Le retour au commissariat fut un choc.
Dès qu’Étienne franchit le seuil, une chape invisible s’abattit sur lui. Il s’arrêta un instant, inspira profondément, mais cela ne changea rien. La pression était là, collée à sa peau, imprégnée jusque dans sa cage thoracique.
Au loin, un téléphone sonnait. Un son lointain, étouffé, quelqu’un avait oublié de décrocher. Il tourna la tête. Les bureaux étaient vides. Mais la sonnerie continuait.
Les néons grésillaient faiblement, projetant une lumière blême sur les murs. D’habitude, il n’y prêtait plus attention. Mais en cette fin d’après-midi, chaque flash semblait étrangement distordu, une faille prête à s’élargir. Les ombres s’étiraient avec la lumière déclinante, mouvantes, presque vivantes.
Son bureau était toujours le même. Papier en désordre, dossiers éparpillés, tasse de café à moitié vide. Une routine figée dans le temps. Pourtant, une vibration ténue résonnait en lui. L’espace autour de lui paraissait plus étroit.
Il se passa une main moite sur le visage, chassant la sueur à sa tempe. Son cœur battait trop vite, cognant dans sa poitrine. Un grondement sourd vibrait dans son crâne.
Il tenta de rationaliser. Stress, fatigue. Mais au fond de lui, il savait : quelque chose clochait.
Il serra les poings. Son corps entier était sous tension, chaque muscle prêt à réagir à une menace invisible.
Un bruit sec résonna derrière lui. Il sursauta violemment.
Une chaise venait de bouger de quelques centimètres sur le carrelage, raclant le sol dans un crissement désagréable.
Personne ne l’avait touchée.
Personne n’était là.
Ses tripes se contractèrent.
L’air était trop calme.
Ses doigts frôlèrent un document… qu’il ne reconnut pas. Sa propre écriture y figurait pourtant. Une note griffonnée. Mais il n’avait aucun souvenir de l’avoir écrite.
Il leva les yeux et croisa le regard de David, assis à son bureau, non loin du sien. Les traits tirés, des cernes profondes sous ses yeux d’un gris terne. La fatigue était évidente. Il y avait autre chose. Quelque chose d’insondable.
Un reflet indéfinissable dans son regard.
Un instant d’hésitation, imperceptible.
De l’inquiétude ?
Ou autre chose…
David ouvrit la bouche… puis ne parla pas immédiatement.
Il inspira. Lentement. Mais il n’avait pas l’air de respirer.
Pas de gonflement de sa poitrine. Pas de mouvement perceptible.
Le bruit de son souffle n’était qu’un enregistrement.
Un silence. Une attente. Il devait chercher ses mots.
Mais il savait déjà ce qu’il allait dire, non ?
Ses doigts tapotèrent contre sa cuisse, un tic nerveux qu’Étienne ne lui connaissait pas. Une fraction de seconde plus tard, il croisa son regard et stoppa immédiatement ce geste.
Un battement de cœur.
Assez pour qu’Étienne sente une alarme exploser dans son esprit.
Ce silence.
Cette pause.
Un détail infime, presque insignifiant, mais qui réveilla en lui une méfiance viscérale.
Il effleura son propre visage d’une main fébrile, comme pour s’assurer qu’il était toujours là.
Mais cette sensation… Ce vertige…
Quelque chose n’allait pas.
Quelque chose allait basculer.
— Étienne, tu dérailles.
La voix de David, calme, posée, s’éleva entre eux comme une barrière invisible.
Mais elle sonnait faux.
Pas d’accusation. Pas de colère.
Juste une tentative maîtrisée. Un effort pour le ramener à la raison.
Et pourtant…
Il y avait autre chose dans cette voix.
Un doute.
Une retenue.
Une prudence.
Son regard restait ancré dans le sien, immobile, mais agité d’une tension contenue.
David avait peur.
Pas seulement pour Étienne.
Mais de lui.
