L’angoisse collait à la peau d’Étienne comme une seconde ombre, étouffante et oppressante, toujours là, tapie dans un coin de son esprit. Depuis qu’il avait poursuivi un suspect à travers des ruelles désertes avant de se retrouver brusquement ailleurs, sans aucun souvenir du moment où tout avait basculé, une seule idée le hantait : il perdait pied avec la réalité.
Ce n’était pas un simple trou de mémoire. Pas une simple absence.
Quelque chose lui échappait.
Quelque chose l’effaçait.
Il tenta une fois encore de reconstituer les événements. Une image floue lui revint… puis s’éclipsa aussitôt, effacée d’un geste invisible, insaisissable. Sa langue racla son palais asséché, un goût métallique en fond de gorge. Il ne savait plus s’il devait blâmer la fatigue, le stress ou quelque chose de plus insidieux.
Et s’il y avait une personne capable de lui apporter des réponses, une seule, c’était bien le Dr Victor Renard.
Son esprit était un puzzle éclaté, un amas de pièces qui refusaient de s’emboîter.
Et Renard détenait peut-être la clé.
Étienne se tenait devant la porte de son cabinet. Les contours rugueux de la façade, marqués par l’usure et le passage des ans, lui donnaient l’impression d’un lieu oublié, préservé d’une époque révolue.
La plaque gravée indiquait simplement Dr Victor Renard – Consultation privée, comme si le psychiatre tenait à préserver une certaine distance entre lui et ses patients.
Il hésita une seconde. Une fraction de trop.
Sa main se referma sur le bois froid.
Son cœur battait un peu trop vite, un peu trop fort. Une pulsation sourde martelait ses tempes. Il ne savait pas pourquoi il était nerveux.
Il inspira profondément et frappa.
Un bruit feutré, un mouvement derrière la porte. Une poignée qui tourne.
Puis, la voix grave et posée de Renard résonna, tranchant l’air comme une lame parfaitement affûtée :
— Entrez, Inspecteur. Je vous attendais.
Il n’avait pas pris de rendez-vous.
Et pourtant, Renard savait qu’il viendrait.
La voix du docteur était posée, neutre, teintée d’une étrange douceur calculée.
Étienne entra, franchissant le seuil avec réticence, un poids invisible s’accrochait à ses épaules. La porte se referma doucement derrière lui, dans un léger claquement qui résonna plus fort qu’il n’aurait dû.
L’air était différent ici.
Trop épais. Trop lourd.
La chaleur de la pièce était presque oppressante, en complet décalage avec le froid mordant de l’extérieur. Étienne sentit immédiatement cette sensation étrange, ce contraste artificiel qui donnait à l’endroit un parfum d’irréalité.
La lumière du jour filtrait à travers les stores, projetant des bandes pâles sur les murs. Au lieu d’adoucir l’atmosphère, elle semblait accentuer une tension latente, sculptant des ombres nettes et changeantes sur le sol. Celles-ci s’allongeaient et se déformaient au gré des mouvements imperceptibles de l’air, donnant à la pièce une étrange impression de vie.
Son regard balaya l’espace autour de lui.
Les bibliothèques massives, hautes jusqu’au plafond, regorgeaient de livres parfaitement alignés, d’une rigueur presque militaire. Pas un seul volume ne semblait déplacé, pas une couverture ne dépassait. Une perfection clinique, obsessionnelle.
Un léger parfum de bois ciré flottait dans l’air, enveloppant la pièce d’une odeur rassurante, domestique. Mais derrière cette façade ordonnée, une autre senteur, plus insidieuse, s’infiltrait lentement dans ses narines.
Du tabac froid.
Étienne plissa les yeux.
Pourquoi cette odeur persistante ?
Un détail. Infime.
Mais dans ce contexte, il prenait une ampleur démesurée.
Il sentit ses muscles se tendre imperceptiblement. Un sentiment familier. Celui d’être sur une scène de crime avant même qu’un meurtre ne soit commis.
Lentement, il avança, mesurant chacun de ses pas, absorbant chaque centimètre de la pièce.
Les fauteuils de cuir brun, patinés par le temps mais entretenus avec un soin méticuleux.
L’horloge ancienne au tic-tac feutré, régulier, presque hypnotique.
Le bureau massif, en acajou, couvert de dossiers soigneusement empilés. Trop soigneusement.
Étienne sentait le regard de Renard peser sur lui. Il leva lentement la tête.
