur entrave, ne réagirent pas. Rifar ne s’inquiéta pas. Il connaissait son équipe, il l’avait choisie personnellement au départ de Miles. Il avait confiance en eux.

Justement, le propriétaire des lieux venait à leur rencontre. La propriétaire, c’était une femme comme le constata Rifar quand elle fut assez approchée. Son teint clair et ses cheveux châtains témoignaient de son origine osgardienne. Deux garçons l’accompagnaient. L’aîné, un adolescent presque adulte avait de toute évidence un père naytain. L’autre, métis de Salirianer, exposait sa blondeur à la vue de tous. Un troisième enfant était resté à la porte de la maison. Une fille certainement, trop méfiante elle n’osait s’approcher d’une troupe composée majoritairement d’hommes.

Le chemin qui menait à la ferme débouchait à quelques perches au sud sur la route. Elle remonta jusqu’à eux. En passant au niveau des premiers chariots, les adolescents se disposèrent de façon à isoler leur mère des caravaniers ; une manœuvre exécutée si souvent qu’elle en était devenue instinctive. Par politesse, Rifar vint à sa rencontre. Ils se saluèrent à la façon de la Nayt.

— Vous envisagez de camper ici cette nuit ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

— Je croyais que c’était une zone de bivouac officielle, répondit Rifar sur la défensive.

— Ça l’est. Il n’y a aucun problème. J’ai juste besoin de bras, alors si quelques-uns de vos hommes veulent gagner quelques piécettes, j’ai du boulot à leur proposer.

Rifar examina la femme. Sa robe en toile épaisse était simple et en bon état, une tenue adaptée au travail dans les champs. Elle ne paraissait pas riche, sans être pour autant misérable. Ses chaussures robustes de cuir témoignaient même d’une certaine aisance. D’ailleurs, son corps mince sans être maigre semblait vigoureux. Elle ne rechignait pas à la tâche. Et bien qu’elle soit plus âgée que n’importe qui dans la caravane, en dehors des stoltzt, elle ne manquait pas de charme. Un charme brut, sans artifices, loin des manières sophistiquées de la cité. Le fait qu’elle ait eu des enfants de pères différents montrait qu’elle se montrait moins farouche que la plupart de ses compatriotes. Il ne semblait toutefois pas y avoir d’homme dans sa vie. L’Osgard avait laissé son empreinte sur elle.

— De quoi avez-vous besoin ? demanda Rifar.

— J’ai une serre à assembler. Les murs sont montés. Il faut maintenant disposer les plaques de verre sur le toit.

— Bien sûr, répondit Rifar.

Il grimpa sur le premier chariot qu’il trouva. Debout sur la banquette, il prit la parole.

— J’aurai besoin d’au moins cinq hommes prêts à retrousser leurs manches, lança-t-il d’une voix qui portait, pour aider cette personne à construire une extension.

Il mit les mains sur les hanches et attendit. Très vite, un conducteur sortit des rangs et se plaça face à lui.

— J’en suis, déclara-t-il, un peu d’effort physique ne me fera pas de mal.

Deux autres caravaniers ne tardèrent pas à le rejoindre. À sa grande surprise, Saalyn se porta également volontaire. Devant l’air intrigué qu’il lui adressa, elle se sentit obligée de se défendre.

— Vous pensez que je n’y arriverais pas parce que je suis une faible femme ?

— Loin de moi une telle idée, objecta Rifar.

— Bien !

Saalyn s’intégra au groupe sans plus de manières. Quand ils atteignirent sept personnes, Rifar croisa les bras.

— C’est bon, nous sommes assez nombreux. Les autres vous préparez le camp.

Quelques protestations s’élevèrent de ceux qui n’avaient pas été assez rapides. Rifar examina sa troupe d’un air satisfait. Il pouvait faire confiance à Dalbo, il s’occuperait d’eux en son absence.

— Vous disposez vos hommes, annonça-t-il à la fermière.

