À Ardtus, deux silhouettes se postèrent devant une porte anonyme d’un quartier tranquille. Deux jeunes personnes, une femme et un homme, portant la mine sombre du messager de mauvais augure, se consultèrent du regard avant de frapper trois coups. Ils entendirent des bruits de pas précipités, et immédiatement la porte s’ouvrit sur un visage plein d’attente, qui se rétracta à l’intérieur de lui-même lorsque les visiteurs furent identifiés. Ils n’étaient pas ceux espérés. Ils échangèrent tous trois un regard, et l’occupant des lieux s’effaça, les laissant pénétrer à sa suite, avant de se rasseoir à une petite table rectangulaire où une femme au visage tiré de larmes taries attendait, un mouchoir inutile au creux de son poing. Rabelle, la mère de Hugo, car c’était elle, tendit une main à sa visiteuse, avant de la prendre dans ses bras et, d’enfin, laisser à nouveau s’écouler son chagrin.
Quelques instants plus tard, attablés chacun d’un côté, ils humaient les odeurs herbacées d’une tisane réconfortante qui embaumaient l’atmosphère à défaut de réchauffer les cœurs. Jen, le plus jeune frère, laissait vagabonder ses yeux bruns-noirs au travers des volutes de vapeur. À sa droite, sa grande sœur, Milli, enlaçait de ses longs doigts fin la tasse chaude. Elle portait ses cheveux, châtains comme ceux de son frère, ramenés vers l’arrière, ce qui accentuait son air volontaire, renforcé par ses yeux de chat.
Rabelle et Mathur, son époux, occupaient l’autre coin de la table. Ils s’étaient rapprochés, tentant de combler en se ressoudant le vide qui s’était créé à la disparition de leur fils. Milli nota que quelques traits blancs, encore absents à sa dernière visite, striaient les cheveux noirs de Mathur, et son visage creusé s’ombrait de fatigue et de cernes. Rabelle, joli brin de fille quelques quinze ans plus tôt, s’était empâtée ces dernières années. Milli se souvenait qu’elle riait lorsque Mathur l’appelait sa petite brioche, et tentait d’en palper les bourrelets de ses doigts baladeurs. Quelques jours avaient suffi pour qu’ils fondent entièrement, dépouillant sa fine ossature sur laquelle ses longs cheveux châtains clairs tombaient en désordre.
Jen, hésitant, prit la parole :
– Toujours rien de votre côté ?
Mathur répondit d’un signe de tête, tandis que Rabelle se moucha de nouveau. Milli échangea un regard avec son frère avant de poursuivre :
– J’ai demandé, à droite à gauche, si quelqu’un l’avait vu. Aux autres, aux amis, mais aussi à ceux qui pouvaient lui en vouloir. Pas moi directement, ajouta-t-elle précipitamment, mais par des connaissances de connaissances de… bref. Personne ne l’a vu, depuis le soir où…
Elle inspira fort, cherchant du courage chez son frère, qui n’en menait pas large, et continua :
– J’ai élargi, je connais, disons, un peu de monde dans les parages. J’ai rencontré des gens, ces trois dernières années… enfin, j’ai cherché partout, dans tout Lämird, personne ne l’a vu.
– Merci, Milli, renifla Rabelle.
Elle n’avait pas levé les yeux. Milli ne pouvait s’empêcher de comparer la Rabelle de ce soir à la femme vive qu’elle avait connue lorsque, encore môme, elle venait chercher dans ce foyer quelques miettes de chaleur familiale, chaleur qui manquait cruellement chez elle. Elle la revoyait, toujours une mélodie murmurée aux coins des lèvres, qui s’échappait plus fort lorsqu’elle se savait écoutée. Son sang, celui de sa famille, celui des caravelles, prenait le dessus, et bien vite sa chanson inondait la pièce de gaîté. Milli espérait lui redonner une raison de chanter.
Pourtant, elle ne venait pas sans nouvelle. Mais celle qu’elle apportait ajouterait encore à leur peine. Jen tricotait nerveusement des doigts. Il ne savait pas cacher ses émotions, et par moment, elle lui enviait son naturel et sa sincérité. Un bref instant seulement, car avec le tour qu’avait pris sa vie, ces trois dernières années, ne rien trahir de ses pensées lui était devenu primordial.