Le psychiatre était déjà là, immobile, l’observant d’un œil affûté, comme un médecin scrutant un patient dont il connaissait déjà le diagnostic.
Un homme sûr de lui. Un homme qui contrôle.
Un prédateur qui attend son heure.
Étienne sentit une sueur froide lui glisser entre les omoplates.
Il ne savait pas encore ce qu’il était venu chercher ici.
Mais Renard, lui, semblait déjà connaître la réponse.
— Vous avez l’air fatigué, inspecteur.
Une phrase anodine. Presque bienveillante.
Mais dans ce décor saturé d’ombres mouvantes et de non-dits, elle tomba tel un couperet. Une porte invisible qui se refermait lentement, inexorablement, derrière lui.
Renard le scrutait toujours avec ce sourire énigmatique, une lueur d’amusement dans les yeux, il savourait à l’avance les réactions de son interlocuteur. Comme si chaque mot qu’il allait prononcer n’était qu’un écho d’une conversation qu’il avait déjà entendue, encore et encore.
— Vous avez des questions, supposa-t-il avec une douceur feinte, inclinant légèrement la tête.
Pas une vraie question.
Une affirmation.
Un jeu où il connaissait déjà toutes les réponses.
Le sang d’Étienne bouillonna dans ses veines. Il serra les poings. Il refusait d’être manipulé comme un pion sur l’échiquier d’un homme qui semblait en savoir plus que lui sur sa propre réalité.
— Des victimes. Des verres de whisky sans empreinte. Des fichiers qui disparaissent.
— Et maintenant…
Il marqua une pause, l’adrénaline brûlant sa gorge.
— Des trous noirs dans mon propre esprit.
Chaque mot claqua comme une balle dans le silence pesant du bureau.
— Je veux savoir ce qui se passe.
Renard ne répondit pas immédiatement.
Il se contenta de l’observer.
Longtemps.
Ce silence n’était pas anodin. C’était une évaluation. Un pesage invisible, une balance qu’il semblait seul capable d’interpréter.
Puis, lentement, un sourire étira ses lèvres. Un sourire trop lent, trop maîtrisé, qui n’atteignait jamais vraiment ses yeux.
— Ce n’est pas un jeu, grogna Étienne, le souffle court. Pas pour moi.
Silence.
Le tic-tac de l’horloge résonna, seul bruit dans l’oppression ambiante.
Renard ne bougeait pas. Il se contentait de fixer Étienne avec une patience infinie.
Enfin, après ce qui sembla une éternité, il murmura, presque avec regret :
— Vous ne vous souvenez pas encore, murmura-t-il.
Sa voix était basse, presque intime.
Mais ce n’était pas une promesse.
Pas une menace non plus.
C’était une fatalité.
Il voulait répondre. Protester.
Mais pendant une fraction de seconde…
Il douta.
Il n’aurait pas dû douter.
Il n’aurait pas dû laisser cette fissure s’ouvrir dans son esprit.
Il ne pouvait pas ne pas se souvenir de sa propre vie.
— De quoi vous parlez ?! explosa-t-il, sa voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
Le bureau vibra sous son poing crispé.
Son souffle était plus court, plus erratique.
Son cœur battait trop vite.
Ce jeu, cette mise en scène étouffante… Un loup tournant autour d’une proie qui n’avait pas encore compris qu’elle était déjà prise au piège.
Renard s’appuya contre son bureau avec une lenteur exaspérante, croisant les bras il étudiait sa réaction.
Un calme glacial.
Un contrôle total.
Il n’avait pas peur.
Parce qu’il savait.
Et ça, c’était pire que tout.
Son regard ne cilla pas. Pas une seule seconde.
— Ce n’est pas un jeu. Pas pour vous, en tout cas.
Les mots résonnèrent dans la pièce comme une sentence irrévocable.
Un frisson lent, glacé, glissa sur la peau d’Étienne.
Ce n’était pas seulement la manière dont Renard avait parlé. Ce n’était pas seulement cette assurance écrasante dans sa voix.
C’était autre chose.
Une impression dérangeante, persistante.
Comme si cet homme savait déjà tout.
Comme s’il avait déjà eu cette conversation avant.
Un étau invisible se referma sur la gorge d’Étienne. Il déglutit avec difficulté, tentant d’ignorer la vague de malaise qui remontait en lui.
Pourquoi parlait-il comme s’ils se connaissaient depuis toujours ?
Comme si Renard détenait des fragments de sa mémoire qu’il lui manquait ?
