La nuit semblait peser sur lui, compacte, épaisse, une matière invisible qui engluait l’air. Les phares de la voiture découpaient la route en tranches de lumière froide, mais à la lisière du faisceau, tout semblait indistinct. Flou.
Étienne consulta l’horloge de bord.
20h12.
Une chape invisible s’abattait sur lui, pesante. Il conduisait en silence, les doigts crispés sur le volant, le regard sur la route, mais son esprit flottait ailleurs, à la dérive dans un maelström mental. Chaque battement de son cœur semblait résonner dans sa tête, un compte à rebours invisible, un écho sourd et lancinant qui martelait son crâne à un rythme irrégulier.
Un instant plus tard, son regard revint sur l’horloge.
19h05.
Il cligna des yeux. Un bug ? Il l’avait mal vue ?
Il n’aurait pas dû être là. Il le savait. Tout en lui hurlait de faire demi-tour, de rentrer chez lui, d’oublier cette sensation diffuse qui rampait sous sa peau. Il n’aurait pas dû retourner sur cette scène de crime, pas après ce qui s’était passé au commissariat. Mais quelque chose l’y poussait, une angoisse viscérale, un vertige insidieux qui s’accrochait à lui avec une intensité grandissante. Une sensation d’inachèvement, une note suspendue dans le vide, incomplète, faussement muette. Il devait comprendre. Il devait vérifier.
La rue était déserte quand il arriva, noyée dans un silence opaque qui semblait trop profond, trop artificiel. Pas un souffle de vent. Pas un bruit. Pas même le murmure lointain d’une voiture sur une avenue adjacente. L’immeuble se dressait devant lui, l’éclairage terne des lampadaires, sa façade lépreuse striée d’ombres mouvantes, lui donnaient une allure irréelle. Les fenêtres, sombres et closes, renvoyaient son propre reflet trouble, déformé par la condensation sur le pare-brise. Le cordon de sécurité barrait toujours l’entrée, tendu entre les montants de la porte, immobile, intact. Une tension vibrait sous la surface. Une infime dissonance, imperceptible mais bien réelle, s’insinuait en lui.
Il coupa le moteur, resta un instant immobile, les mains agrippées au volant, il espérait que quelque chose, n’importe quoi, le dissuade de sortir. Une intuition, un frisson instinctif que son esprit rationnel refusait d’écouter. Il ferma les yeux, prit une inspiration lente, contrôlée, puis ouvrit la portière. L’air extérieur était glacial, en contradiction totale avec l’étouffement de l’habitacle. Un choc thermique qui accentua le malaise.
Ses pas résonnèrent sur le bitume, creux, nets, l’espace autour de lui était vidé de toute substance. Son regard glissa sur la façade du bâtiment, examinant chaque détail avec une minutie absurde. Rien ne semblait différent. Pourtant, son estomac se tordait d’un pressentiment qu’il ne pouvait expliquer.
Il gravit les escaliers lentement, retenant son souffle sans s’en rendre compte. Chaque marche grinçait sous son poids, amplifiant l’étrange impression d’être observé, suivi. Arrivé devant la porte de l’appartement, il hésita. L’espace d’une seconde, il se demanda si quelqu’un, de l’autre côté, ne l’attendait pas. Il posa la main sur la poignée, perçut la légère fraîcheur du métal contre sa peau moite.
Puis il poussa la porte.
L’instant où elle pivota sur ses gonds, une sensation brutale s’empara de lui. Une anomalie flottait dans l’atmosphère. Il ne savait pas encore quoi, mais il le sentait jusque dans ses tripes. Un léger déséquilibre dans l’espace, une altération infime mais indiscutable, qu’il connaissait pourtant par cœur.
Il inspira lentement, traversant le seuil avec précaution. L’odeur du renfermé, mêlée aux relents d’alcool et de tabac froid, flottait toujours, mais avec une différence imperceptible. Moins âcre. Moins présente. Quelqu’un, ou quelque chose, avait tenté de l’effacer sans y parvenir totalement.