— Dis-moi que tu te rends compte à quel point c’est insensé, reprit David, sa voix plus tranchante cette fois. Dis-moi que tu vois bien que tout ça… ça n’a jamais existé.
Les mots explosèrent dans l’esprit d’Étienne comme un coup de tonnerre.
Ça n’a jamais existé.
Il eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
Un vertige le prit, sournois, insidieux, s’insinuant dans ses os comme une maladie qu’il n’arrivait pas à identifier.
Ses oreilles bourdonnaient sous la pression.
Chaque battement de son cœur résonnait contre sa cage thoracique, cognant en rafales irrégulières, désordonnées.
Il était en train de se briser.
Le commissariat entier tanguait autour de lui, les murs s’éloignaient, se rapprochaient, distordus, trop grands, trop étroits, l’espace lui-même hésitait à rester cohérent.
Les néons au plafond grésillaient.
Trop vifs. Trop violents.
Leurs faisceaux perçaient son crâne comme des lames brûlantes, tranchant ses pensées en morceaux incohérents.
Des flashs.
Une rue déserte.
Des corps mutilés.
Des visages sans nom.
Il vacilla, serra les poings.
Un combat invisible se livrait en lui, une lutte absurde contre une force qui voulait l’engloutir, l’arracher à tout ce qu’il croyait être vrai.
— Je me souviens, souffla-t-il d’une voix tremblante, mais déterminée.
Ses propres mots lui semblèrent irréels.
Comme s’il parlait dans le vide.
Comme si sa voix ne lui appartenait plus.
David recula imperceptiblement.
Une fraction de seconde.
Une tension s’insinua dans les traits de son collègue. Son regard changea.
Furtivement. Subtilement.
Mais il changea.
Un éclat d’incompréhension.
Un doute.
Ou pire encore… une peur qu’il tentait de dissimuler.
— Tu es le seul à t’en souvenir, Étienne.
La phrase tomba.
Comme un couperet.
Comme un verdict.
Un frisson le parcourut, glacé, terrible.
— Le dossier n’existe pas.
Il ouvrit la bouche, incapable de formuler la moindre réponse.
— Le commissaire dit que tu hallucines.
Non.
C’était impossible.
Ses souvenirs… Il les voyait encore. Clairs. Nets. Réels.
Tout était réel.
Ça devait être réel.
Il refusait d’accepter le contraire.
— Renard dit que…
— Ne prononce pas son nom !
Le hurlement lui échappa.
Brutal. Instinctif.
Un rugissement animal, viscéral.
Une bête acculée qui refusait de mourir.
La pièce entière sembla frémir sous l’écho de sa voix.
Un silence tomba, compact, opaque, irréel.
Étienne sentit une douleur sourde exploser dans son crâne.
Une pulsation implacable.
Un battement profond, fort, intense.
Une vague de chaleur, oppressante, irrespirable.
Une fièvre qui lui brûlait les tempes.
Une pression invisible l’écrasa, lui broya le crâne tel un étau trop serré.
Tout s’embrouillait.
Les contours de la pièce ondulaient.
Comme un mirage dans la chaleur.
Comme une illusion déformante.
Le visage de son collègue…
Il s’effaçait.
Devenait flou.
Trop lisse.
Trop artificiel.
Une anomalie dans un décor qui n’aurait jamais dû exister.
L’air vibra autour de lui.
Un bourdonnement lointain, impossible à localiser, s’insinua dans chaque recoin du commissariat
Une fréquence basse.
Étrange.
Un son que personne d’autre n’entendait.
La gravité elle-même sembla vaciller.
Son corps bascula légèrement en avant, sans qu’il ne comprenne pourquoi.
Une faille dans le réel.
David…
David recula encore.
Son regard…
Son regard n’avait plus rien d’amical.
Il ne voyait plus en lui un collègue.
Il voyait un homme au bord de la folie.