— D’ici ce soir, le toit sera monté. Vous me sauvez la vie.

— N’exagérerons rien, protesta-t-il.

Était-ce de l’exagération ? Sa vie dépendait de sa production. Aussi près du désert, elle se limitait à des céréales et des plantes non alimentaires. Avec une telle serre, elle pourrait cultiver des légumes qu’elle n’aurait plus besoin d’acheter. Sa vie n’en devenait que plus sûre.

La paysanne ramena une mèche de cheveux châtains derrière l’oreille.

— Suivez-moi, les invita-t-elle.

Les huit volontaires s’élancèrent à la suite de la femme et de ses deux fils. Elle les conduisit sur le chemin qui menait à sa ferme. Les ornières indiquaient le passage fréquent d’un véhicule, pourtant Rifar n’en vit aucun nulle part. Peut-être était-il parqué en un endroit discret pour éviter d’attirer la convoitise des voyageurs. En effet, en contournant le corps d’habitation, Rifar le découvrit garé sous un auvent.

La serre se trouvait derrière la maison. Un emplacement avait été soigneusement dégagé, destiné à accueillir les futures cultures. Et le soubassement en pierre était déjà en place, de même que la charpente du bâtiment. L’architecte avait préféré appuyer les poutres contre un châssis en bois, ce qui d’une part allait permettre de monter les murs après la structure – ce qu’elle était capable de réaliser seule – tout en ménageant un espace sous le toit pour l’aération lors des fortes chaleurs. Les plaques de verre étaient entreposées sous une bâche. Elles n’étaient ni très grandes ni très épaisses, la fermière n’était pas riche, elle ne pouvait pas s’offrir mieux. Leur légèreté avait cependant permis d’utiliser des madriers plus fins, moins chers donc, et surtout masquant moins la lumière que de grosses solives.

— Au travail ! s’écria Rifar.

Aussitôt, sous la direction de la maîtresse des lieux, les tâches s’organisèrent, certains dans la charpente mettaient les vitres en place que d’autres, restés au sol, leur passaient. Quand Fenkys se coucha, la toiture était terminée. Rifar prit le gobelet qu’on lui tendait. L’eau était bien rafraîchissante après un tel effort. Il rendit le verre à sa propriétaire qui le remplit de nouveau.

— Meghare ! s’écria-t-il en reconnaissant la jeune femme. Vous êtes venus nous aider !

— Bien sûr, répondit-elle dédaigneusement face à une pareille évidence. Je ne vais pas vous laisser vous amuser seuls.

Elle ne put s’empêcher de couler un regard en direction de la fermière. Il n’échappa pas à Rifar. Ainsi, malgré sa jeunesse et sa beauté, elle considérait l’Osgardienne comme une menace. Pourtant, elle était presque deux fois plus âgée que Meghare. Il faut dire qu’avec sa peau luisante de sueur et sa robe qui collait à son corps et soulignait ses formes, elle était bien excitante. À moins que ce fût Saalyn, quelques perches dernières, qui ajoutait à ce tableau, une beauté insolente et une jeunesse apparente.

Par réflexe, Rifar avança d’un pas en direction de Meghare. Elle recula, posant une main sur sa poitrine l’empêchant de progresser plus.

— Halte là, monsieur le caravanier, le rabroua-t-elle. Si vous voulez vous approcher davantage, vous allez devoir prendre une douche d’abord.

— Ce n’est pas de refus, y a-t-il le nécessaire ?

La fermière, qui avait apparemment l’ouïe fine, désigna un petit bâtiment en brique. Il était dépourvu de toiture et fermé par un simple rideau. À côté s’élevait un réservoir d’eau alimenté par une éolienne.

— C’est luxueux ! s’écria Rifar.

— Ce n’est pas destiné à être admiré, ironisa Meghare, il faut l’utiliser.

— Vous avez de quoi se sécher.

La jeune Naytaine montra une pile de serviettes et assez de linge propre pour tout le monde, y compris la fermière et ses deux fils. Elle avait donc décidé de leur faire don de vêtements. Pourquoi pas ? Il n’était pas contre.

