Sur le pas de la porte de la maison aux étoiles, Hugo frappa du poing pour ce qui lui sembla être la centième fois. Il s’étonnait que le heurtoir, qui ne tenait plus que par une vis, ne se soit pas décroché. Rabaissant la main, il scruta les environs, incapable de voir Fostine. Elle s’était aventurée sur la coursive sur pilotis encerclant la maison à la recherche d’une entrée sur l’arrière. Il imaginait mal le temps où des domestiques servaient qui que ce soit dans cette masure, mais elle n’avait pas tort : si quelqu’un vivait ici, sans doute préférait-il rester discret.
Il ne se sentait pas à son aise, perdu dans la brume sombre de cette rue abandonnée au cœur de cette ville étrangère. Un frisson lui hérissa la nuque. « Autant en finir », se dit-il, et il frappa avec hargne à nouveau sur la porte, longuement, y mettant ses derniers espoirs, et se promettant en lui-même que c’était là son ultime tentative avant un retour au sec à la brasserie du Chat Pendu.
Le heurtoir se décrocha et choqua le sol au moment où un bras agrippa fermement son cou. Une voix masculine gronda à son oreille :
– Frappe encore une fois, pour voir.
Son cœur manqua un battement, puis se mit à cogner fort sa poitrine, si fort qu’il résonna jusqu’à ses tympans. Devait-il mentionner Fostine ? Ou pas ? Même, le pouvait-il ? Le bras menaçait de l’étouffer ! Il ne savait pas si l’homme le prolongeant s’appelait Léonce ! Quand bien même, jamais Fostine n’avait laissé entendre qu’il fut de ceux accueillant ses visiteurs à la manière forte ! Il essayait vainement de se retourner, mais c’était peine perdue.
– Léonce ?
Fostine ! Il soupira intérieurement de soulagement. Elle s’approcha, se rendant visible, dénouant au plus vite le foulard ramené sur sa nuque. Ses boucles rousses reprirent leurs droits autour de son visage tandis qu’elle secouait la tête. L’homme derrière lui hésitait, sa prise se ramollit un peu, lui permettant de respirer à nouveau normalement :
– Fenouil ?
– M’appelle pas comme ça, je t’ai déjà dit, c’est fini ça !
Hugo brûlait de la prier ne pas l’énerver davantage, mais il ne put qu’articuler un hoquet étouffé. Le présumé Léonce poursuivit :
– Qu’est-ce que tu fais par là ? Tu as suivi les trois étoiles ?
– Oui, on a là quelque chose qu’on voudrait te montrer.
– On ?
Hugo grogna à nouveau. Il avait la désagréable — et probablement justifiée — sensation d’avoir été oublié. Léonce le relâcha totalement en omettant toute forme d’excuse, et Hugo s’écarta de deux pas vifs, massant sa gorge douloureuse. Il jeta un regard noir à Fostine. Il goûtait peu son choix d’amis. Désignant du menton la porte derrière eux, Léonce leur dit :
– Vous n’avez aucune chance par là, venez.
Et il sauta à bas de la coursive. Hugo nota que Fostine ne le lâchait pas des yeux, et qu’elle le suivit sans lui accorder une parole d’excuse, ou même un regard. Si ce Léonce ne lui plaisait pas, et pas seulement parce qu’il avait manqué de l’étrangler, Fostine semblait fascinée. Il voulut émettre une protestation, demander des explications, ou au moins qu’on les présente, mais le temps qu’il formule une réclamation il se retrouva seul. Résigné, il les suivit à bas de la coursive, et se faufila après eux entre les pilotis, sous la maison, en direction d’une tache de lumière pâle semblant venir du plancher lui-même.