Ou pire encore…
Quelqu’un qui venait de découvrir quelque chose qu’il n’aurait jamais dû voir.
David s’approcha lentement, précautionneusement. Comme s’il avançait vers un homme au bord d’un précipice.
Étienne sentait la chaleur de son regard sur lui, pesante, intrusive. Chaque pas que son collègue faisait résonnait dans l’espace entre eux, trop net, trop précis, le silence autour s’était vidé de toute substance.
David tendit une main, posa doucement ses doigts sur son épaule, un contact léger, mais étrangement ancré dans la réalité.
— Étienne, il faut que tu…
Un flash.
Une onde déchira son crâne. Une douleur fulgurante. Écrasante. Une explosion silencieuse à l’intérieur de lui.
Il hurla. Mais aucun son ne sortit.
Le temps se dilata.
David n’avait pas bougé.
Ou alors… il avait déjà parlé ?
Sa voix flottait encore dans l’air, trop lente, un disque rayé.
L’instant se fragmenta.
Une fraction de seconde s’étira en une éternité oppressante.
Puis un néon explosa.
Et le monde bascula.
Le commissariat se tordit autour de lui.
Les murs se déplaçaient.
Un pas en avant… et il n’était plus au même endroit.
Son corps se rétracta en lui-même, comme aspiré vers l’intérieur.
Et au même instant, il vit. Juste derrière David. Une présence qui ne devrait pas être là.
Une silhouette, floue, figée entre deux battements de néon. Pas une ombre. Pas un reflet. Autre chose. Une entité qui le regardait.
Puis… plus rien.
Le néant.
Le silence absolu, épais, étouffant.
Un souffle.
Lent.
Lointain.
Où était-il ?
Depuis combien de temps ?
La lumière du néon éventra l’obscurité, projetant des ombres nettes sur les murs. Une lueur blanche, artificielle, qui agressait ses rétines comme une brûlure.
Il sentit son propre corps avant d’ouvrir les yeux.
Un poids sur sa poitrine. Un fourmillement dans ses doigts. Une impression d’être suspendu entre deux états, coincé entre le réel et quelque chose d’autre.
Le battement résonnait dans son crâne. Un écho. Implacable. Lointain, mais omniprésent.
Un battement qui n’était peut-être pas le sien.
Il cligna des paupières.
Une fois.
Deux fois.
Le monde se précisa lentement autour de lui.
Un bureau.
Pas le sien.
Puis il vit.
Une tasse de café fumante sur la table.
Quelqu’un était encore là… il y a une minute.
Le bois du meuble était usé, marqué par le temps et par les pressions successives de mains anonymes. Les murs, eux, étaient lisses. Stériles. Comme si aucun souvenir n’avait jamais eu le droit de s’y accrocher.
Une odeur persistait dans l’air.
Un mélange de papier vieilli, d’encre séchée… et quelque chose d’autre.
Qu’il n’arrivait pas à nommer.
Quelque chose de chimique.
Son souffle s’accéléra légèrement.
Il ne savait pas comment il était arrivé ici.
Ni combien de temps il était resté assis à cette place.
Il baissa les yeux.
Ses doigts tremblèrent légèrement lorsqu’ils effleurèrent le bois froid de la table.
Des papiers.
Éparpillés devant lui.
Des dossiers qu’il ne reconnaissait pas.
Son cœur rata un battement.
Et au milieu d’eux…
Un feuillet froissé.
Sa propre écriture.
Il sentit son estomac se nouer.
L’encre était noire, légèrement baveuse, elle n’avait pas eu le temps de sécher correctement.
Des mots griffonnés en bas de la page.
“Ne lui fais pas confiance.”
Et une adresse.
C’était celle du troisième meurtre.
Mais il ne se souvenait pas l’avoir écrite.
Il ne se souvenait même pas avoir eu un stylo en main.
Comment était-ce possible ?
Ses phalanges se crispèrent sur le papier.
Il l’avait écrit.