Comme si cette scène… ce bureau, cette confrontation…
N’était pas la première fois qu’elle avait lieu.
Un vertige le prit.
Il se força à rester ancré, à ignorer ce tremblement sourd dans sa poitrine.
Il ne pouvait pas… il refusait d’écouter cette part de son cerveau qui lui hurlait que quelque chose n’allait pas.
— Ces meurtres…
Sa voix était plus ferme qu’il ne l’aurait cru.
— Vous savez.
Il vit l’éclair fugace d’une satisfaction contenue passer dans les yeux de Renard.
Il venait de passer une étape.
C’était ce qu’il attendait.
— Les victimes faisaient toutes partie d’un groupe de soutien que vous dirigez.
— Pourquoi ?
Renard ne nia pas.
Il ne chercha même pas à détourner la conversation.
Il se contenta de le fixer.
Silencieux.
Impassible.
Il l’évaluait.
Jusqu’où Étienne était prêt à aller.
Jusqu’à quel point il accepterait de voir.
— Ce groupe…
Sa voix était posée. Trop posée.
Presque… détachée.
— Il était destiné à des personnes qui, disons… expérimentaient des fractures dans leur perception de la réalité.
Un silence s’abattit dans la pièce.
Un silence pesant.
Étouffant.
Il sentit son souffle s’accélérer, son corps se tendre malgré lui.
— De quoi vous parlez ?
Il aurait voulu que sa voix soit tranchante, implacable.
Mais elle trembla légèrement.
Et Renard le remarqua.
Il sourit.
Un sourire infime. À peine une ombre au coin des lèvres.
— D’anomalies.
Étienne serra les poings.
— De failles.
Son rythme cardiaque s’accéléra.
— De souvenirs qui changent.
Un courant glacé lui parcourut l’échine.
— D’événements qui se répètent sans raison apparente.
Le sol sembla vaciller sous ses pieds.
— De réalités qui se décalent imperceptiblement.
À cet instant, l’ombre de Renard sembla bouger légèrement sur le mur.
Étienne cligna des yeux. L’effet disparut aussitôt. Une illusion. Un simple jeu de lumière.
Il l’espérait.
L’air se vida de ses poumons.
Renard pencha légèrement la tête.
— Vous en avez déjà fait l’expérience, non ?
Un battement.
Un seul.
Mais il résonna dans sa poitrine comme une explosion.
Il recula légèrement, incapable de s’en empêcher.
Sa jambe heurta le bord du fauteuil.
Son corps ne répondait plus normalement.
Parce qu’il savait.
Pas en surface.
Pas de manière logique.
Mais une partie de lui… une part plus ancienne, plus instinctive… savait que Renard disait la vérité.
Que tout ce qu’il croyait réel…
Que tout ce qu’il pensait être un simple enchaînement d’événements logiques…
N’était peut-être qu’un décor.
Une boucle.
Un jeu dans lequel il n’était qu’un pion.
Et Renard…
Le seul qui connaissait les règles.
— Vous insinuez quoi ? Que je suis comme eux ? Que je suis… malade ?
Sa voix avait claqué comme un fouet, plus dure qu’il ne l’aurait voulu. Mais Étienne sentait qu’il était au bord d’un précipice.
Et Renard… Renard se tenait juste là, au bord du gouffre, l’attendant avec une patience infinie.
Un silence, pesant, maîtrisé.
Puis un sourire infime, presque imperceptible, effleura les lèvres du psychiatre.
— Malade ? Non.
Son ton était trop posé, trop sûr de lui.
— Mais vous avez déjà vu les premiers signes.
Il s’approcha légèrement, réduisant l’espace entre eux avec une aisance troublante.
— Vous sentez que quelque chose ne tourne pas rond.
Un battement.
— Que certains détails… ne collent plus avec votre mémoire.
Le cœur d’Étienne se contracta.
— Que votre monde, lentement, s’effrite à des endroits que vous ne pouvez pas encore voir.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine.
Il aurait voulu rétorquer, contredire cette idée absurde.
Mais il ne pouvait pas.
Parce que Renard venait de mettre des mots précis sur une peur informe qui le hantait depuis des jours.
Cette sensation fugace que tout semblait… décalé.
Des visages qu’il reconnaissait sans en être sûr.
Des lieux qui lui paraissaient familiers, mais légèrement différents.
Des souvenirs qui lui échappaient alors qu’ils auraient dû être gravés dans sa mémoire.