Hugo se hissa au travers d’une trappe, et se redressa le dernier dans une pièce peu éclairée. Le dénommé Léonce lui tournait le dos, tout occupé à libérer un sofa d’effets divers empilés plus haut que le dossier : une vareuse, un sac usé à la corde, un nécessaire à fumer, une assiette tachée de reliefs de repas séchés. La rapidité avec laquelle tout fut débarrassé en quelques minutes laissait à penser que les visites surprises étaient plus fréquentes qu’on ne pouvait le supposer. Hugo s’assit avec raideur sur le siège ainsi libéré, tandis que Fostine ne tenait pas en place : son regard papillonnait sur chaque recoin de la pièce, épiant le maître des lieux, et ses jambes tricotaient une petite danse sautillante.
Hugo était bien à rester muet. Il n’avait pas encore pu observer leur hôte, et leur première entrevue ne l’invitait pas vraiment à la confiance. Lorsqu’enfin celui-ci s’installa sur un tabouret branlant, il eut un léger mouvement de recul. Ce visage carré couvert de taches de son lui rappelait trop bien quelqu’un. Quelqu’un qui leur avait sauvé la mise, à Philidor et lui, quelques nuits auparavant.
Les premières paroles de Léonce à son égard lui confirmèrent que lui aussi l’avait reconnu :
– Hé, mais c’est toi l’un des deux p’tits écornifleurs que j’ai attrapés l’autre soir à la descente de la Batifoleuse ?
Fostine cessa de trotter, et tourna vivement la tête vers lui, yeux étrécis et bouche pincée. Aucune question ne sortit de ses lèvres, mais son regard en disait long. Hugo ne put s’empêcher de se justifier :
– Oui, euh on a un peu profité du passage d’une péniche pour rejoindre Lämird. C’était le plus simple, le plus rapide et, euh, le moins cher. Pour Philidor, s’entend.
Un coup d’œil à Léonce lui confirma qu’il ne lui en voulait pas vraiment. Le fait que ce soit ce même homme qui lui ait sauvé la mise une première fois qui se tenait devant lui le rasséréna un peu, étrangement. Reprenant un peu d’assurance, il compléta, pour Fostine :
– On avait prévu de descendre une fois la péniche vidée, mais on est resté bloqué par Léonce. Le gardien nous est tombé dessus, lui aussi, et j’ai bien cru qu’il allait appeler les gardes-chasses.
Hugo observa attentivement son hôte. À la lumière claire de la lampe à gaz, sa haute stature et son visage massif se dissolvaient devant ses yeux chaleureux, presque amicaux. Il ne se souvenait pas d’avoir perçu cette lueur rieuse l’autre soir. Il est vrai que la situation ne s’y prêtait guère. Ici, détendu, les coudes sur les genoux et le menton dans les mains, même sa voix lui parut moins tranchante. Léonce compléta :
– Vous m’avez fait de la peine, les marmots, le gardien promettait de ne pas être tendre. Mais il m’en devait une, alors il les a laissé filer. C’est toi qui m’en dois une maintenant !
Comme Hugo baissait la tête, ne sachant trop comment il allait pouvoir payer cette dette, Léonce poursuivit :
– Et puis, pour tout dire, à ton âge je faisais comme toi, mais à bord des dirigeables. Un peu plus risqué, mais on ne m’a jamais découvert. Alors, bon, je ne peux pas trop te faire la leçon !
Hugo releva la tête dans un sourire, et se tourna furtivement vers Fostine, qui semblait s’impatienter.
Léonce se redressa un peu, et lui aussi se la regarda :
– Donc, Fenouil…
– Fostine, reprit-elle avec un regard noir.
Fenouil ? Ce n’était pas la première fois qu’on l’appelait ainsi. Il rangea cette information dans un petit coin de sa tête tandis que Léonce se reprenait :
– Fostine, pardon, je n’y arriverai pas. Fostine, qu’est-ce qui t’amène ? Vraiment, gamine, je ne pensais pas que tu avais pris mon invitation au sérieux. Vous n’avez rien à traficoter ici les mioches. C’est parce que tu ne me lâchais pas la grappe que je t’ai dit pour les trois étoiles, mais je ne comprends pas ce qui peut vous amener à traîner vos guêtres jusqu’aux tréfonds de Montcaï.