Il le savait.
Même s’il ignorait quand.
Même s’il ignorait pourquoi.
Sa respiration se fit plus courte, plus erratique.
Il sentit une vague remonter en lui.
Un sentiment ancien. Primal.
Un instinct qu’il avait enterré depuis longtemps.
L’instinct.
Ce papier… cette adresse…
C’était une direction.
Un message qu’il s’était laissé à lui-même.
Une réponse.
Ou un piège.
Le néon projeta une ombre mouvante sur le mur.
Étienne ferma les yeux.
Une fraction de seconde, il eut l’impression que le sol basculait sous lui.
Que son propre corps n’était plus entièrement là.
Une sensation de chute sans mouvement.
Son cœur cogna plus fort contre sa cage thoracique.
Une main invisible pressa sur sa nuque, glaciale, intrusive.
Un murmure lointain, presque inaudible.
Peut-être une illusion.
Peut-être un souvenir.
Il inspira profondément.
Lentement, il se leva.
Ses jambes étaient plus lourdes qu’elles n’auraient dû l’être. Son dos protesta, raideur familière mêlée à une tension plus profonde, plus ancienne. Il resta un instant debout, vacillant légèrement, avant de retrouver son équilibre.
Le papier était toujours là, froissé, trempé de sueur, serré dans sa main.
Il ne savait pas où il allait.
Pas vraiment.
Mais il devait comprendre.
Et surtout…
Il devait savoir s’il était toujours en train de rêver.
Ou si le cauchemar avait franchi la barrière du sommeil.
Il fit quelques pas dans le bureau vide. Derrière lui, les néons grésillaient encore, seul témoin de son hésitation. Le silence lui collait à la peau.
Il s’arrêta près du mur, là où son manteau était accroché. Le tissu lui sembla plus lourd qu’à l’habitude, il avait absorbé la fatigue des jours précédents. Il l’enfila sans y penser, machinalement, les gestes ralentis.
Puis… il scruta l’adresse griffonnée dans sa main.
Les lettres semblaient trembler à la lumière blafarde, comme si elles cherchaient à s’effacer d’elles-mêmes.
Ses doigts se crispèrent autour du papier.
Une voix en lui criait de faire demi-tour. Une voix familière, rationnelle, qui lui rappelait qu’il y avait peut-être encore moyen de revenir en arrière, de ne pas franchir la ligne.
Mais ses pas le portèrent malgré lui vers la sortie.
Il traversa le couloir vide, passa devant la salle d’interrogatoire éteinte, longea les bureaux désert. Tout était mis en veille. Même le temps semblait hésiter à suivre.
Il s’arrêta, l’espace d’une seconde, juste devant la porte du commissariat.
Son regard glissa un instant sur la vitre, où son reflet, pâle, paraissait flotter dans l’obscurité du couloir derrière lui. Ses traits semblaient tirés d’un autre visage. Il n’était plus tout à fait sûr d’être lui-même.
Ses doigts effleurèrent la poignée froide.
Pas encore.
Juste une seconde de plus.
Dehors, la ville semblait suspendue, calme artificiel avant l’orage. Un calme trompeur, trop propre, trop lisse.
Puis il poussa la porte.
Un coup de vent glacé balaya la rue. L’air nocturne s’engouffra dans ses poumons, aussi tranchant qu’un rasoir. Il inspira malgré lui, comme on se jette à l’eau.
Le bruit lointain d’une sirène, des phares qui glissent sur les murs, un volet qui claque au loin. Tout semblait trop net. Trop présent.
Ne pas savoir.
C’était ça, le pire. Ce vide entre les faits, ce battement qui échappe à la logique.
Il devait le constater de ses propres yeux.
Il devait savoir ce qui l’attendait là-bas.
Étienne avança jusqu’à la voiture, s’installa derrière le volant. Resta un moment sans bouger. Le silence pesait.
Puis il mit le contact.
Il démarra quand même.