Son regard balaya la pièce. Chaque ombre, chaque détail, lui semblaient familiers et, pourtant, étrangers à la fois. Un paradoxe dérangeant. Les meubles étaient là, disposés comme l’autre nuit… enfin, presque. Il fronça les sourcils. Non. Il y avait un décalage, une variation infime dans leur position. Il scruta la pièce, cherchant ce qui détonnait. Puis il le vit.
Le fauteuil.
Face à lui. Comme s’il l’attendait.
Il était tourné vers la télévision. Il en était sûr.
Quelqu’un l’avait déplacé.
Ou pire encore…
Quelqu’un s’y était assis.
Une sueur froide. Il n’avait jamais été du genre à imaginer des changements là où il n’y en avait pas. Pourtant, une fissure insidieuse s’élargissait dans son esprit.
Il s’avança d’un pas, hésitant, et posa les yeux sur la table. Le verre de whisky était toujours là, dans cette scène, un artefact oublié.
Mais il n’était plus rempli de la même quantité.
Un détail.
Minuscule.
Infime.
Suffisant pour que son estomac se noue en un réflexe instinctif.
Il fixa le liquide ambré, cherchant dans sa mémoire une certitude qui lui échappait. Avait-il réellement noté ce détail ? Était-il certain de ce qu’il voyait ? Ou son esprit commençait-il à trahir ses propres perceptions ?
Il recula d’un pas, son souffle s’accélérant malgré lui. L’impression de flottement s’intensifia, la réalité elle-même se distordait autour de lui. Il avait besoin d’un point d’ancrage, quelque chose de tangible, une preuve indiscutable que ce qu’il voyait était bien réel.
C’est à cet instant précis qu’elle surgit dans son champ de vision.
L’arme.
Un revolver.
Posé là, à quelques centimètres du verre.
Il se figea, la nuque raidie par un mélange de stupeur et d’appréhension pure.
Il était certain qu’elle n’était pas là.
Une fraction de seconde, il eut l’impression que l’air autour de lui se contractait, l’espace lui-même retenait son souffle. Il observa l’arme posée sur la table.
Et une seconde plus tard… elle n’était plus là.
Il cligna des yeux, secoua la tête. Son regard revint sur la table.
Elle était revenue.
Exactement au même endroit.
Il n’avait pas rêvé.
Mais alors… comment ?
Et pourquoi ce revolver était-il là maintenant ?
Soudain, on frappa à la porte, deux coups secs, précis, résonnant dans le silence.
Un frottement dans le couloir, léger, discret, un souffle d’air s’engouffrant sous une porte mal fermée.
Etienne pivota puis ouvrit la porte.
Un homme, la quarantaine, vêtu d’une veste usée, un bonnet élimé enfoncé sur la tête. Des traits tirés, une maigreur maladive, des cernes creusées par des nuits sans sommeil.
Son regard, fuyant, troublé, hanté.
Étienne le reconnut immédiatement.
Le témoin du troisième meurtre.
Celui qui lui avait parlé d’une silhouette étrange rôdant devant l’immeuble.
Un crispation lui hérissa la peau. Il sentit une pression invisible lui étreindre la poitrine, comme si l’air autour de lui devenait plus dense.
— Vous ? souffla-t-il, en s’approchant lentement. Qu’est-ce que vous faites ici ?
L’homme ouvrit la bouche… mais aucun son ne sortit.
Ses lèvres tremblèrent, sa gorge sembla se nouer sur des mots qu’il n’arrivait pas à formuler.
Étienne plissa les yeux. Une lueur indéfinissable passa dans le regard du témoin—de l’hésitation, de la peur, quelque chose d’autre encore.
— Vous m’aviez dit que vous aviez vu quelqu’un cette nuit-là, insista-t-il, sa voix plus ferme, plus pressante. Cette personne, vous la connaissiez ?
Un silence.
L’homme déglutit, secoua lentement la tête.
— Non… je… je crois que non.
— Vous croyez ?
L’homme passa une main tremblante sur son visage, comme s’il tentait d’effacer quelque chose d’invisible, une sensation désagréable, un souvenir incertain.
— J’ai… j’ai un doute, murmura-t-il enfin. J’ai l’impression que… que je me suis oublié.
Une alarme s’activa dans l’esprit d’Étienne.
— Expliquez-moi.