— Les femmes d’abord ! lança Rifar à la cantonade. Les hommes, vous passerez après.

Sa proposition n’éleva aucune protestation. Les caravaniers s’installèrent où ils purent le temps que la douche fût libre.

La fermière fut la première à se rincer. Puis, en attendant que Saalyn se soit nettoyée, elle rejoignit Rifar.

— Votre assistance m’a été précieuse, je vous remercie.

— Je n’y suis pour rien, c’est Posasten, notre commanditaire, que vous devez remercier.

— Vraiment.

Elle baissa la tête en refaisant ce geste avec sa mèche de cheveux que Rifar trouvait adorable. Meghare arriva sur eux en un instant.

— Posasten a engagé Rifar afin d’assurer sa protection. Sur la route c’est lui qui commande ; en ville Posasten redevient le chef, expliqua-t-elle.

La fermière les regarda tous les deux, puis son visage s’éclaira d’un sourire discret.

— Je vous laisse, je dois aller préparer à manger, s’excusa-t-elle.

— Ne vous donnez pas cette peine. Nous sommes nombreux et…

— Ne vous inquiétez pas, je dispose du nécessaire.

Rifar comprit qu’il ne pouvait pas refuser sans l’insulter. Il n’insista pas.

— Nous allons tout arranger en vous attendant.

Elle adressa un autre sourire au caravanier avant de l’éloigner.

— Un instant, la retint-il.

Elle se tourna vers lui.

— Vous ne nous avez pas dit votre nom.

— Alindel, répondit-elle.

Elle les quitta en direction de la maison.

 

La soirée se termina tard. Saalyn avait comme à son habitude distrait l’assemblée en interprétant quelques morceaux. Puis Alindel était arrivée avec le repas. Moins d’un tiers des caravaniers avait participé aux travaux, aussi Rifar avait-il tenu à partager les frais. Il trouvait injuste que la fermière se chargeât de nourrir presque trente personnes à elle seule.

Alors que la fête et les rires battaient son plein, Rifar s’éloigna pour satisfaire un besoin naturel. À quelque distance du campement, il s’immobilisa. Il avait l’impression d’être suivi. Lentement, il se retourna. Il poussa un soupir de soulagement en reconnaissant Saalyn.

— Vous recherchez un peu d’intimité, insinua-t-elle.

Sa voix pâteuse renseigna Rifar sur son état.

— Vous avez bu, lui reprocha-t-il.

Rifar s’approcha d’un pas. Elle lui envoya un sourire enjôleur.

— Je peux vous en donner de l’intimité.

Elle fit glisser les bretelles qui maintenaient sa robe en place. Celle-ci coula jusqu’à ses pieds. Puis elle avança à nouveau. Son équilibre aussi était précaire. Rifar l’empêcha de tomber en la retenant par le bras. Elle en profita pour lui passer les mains derrière le cou.

— Me trouvez-vous à votre goût ? demanda-t-elle d’une voix enjôleuse.

Rifar la saisit par la taille. Il n’avait jamais touché de stoltzin avant. C’était surprenant. La première sensation était le froid de sa peau. Pas autant que celle des serpents, elle était cependant loin de la chaleur d’un corps humain. Ensuite le contact de cette peau lisse et glissante en allant vers le bas qui devenait rêche en remontant vers la tête.

— Tu as l’air d’apprécier, minauda-t-elle.

La mort dans l’âme, Rifar écarta les bras qui le retenaient prisonnier et repoussa le corps si accueillant. Comme beaucoup de caravaniers, il désirait Saalyn. Mais pas de cette façon, hors de contrôle sous l’emprise de l’alcool. Et puis, il y avait Meghare maintenant. Le refus de Rifar désarçonna Saalyn un instant. Puis elle revint à l’attaque. Il l’esquiva sans peine. Il ramassa la robe. Saalyn mit un moment à réagir. La conduite de la stoltzin intriguait Rifar. Elle avait bu, certes, pas suffisamment cependant pour se comporter ainsi.