Elle but un peu de tisane, se lécha les lèvres, gagnant un peu de temps. Son frère n’avait pas touché à la sienne. Il détestait les infusions. Elle aussi, mais elle tentait de faire bonne figure pour deux. Se raclant la gorge, elle reprit :
– Hugo n’est pas le seul à s’être évanoui dans la nature. Il y a quelqu’un d’autre que vous connaissez dont on n’a plus de nouvelle.
Elle s’en voulait d’être celle à annoncer ça. Déjà, Rabelle enfouissait de nouveau son nez dans son mouchoir alors que Mathur, d’un air absent, lui frottait le dos, les yeux braqués sur elle :
– Ah ? Qui d’autre a disparu ?
– Jasper.
– Jasper ? s’étrangla Rabelle.
Milli hocha la tête. Mathur semblait hébété :
– Mais… mais qu’est-ce que ça a à voir avec Hugo ?
– Probablement rien, avoua Milli.
– C’est juste que, ajouta Jen, je me souviens de l’avoir vu plusieurs fois chez vous, quand je venais voir Hugo.
Son frère avait définitivement renoncé à sa tasse, et la repoussait loin de lui pour laisser place à ses coudes. Son nouveau travail, périlleux et physique, à la maintenance des tours-sentinelles, épaississait sa carrure plutôt frêle, et ses avant-bras, croisés sur le bois patiné du plateau, prenait toute la largeur de la table. Il continua :
– Je me souviens, une fois, il m’avait laissé essayer un gant de tactile. Ça m’avait fait tout bizarre. Il ne m’avait pas permis de porter l’artefact de voyant qu’il avait sur lui par contre, je ne sais pas pourquoi. Je n’aurai rien vu, mais quand même…
Milli le coupa :
– Je dois savoir : officiellement, Jasper est un tactile, c’est ça ? Mais c’est aussi un voyant, non ?
Elle n’eut pas besoin de réponse. Le simple fait qu’aucun des deux ne paraisse surpris suffit à confirmer son hypothèse. Sans attendre, elle déroula ce qu’elle savait :
– Des gardes-chasses sont venus le chercher chez lui, bien après la fermeture. Des voisins les ont entendus, ils n’ont pas osé regarder car la Tour des bois-secs donne sur leurs fenêtres, mais d’après eux, même un sourd aurait reconnu leur démarche. Jasper a un peu protesté, mais tout s’est passé très vite. Depuis, personne ne l’a revu.
Elle se demandait comment poursuivre lorsque Mathur se redressa, se déplia, poussant légèrement le coude de Jen qui s’étalait encore :
– Il faut en parler à Bathilde. Peut-être qu’elle, elle sait quelque chose.
Milli fouilla dans sa mémoire. Ce nom évoquait quelque chose, plus une impression qu’un visage, une certaine idée démodée de la droiture et du devoir. C’est en détaillant le père qu’elle se souvint : Bathilde était sa sœur, celle qui avait pris sous son aile Hugo. Elle ne comprenait pas, et voulut poursuivre, mais déjà Mathur s’activait, prenant tout le monde par surprise :
- Elle sera couchée, à cette heure c’est certain. Tant pis. Ce n’est pas loin, dans une heure au plus je serai rentré.
– Mais…
Rabelle tentait de protester tandis que son époux déposait sur son front soucieux un léger baiser. Il semblait avoir retrouvé une contenance, comme si sa silhouette effilochée reprenait de la substance. Déjà, il se saisissait de sa veste, mais d’une main posée sur son bras, Milli l’arrêta :
– Attends ! Qu’est-ce qui te fait croire que Bathilde saura quelque chose ?
Sans cesser ses préparatifs, ralentissant à peine ses gestes, Mathur lui dit :
– Ils sont proches tous les deux, ils l’étaient plus par le passé, mais… pour faire court, leurs caractères sont impossiblement incompatibles.
Il attachait sa chaussure gauche, ratant un crochet de sa botte, hésita à tout délacer, puis se résigna pour un vague double nœud en l’état. Attrapant la chaussure droite, il poursuivit :
– Jasper n’est pas seulement un artisan extrêmement doué pour créer des artefacts, il mène aussi ses petites recherches de son côté pour les améliorer.