Sans mot dire, Fostine tendit une main ouverte à Hugo. Comme rien ne venait, elle émit un petit bruit d’impatience. Son regard était sans équivoque.
Hugo hésitait. Il commençait à peine à faire confiance à Fostine, et l’accueil que lui avait réservé Léonce élançait encore sa gorge. Sa camarade de fortune murmura, d’un ton pressé :
– Tes réponses, elles sont là, en face de nous. Tu les veux ou pas ?
Elle avait raison. Philidor avait dessiné Léonce dans ce cahier. Un jour ou l’autre, ils l’auraient rencontré. Il farfouilla au fond de sa sacoche et en extraya le carnet. Ignorant la main toujours tendue de Fostine, il l’ouvrit lui-même, et trouva sans peine la double page sur laquelle un portrait de trois quarts de Léonce les observait.
Ce dernier resta de longues secondes à détailler son double au crayon. Puis, il remonta les pages une à une vers le début, et sans lever les yeux des feuillets, leur demanda :
– C’est quoi, ça ?
Et Hugo recommença son histoire.
xxx
Une fois libérés de la péniche grâce au docker, Philidor et Hugo s’étaient aventurés dans les rues de Lämird. Ils ne mirent pas longtemps avant de comprendre qu’ils devaient trouver un lieu au sec sous peine de se dissoudre tout à fait quelque part entre la brume et les flaques. Trempés jusqu’aux os, affamés et désorientés dans cette ville étrangère, ils entrèrent dans le premier hôtel qu’ils croisèrent. Heureusement pour eux, le vieillard noueux s’étant présenté comme maître d’hôtel ne posa pas de question face aux deux jeunes garçons trempés, mais au porte-monnaie suffisamment garni pour payer d’avance. Ce soir-là, ils s’affalèrent en travers de leur lit, et ni les noctambules éméchés passant sous leur fenêtre ni les dockers matinaux s’apostrophant un peu trop fort ne les tirèrent de leur sommeil.
Tôt le lendemain, dans la chambre d’hôtel, il vit pour la première fois Philidor utiliser son artefact. Il ne savait même pas qu’il en cachait un dans son sac, et pourtant, dès qu’il le sortit, il se sentit stupide d’avoir pensé qu’il n’en avait pas. Les artefacts étaient chers et précieux parce qu’ils étaient rares, et rares, car leur fabrication nécessitait un savoir-faire difficile à apprendre. C’est pourquoi ils étaient souvent réservés aux otiques et aux voyants, plus fortunés. Une fois, il avait eu l’occasion d’essayer un gant de tactile appartenant à un ami de son père, Jasper, lui même l’un des rares artisans à savoir les fabriquer. Si ses perceptions propres n’avaient pas été modifiées, ses sens s’étaient troublés lorsqu’il s’était connecté à l’artefact que son oncle lui-même avait été enfilé. Alors que sa main reposait sur la table de la cuisine familiale, dont il connaissait par cœur les éraflures et le rugueux de la surface usée, ses sens percevaient tour à tour une étoffe, un verre, une fourchette, en fonction de ce dont son oncle se saisissait.
Il ne comprenait pas bien l’intérêt d’un tel dispositif, et comme le lui avait confirmé Jasper, les commandes d’artefacts pour les tactiles étaient rares. Beaucoup plus que ceux pour les otiques, les voyants, ou même les flaireurs.