Saalyn interrompit soudain son manège. Elle s’appuya à un arbre. Elle se pencha en avant et vomit son repas. Rifar, tracassé, l’attrapa par les épaules.

— Vous allez bien ? s’inquiéta-t-il.

Elle ne répondit pas. Il la sentit s’amollir, elle serait tombée si le caravanier ne l’avait pas retenue. Il répéta sa question.

— Ça brûle, hoqueta-t-elle.

— Qu’est-ce qui brûle ?

— Mon ventre. C’est atroce.

Elle essaya de vomir à nouveau. Son estomac vide se contracta douloureusement, ne libérant qu’un peu de bile. Rifar la soutint pendant qu’elle se soulageait. Elle tomba à genoux.

— Il faut rentrer, conseilla-t-il.

— Je ne pourrais pas seule, haleta-t-elle.

Alors que le corps de Saalyn était froid un instant plus tôt, il était maintenant brûlant.

Un cri en provenance du camp alerta Rifar. Il reconnut la voix de Ksaten.

— Que se passe-t-il avec les stoltzt ce soir ? Ce n’est pourtant pas la pleine lune.

Saalyn, toujours prostrée, ne réagit pas à la saillie. Rifar s’accroupit à côté d’elle, une main dans le dos.

— Ça va mieux ?

— Non, répondit-elle.

Rifar l’attrapa sous les épaules et l’aida à se remettre debout. Elle se cramponna au soldat. Heureusement que la stoltzin était affaiblie, sinon elle lui aurait fait mal tant elle était vigoureuse. D’un mouvement vif, il la saisit sous les jambes et la prit dans ses bras. En la soulevant, Rifar fut surpris de sa légèreté. Elle pesait à peine plus qu’une humaine de petite taille. Il avait entendu dire, sans trop y croire, que les stoltzt avaient les os creux. C’était peut-être vrai finalement. Elle posa la tête sur son épaule tout en crispant ses mains sur son ventre. La douleur était si intense qu’elle ne parvenait pas à réprimer ses gémissements. Il la cala bien pour la retenir plus facilement. Puis il entreprit de rejoindre le bivouac.

Il n’était plus qu’à quelques perches du camp quand Meghare vint à sa rencontre. Elle semblait affolée.

— Je vous cherchais ! s’écria-t-elle. Ksaten va mal.

— Je m’en doute.

Il était en effet difficile d’ignorer ses cris.

Meghare tomba en arrêt devant le fardeau de Rifar.

— Qu’est-il arrivé à Saalyn ? Et pourquoi est-elle nue ?

— Je n’y suis en rien responsable.

— Vraiment ?

Il perçut le reproche dans la voix de la jeune femme. Malheureusement, il ne pouvait en rien y remédier. Il devait comprendre ce qui se passait.

— Prenez sa robe et couvrez-la, requit-il.

Meghare obéit. Elle étala la pièce de tissu sur Saalyn à défaut de pouvoir l’habiller avec.

— Elle n’est pas déchirée, remarqua-t-elle.

Rifar se dirigea vers le véhicule qui abritait le matériel utilisé lors des bivouacs. Il était partiellement vide. Meghare entra dans le chariot, sortit une paillasse de la réserve et la déplia sur le plancher. Puis elle aida Rifar à y étendre Saalyn. Enfin, elle l’enveloppa d’une couverture. Rifar en profita pour lui brosser les événements ayant abouti à l’état de la stoltzin.

— Allons maintenant voir ce qui se passe avec Ksaten, annonça Rifar.

Meghare prit les devants. Ils n’eurent pas de mal à localiser Ksaten, guidés par ses cris. Ils la trouvèrent près du feu de camp, solidement plaquée au sol par quatre gaillards qui lui immobilisaient les membres. Un autre homme lui maintenait la tête pour éviter qu’elle ne se blessât. À l’écart, Dercros était accroupi en compagnie d’Alindel, Rifar ne voyait pas ce qu’ils faisaient.