La chaussure droite eut plus de chance au laçage, si l’on exceptait le fait que la chaussette, tire-bouchonnée à la cheville, empêchait de bien la serrer.
– Il est très discret là dessus, il n’en parle à personne. Sauf à Bathilde.
Il se redressa, la veste boutonnée de travers, le col remonté sur ses joues mal rasées.
– Je crois que secrètement, il estime qu’elle est la seule à la fois capable de comprendre ses inventions, et suffisamment discrète pour ne rien en dire. Je ne sais pas laquelle de ces deux raisons me blesse le plus, mais bon. Je suppose qu’à l’heure actuelle, là n’est pas le problème.
Il posait la main sur la poignée de la porte, lorsque Milli sortit de sa léthargie :
– Je viens !
Elle bondit de sa chaise. Si ce que Mathur disait était vrai, elle comprenait mieux la discrétion de ce Jasper. Ses connaissances pouvaient être décisives, elle devait lui parler. À lui, ou à défaut à sa confidente.
Jen la regarda, sourcils froncés en point d'interrogation. Elle savait qu’il devait se lever tôt, le lendemain, les travaux de maintenance se déroulant en début de journée afin d’impacter le moins possible le fonctionnement des tours-sentinelle aux heures les plus besogneuses. D’un geste de la main, elle lui lança :
– Rentre, ne t’occupe pas de moi, Mathur a dit une heure, pas plus. C’est déjà bien trop pour toi.
– Sûre ?
– Sûre.
Jen soupira, et se prépara également à partir. Rabelle se leva, remettant la bouilloire sur le feu pour une nouvelle tisane. Pour elle non plus, la nuit n’était pas terminée.
Seul bémol pour moi, j'aurais aimé savoir quel est lien entre Jen et Milli et les parents de Hugo (ou Hugo lui-même?).
et ça reprend très bien, c'est comme si le temps n'était pas passé ! bon le fait qu'on démarre sur un nouveau perso aide un peu.
J'ai beaucoup aimé le premier chapitre, et le pauvre homme a l'air d'avoir fait une belle connerie en laissant son schéma entre les mains de n'importe qui ! mais en meme temps, le pauvre, arrêté sans même savoir pourquoi (si ça se trouve ça avait rien a voir avec son double talent et ses séquestreurs savaient pas ??)
Ce chapitre là : Mon Dieu ça m'était complètement sorti de la tête que Hugo avait sans doute des parents qui s'inquiètent de sa disparition ! tout obnubilée que j'étais par Philidor xDD
Du coup ça craint un peu qu'il les laisse s'inquiéter comme ça, il pourrait pas leur faire parvenir un message ? Ou au moins y penser plus, culpabiliser un peu, s'inquiéter de leur inquiétude... peut-être qu'il fait ça dans la nouvelle version ?
Quand Milli dit que quelqu'un d'autre a disparu, je pensais qu'il s'agissait de Philidor et donc ça rassurerait un peu les parents qu'il est probableent parti avec un petit jeune aussi mignon... mais non, c'est le prisonnier double talent du chapitre précédent, et maintenant si les parents savent que Hugo a deux talents, et si les doubles-talents disparaissent ici et là, ils ont de quoi s'inquiéter encore plus olala T.T
Celà dit, il me semble que Philidor rassemblait les doubles talents justement... c'est quand meme pas lui qui kidnappe tout le monde ! après tout, on voit les choses comme on veut mais objectivement il a bien kidnappé Hugo !
Tout ça pour dire... j'attend la suite ! je suis trop contente que ça reprenne \o/ \o/ ces deux chapitres soulèvent tout un tas de questions et de suspense, j'en veux encore !!
Concernant les parents de Hugo, et le fait qu'ils s'inquiètent, non Hugo ne pense pas plus à eux dans la nouvelle version! Il est trop occupé à se dépatouiller entre "je suis Philidor, j'ai trop envie d'en savoir plus" et le "mais qu'est ce que je fous là!". Par contre, oui, ses parents savent qu'il a deux talents, donc s'inquiètent d'autant plus!
Niveau questionnement, les prochains chapitres vont aussi apporter leur lot, on découvre de nouveau personnage qu'on a fait que mentionner jusque là. Donc... à suivre!