C’est pourquoi lorsque Philidor plaça la lentille obscure sur son œil, passa derrière l’oreille une fine boucle de métal indéformable, et tapota les boutons disposés sur sa tempe, il ne dit mot, et observa. L’œil laissé nu de Philidor se troubla un peu, sa pupille se rétrécit, semblant fixer un point loin derrière le mur en face de lui. Il resta de longues minutes ainsi, l’expression changeante de son visage trahissant seule son état d’éveil : à plusieurs reprises, ses traits se crispèrent, et ses lèvres formèrent une fois une amorce de juron. Sa main s’éleva vers les boutons, ralentit à mi-chemin, puis redescendit machinalement pour se reposer sur ses genoux. Il resta encore de longues minutes immobile, concentré, avant de l’éteindre définitivement.
Lorsqu’il le retira, il se frotta longuement les deux yeux. Hugo mourrait d’envie de lui poser mille questions — Philidor l’avait un peu pris de court en enfilant son artefact sans prévenir —, mais il se retint. Comme escompté, il ne fallut pas longtemps au fils du Régent pour commencer à parler :
– Ma sœur n’a toujours pas cédé, mais je ne sais pas combien de temps elle tiendra. Mon père avait sa tête de Régent, il le la prend jamais avec elle, cela l’a déstabilisé, je crois. Et puis surtout, à côté de lui il y avait Ceber.
– Ceber ?
Un sourire désabusé ourla ses lèvres, et il jeta à Hugo un regard par en dessous.
– Oui, Ceber. C’est un grand-chasseur, un flaireur donc, une espèce de géant aux cheveux blond-blanc. Mon père l’appelle souvent pour régler ses affaires pas très nettes. Et son affaire pas très nette du moment, c’est moi.
Hugo ne dit rien. Il commençait à comprendre à quel point la quête de Philidor dépassait largement ses questionnements personnels, et jusqu’où pouvaient s’étendre les implications de leurs actes. Un bref instant, il regretta de s’être laissé entraîner sans résistance, là-bas, à l’atelier, avant de se reprendre. Non, il n’avait plus aucune envie de faire marche arrière : Philidor l’avait contaminé, et le désir de retrouver la jeune fille brûlait en lui aussi fort qu’en Philidor.
Celui-ci le tira de ses pensées :
– Notre principal obstacle, ce sont les tours-sentinelles. Je suis à peu près certain que mon père leur a diffusé via leurs artefacts mon portrait. Si l’une d’entre elles m’aperçoit, tu peux être sûre qu’un dirigeable vert rappliquera à pleine vitesse. On a eu de la chance hier soir, avec la brume ça devait être difficile d’y voir quoi que ce soit, même avec le meilleur talent du monde. Mais ce matin…
D’un même mouvement, ils tournèrent la tête vers la petite fenêtre de leur chambre. Elle donnait sur la rue, et dévoilait une partie de la façade opposée. La brume paraissait moins dense, la lueur du jour suffirait amplement pour la vision exercée des sentinelles.
Hugo lui demanda :
– Tu proposes quoi ?
– Tu les as vus mes dessins ? Tu les as bien regardés, l’autre jour, chez Samson ?
– Oui, enfin, tu me les as bien montrés, oui !
– Très bien, ça veut dire que je peux pour l’instant garder mon cahier. Plus ça va, plus les visages affluent, je veux les dessiner tant que c’est encore frais là dedans, poursuivit-il en désignant sa tête.
Son regard perçant se fit sérieux, plus qu’il ne l’avait été depuis leur rencontre quelques jours auparavant.
– Hugo, cette fille, cette rousse, c’est toi qui vas la chercher pour nous.
C'est marrant je me disais que plus ça va, plus j'ai l'impression qu'en fait c'est Hugo le héros de toute l'histoire, et pas du tout Fostine, contrairement à ce que je pensais initialement... En tout cas j'ai adoré sa rencontre mouvementée avec Léonce, c'était très drôle !
Hugo a bien rempli sa mission! Bravo a lui ! Je me demande ce que Philidor glandait pendant ce temps! La grasse mat? J'ai ete trop contente de le revoir le philou, il me donne le sourire !
J'ai lu le chap suivant, je fonce le commenter