— Où est Arda ? demanda Rifar.

— Je suis là !

Arda se précipitait vers eux en courant. Elle aussi s’était isolée.

— Occupez-vous de Dercros, ordonna Rifar.

— Il n’a pas besoin de moi, contesta-t-elle.

Elle tapa sur l’épaule de l’homme qui tenait la tête de Ksaten.

— Poussez-vous !

Arda prit sa place. Elle s’agenouilla, posa la tête de la stoltzin sur ses cuisses et l’enserra entre ses doigts. Puis elle se mit à psalmodier. Cela sembla la détendre un peu. Les cris avaient cessé, maintenant son corps tremblait.

Dercros la rejoignit, une tasse dans la main.

— Aidez-moi à lui faire boire cela.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un calmant.

Arda pinça le nez de Ksaten ce qui l’obligea à ouvrir la bouche. Dercros lui versa le breuvage dans la gorge. Elle déglutit par réflexe.

La potion sembla faire effet. Au bout d’un moment, les muscles se relaxèrent et le corps se détendit. Elle ferma les yeux, s’abandonnant au contact de la prêtresse. Les caravaniers purent relâcher la pression sur ses membres. Arda se releva.

— Vous pouvez la transporter à l’abri, indiqua-t-elle.

Rifar désigna un homme qui souleva la malade dans les bras. Meghare le guida jusqu’au chariot ou Saalyn dormait.

— Efficace cette substance, glissa Arda à Dercros. Vous devrez me donner la recette.

— C’est une infusion de prêle bleue, répondit le stoltz.

— De la prêle bleue ? C’est un poison violent !

— Sur les humains, en effet. Sur nous, il possède une action relaxante. Je doute que cela puisse vous être utile un jour. On compte peu de stoltzt en Nayt.

Arda hocha la tête, reconnaissant le bien-fondé de l’objection du jeune homme.

Les deux malades en sécurité, Rifar pouvait s’occuper de la suite.

— Quelqu’un a-t-il une idée de ce qui s’est passé ? demanda-t-il à la cantonade.

— Les deux stoltzint ont été touchées et elles seules, c’est donc quelque chose qu’elles ont mangé, bu ou respiré, déduisit Alindel.

Rifar désigna la paysanne du doigt.

— Bonne remarque. Quelqu’un peut-il me dire ce qu’ont absorbé ces deux Helariaseny ?

Tout le monde se regarda, sans savoir quoi répondre.

— On a tous mangé la même chose, dit Dalbo.

— Bu alors. Ont-elles pris de l’alcool ?

— Comme nous tous.

Rifar réfléchit. Il y avait forcément quelque chose. Mais quoi ?

— Pourquoi aujourd’hui ? s’étonna Arda. Si c’est quelque chose qu’elles ont bu, cela fait quelque temps que l’on voyage ensemble et qu’on partage nos rations. Notre dernier ravitaillement remonte à Massil. Pourquoi n’est-ce pas arrivé plus tôt ?

— Alindel a préparé une partie de notre repas, fit remarquer Rifar. Dercros a mangé avec nous, pourtant il ne manifeste aucun symptôme de ce mal.

— Le thé, intervint Alindel. J’en ai apporté et elles en ont consommé.

— Du thé. Ksaten adore cela. J’imagine qu’elle en a abusé.

— Et Saalyn ne s’est contentée que d’une seule tasse, confirma Alindel.

— Dercros ! Tu en as bu ?

— Quelle horreur ! s’écria-t-il. Ce n’est que de l’eau chaude sale !

— Presque tout le monde en a consommé. Et personne d’autre n’est touché, objecta Alindel.

— Comme la prêle, la substance active à des effets différents selon le peuple. Ce thé n’affecte que les stoltzt, déduisit Arda. Qu’a-t-il de spécial par rapport à un thé standard ?