Une fissure invisible.
À peine perceptible… mais grandissante.
Les pupilles d’Étienne se contractèrent.
Il savait.
Renard savait.
Le psychiatre se redressa avec un calme implacable, chaque phrase qu’il prononçait n’était pas une hypothèse… mais une vérité qu’il assemblait pièce par pièce sous les yeux d’Étienne.
Puis il avança.
Un pas lent.
Mesuré.
Presque prédateur.
Étienne eut un mouvement de recul instinctif, imperceptible, mais suffisant pour que Renard l’interprète.
— Ce que vous vivez, inspecteur, souffla-t-il d’une voix presque douce, c’est le début d’une vérité que vous avez toujours refusé d’admettre.
— Arrêtez vos conneries !
La voix d’Étienne déchira l’air.
Il sentait son propre corps se tendre, chaque muscle en alerte, chaque nerf à vif.
— Ce sont juste des coïncidences.
Il s’efforçait de mettre de l’ordre dans le chaos.
— Des erreurs informatiques.
Sa propre voix lui semblait distante.
— Des dossiers mal archivés.
Il serra les dents.
— Rien de plus.
Son regard s’accrocha à celui de Renard.
— Rien de plus.
Il voulait y croire.
Il devait y croire.
Parce que si ce que Renard sous-entendait était vrai…
Si ce monde pouvait se fissurer…
Si ses souvenirs eux-mêmes pouvaient être altérés…
Alors tout ce qu’il pensait être sa vie…
N’était peut-être qu’un mensonge.
Renard l’observait toujours, avec cette étrange tranquillité, un homme qui savait déjà comment cette conversation allait se terminer.
Un sourire presque… triste flottait sur ses lèvres.
— Continuez de vous convaincre, si cela vous rassure.
Sa voix était plus douce cette fois.
Presque… compatissante.
— Mais posez-vous cette question, inspecteur…
Un silence.
Un silence lourd.
Un silence qui pesait comme une lame prête à tomber.
— Et si la vérité était plus grande que votre enquête ?
Les murs du bureau semblèrent se resserrer.
L’air devint plus dense, plus lourd.
Le tic-tac feutré de l’horloge résonna, un glas.
— Vous êtes impliqué dans ces meurtres, lâcha enfin Étienne, la mâchoire crispée, d’une façon ou d’une autre, vous êtes au centre de tout ça.
Il s’attendait à une protestation.
À un sourire moqueur.
À une réplique acerbe.
Mais Renard… soupira.
Un soupir lent.
Fatigué.
Presque… avec lassitude.
— Si seulement c’était aussi simple.
Un frisson remonta la nuque d’Étienne.
Ce n’était pas une négation.
Ce n’était pas un mensonge.
C’était… autre chose.
Quelque chose de pire.
Son crâne pulsa violemment.
Trop de doutes.
Trop d’incertitudes.
Trop de fissures dans sa propre réalité.
Il devait sortir d’ici.
Reprendre le contrôle.
— Cette conversation n’est pas terminée, grogna-t-il en tournant les talons, la mâchoire serrée, les nerfs à vif.
Un pas.
Deux.
Le battement sourd de son cœur résonnait dans ses oreilles.
Puis…
Un murmure.
Presque imperceptible.
Mais il l’entendit pourtant distinctement.
— Vous ne vous souvenez pas encore…
Tic.
L’horloge s’arrêta net. Plus un bruit. La pièce elle-même retenait son souffle.
Renard sourit. Lentement.
— Mais ça viendra.
Le temps se suspendit.
Une fraction de seconde.
Juste assez pour que tout vacille.
Juste assez pour que le doute devienne insoutenable.
Étienne se leva, ajusta machinalement sa veste et, sans un mot, prit la direction de la porte.
Il la referma violemment derrière lui, son souffle court, son cœur battant un peu trop fort.
Un instant, il resta là, le regard vide, cherchant un point d’ancrage dans une réalité qui lui échappait peu à peu.
Puis il posa sa main sur son front, essayant d’endiguer la migraine lancinante qui lui vrillait les tempes.
Il ne savait plus quoi penser.
Il ne savait plus ce qui était vrai.
Il ne savait plus où s’arrêtaient les souvenirs… et où commençaient les illusions.
Mais une certitude le frappa de plein fouet.
Une pensée sourde, implacable, qui s’insinuait en lui.
Un venin lent.
Il n’était plus sûr de rien.
Et Renard… savait pourquoi.