— Rien, si ce n’est que je rajoute un peu de jasmin.

— Du jasmin ? s’étonna Rifar.

— C’est original, fit remarquer Arda. Et très bon.

— Original. Pas tant que ça. C’est courant dans mon pays.

Un sourire éclaira le visage de Rifar.

— Une recette traditionnelle de l’Osgard ! Je comprends que les stoltzt ignorent son existence.

Meghare rejoignit le groupe.

— J’ai donné un peu de la potion de Dercros à Saalyn, annonça-t-elle. Elles sont calmes maintenant, j’ai quand même préféré les attacher au cas où elles se réveilleraient dans le même état.

— Excellente idée, approuva Rifar.

— Alors, c’est quoi cette histoire de jasmin ?

Rifar lui expliqua en quelques mots.

— Donc cette plante provoque des effets étranges sur les stoltzt, déduisit-elle, peut-être des hallucinations. Qu’a fait Saalyn avec vous ?

Rifar ne put s’empêcher de rougir.

— Comment Rifar saurait-il ce qui est passé par la tête de Saalyn ? objecta Arda.

Alindel, qui avait remarqué le fard de Rifar, cacha son sourire derrière sa main.

— Ce soir, nous avons reçu assez d’émotion. Je propose que nous allions tous nous coucher. Demain, je ne voudrais pas partir trop tard, déclara Rifar.

Quelques protestations s’élevèrent parmi les caravaniers. Cependant, comme la principale source de distraction de la veillée avait disparu, les plats étaient vidés ainsi que les bouteilles, ils étaient désœuvrés. Aussi les premiers commencèrent à ranger leurs affaires.

Voyant que les choses allaient dans le bon sens, Rifar put s’occuper d’Alindel.

— Concernant les pièces que vous nous avez promises.

— Je vous les apporterai demain matin, l’interrompit-elle.

— Gardez-les. Vous en avez plus besoin que moi.

Elle ramena une mèche de cheveux en arrière.

— Vous voulez que je vous paye autrement ?

— Quoi ? Non ! protesta-t-il.

Elle lui sourit en baissant la tête.

— Vous êtes bien véhément à me repousser, constata-t-elle.

— Ce n’est pas à cause de vous. Vous êtes très belle, mais…

— Face à toutes ces beautés, je ne fais pas le poids.

Rifar chercha une réponse adéquate. Bien qu’Alindel ne fût plus très jeune, les exercices physiques liés à son métier lui avaient permis de rester en forme. Elle ne manquait pas de charme.

— Vous vous dévalorisez inutilement, reprocha-t-il.

— Lynn est encore peu peuplée. Il passe peu de monde sur cette route. Et quand on vit seule, un peu de compagnie de temps à autre n’est pas désagréable.

— Pourquoi avoir choisi un endroit aussi reculé ? Avec votre air exotique, les Naytains vous auraient bien accueilli.

— Vous n’avez pas grandi en Osgard, vous ne pouvez pas comprendre. Et puis…

Elle jeta un coup d’œil circulaire sur le camp.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne vais pas dormir seule ce soir.

— Et vos enfants ?

— Les apercevez-vous quelque part ?

Rifar les chercha. En vain. Ils étaient déjà rentrés à la ferme. En revanche, il repéra trois caravaniers et un garde qui attendaient de voir comment les choses évoluaient avec Rifar et éventuellement prendre la relève.

— Je vous souhaite une bonne nuit.

Elle se leva sur la pointe des pieds pour atteindre le visage de Rifar et lui déposa un bref baiser sur la bouche. Puis elle s’éloigna en direction d’un des hommes que Rifar avait remarqués.

Au dernier moment, elle se retourna.

— Laquelle ? demanda-t-elle.

— Quoi ?

— Avec qui allez-vous passer la nuit ? Arda ou Meghare. Si Saalyn n’avait pas été hors course, j’aurais parié sur elle. Daisuren me semble encore un peu jeune.

— Vous n’envisagez pas Ksaten ?

Elle rit face à sa proposition.

— Alors ?

— Aucune des deux.

— Elles ne savent pas ce qu’elles perdent.

Rifar pensa que Meghare n’aurait pas été d’accord avec la fermière, elle qui le critiquait constamment. Pendant qu’il la regardait faire des avances à un homme de son escorte puis le laisser l’enlacer, il se dit qu’il aurait bien aimé prendre le corps de Meghare entre ses bras, le caresser, l’embrasser et la voir perdre tout contrôle sous l’effet de ses étreintes.

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Fleur de Marie
Posté le 29/12/2023
'Ensuite, quand, bien que les lieux aient été peuplés d’individus similaires aux Naytains, l’Osgard avait décidé que le territoire leur appartenait. ' ça sonnerait mieux en : 'Ensuite, quand l’Osgard avait décidé que le territoire leur appartenait bien que les lieux aient été peuplés d’individus similaires aux Naytains.'.
'ils s’étaient attiré' il faudrait un s ?
'de ce territoire l’une des moins densément peuplées du pays' orthographe : 'de ce territoire l’un des moins densément peuplé du pays'.
'C’était aussi la région où les habitants avaient le teint le plus clair. Beaucoup d’Osgardiens étaient restés, surtout des femmes, et s’étaient métissés avec les Naytains.' j'ai du mal à suivre, les Naytains sont blacks, j'avais cru que les Osgardiens étaient blancs polaire ? Je me suis fait un nœud au cerveau toute seule ?
Fleur de Marie
Posté le 29/12/2023
'nous étions séparés par presque quatre cents ans d’écart' orthographe : 'nous étions séparées par presque quatre cents ans d’écart'.
'S'il y a plus Osgardiennes que d'Osgardiens qui migrent, ça donne statistiquement soit des harems, soit des célibataires. Et de la concurrence déloyale pour les Naytaines.
Fleur de Marie
Posté le 29/12/2023
'— Vous avez de quoi se sécher.' ponctuation : '— Vous avez de quoi se sécher ?'
La caravane voyage sur le rythme du soleil, il doit être assez tard ? Ça peut aussi être pendant la pause déjeuner, sans trop durer. 'La soirée se termina tard' donc travaux en fin d'après midi.
Meghare a une entorse, elle ne pourrait pas participer à la construction. Sauf si tu intervertis avec Deirusen lors de la chevauchée folle.
'faire don de vêtements' quand on est fermié et que l'on doit produire ses vêtements (ou du moins un partie)nne les donne pas pour un coup de main.
'elle qui le critiquait constamment' je ne l'ai pas trop vu. Tu pourrais miser sur du chamaillage.
Fleur de Marie
Posté le 29/12/2023
La caravane est une sorte de huis clos en soit, les paysages changent, on peut avoir l'impression de liberté sur un cheval, mais au final tu es forcé d'être avec les mêmes personnes. Ça va exacerber les sentiments. Tu dois jouer dessus pour rythmer ton histoire. Entre Meghare et Rifar, si l'homme est toujours disponible, tu perds de l'intérêt. S'il passe son temps à comparer les femmes, c'est un goujat indignée de l'amour de l'une d'elles. Tu as 16 autres hommes si j'ai bien retenu. Tu peux alterner les points de vue. Il faudra que tu donnes une voix, une manière de décrire spécifique à chacun d'entre eux. Et un ordre de première vision d'une femme différente de l'un à l'autre. Un qui voit au global puis zoomé sur des détails. Un qui aborde de haut en bas. Voire de poitrine, bas et visage pour les plus lourdauds. Et pour la plus grande de tes petites mini femmes, des pieds à la tête.
Si tu arrives à caler un peu d'humour, du chamaillage à coups de répliques singlantes... Dire que tu n'aimes pas les pots de peinture, voir sa chérie arrivé maquillée au restaurant, se raccrocher aux branches pendant que la dulcinée tacle à coup de remarques sur le btp... Ou autre du genre selon ton inspiration.
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