L’homme recula d’un pas, le regard fuyant, l’attitude nerveuse. Ses doigts crispés sur les manches de sa veste usée.
Il ouvrit la bouche une dernière fois. Mais ce ne fut pas une voix qui en sortit. Juste… un souffle, une expiration arrachée.
— Je… j’ai vu quelqu’un. J’en suis sûr. Mais maintenant… maintenant, je me demande si ce n’était pas moi qui…
Il m’a dit…
Il s’interrompit net.
Il vacilla.
Son regard changea.
Puis, dans un murmure étouffé, comme s’il parlait à lui-même :
— Non… il est déjà là.
Une fraction de seconde. Un battement de cils.
Puis…
Il n’y avait plus rien.
Pas un bruit.
Pas un mouvement.
L’espace qu’il occupait une seconde plus tôt était vide.
Le souffle d’Étienne se bloqua.
Un mur de glace s’abattit sur sa conscience.
Impossible.
Son regard balaya la pièce, fébrile, à la recherche d’une trace, d’un indice, de quelque chose.
Mais il n’y avait rien.
Aucune trace.
Aucun bruit.
Il ferma les yeux. L’espace d’un instant, il se raccrocha à cette idée que peut-être, il avait simplement rêvé.
Mais lorsqu’il les rouvrit…
Le silence l’enveloppait toujours. L’appartement était de nouveau vide.
Il l’avait vu. Il lui avait parlé.
Et maintenant, il n’existait plus.
Mais quelque chose n’allait pas. Les murs semblaient… plus proches ?
La lumière du lampadaire dehors… était-elle plus faible ?
Non. Tout était identique. Exactement identique.
Trop identique.
Un vertige le frappa, brutal, implacable. Il recula instinctivement, sa jambe heurtant violemment la table basse derrière lui.
Son souffle devint erratique.
La panique s’immisça en lui, comme une ombre rampante, une présence sourde qui s’enroulait autour de ses os, de ses nerfs, de son esprit.
Son cœur battait trop vite.
Ce n’était pas réel.
Ça ne pouvait pas être réel.
Un vrombissement sourd résonna dans ses tempes.
Il recula encore, jusqu’à heurter le mur.
Son téléphone vibra brusquement.
Le bruit lui arracha un sursaut violent. Il sortit l’appareil d’une main tremblante.
Un message.
Numéro inconnu.
Ses doigts crispés glissèrent sur l’écran.
“Vous commencez à comprendre, mais vous n’êtes pas encore prêt.”
Et là, il remarqua un détail.
Le message avait été envoyé il y a une heure.
Avant même qu’il ne revienne ici.
Un vertige le prit.
Son regard remonta lentement vers la table.
Le verre de whisky avait disparu.
Le revolver aussi.
Il ferma les yeux, cherchant un point d’ancrage dans cette réalité qui semblait lui échapper. Il inspira profondément, tenta de rassembler ses pensées éparses.
Il sentit un frémissement derrière lui.
Ce n’était pas une présence. C’était un vide. Une faille qui l’absorbait tout entier.
Il essaya de fuir. Son corps refusa.
Une ombre passa à travers lui, lui traversant la colonne vertébrale. Il suffoqua, incapable de bouger, une brûlure invisible perforant ses tempes. Un murmure lointain s’infiltra dans son crâne.
Il n’était plus seul dans son propre corps.
Une pression.
Un poids.
Un souffle, juste là, contre sa nuque.
Il voulut crier. Sa gorge était muette.
Un flash lui transperça le crâne. Une douleur fulgurante. Écrasante.
Le silence. Une bulle oppressante. Une chape de plomb sur sa conscience.
Étienne flottait dans le vide, l’esprit engourdi, fragmenté.
Plus de voix.
Plus rien.
Le noir.
Son corps se contracta brutalement.
Une onde implosa dans son crâne. Un fracas muet. Il était aspiré hors de lui-même.
Quelque chose lui arrachait l’âme.
Il suffoqua.
Flash.
Un bruit mécanique. Un bip, lointain.
Flash.
L’odeur du cuir.
Flash.
Un volant sous ses doigts.
Il ouvrit les yeux.
La route défilait sous ses pneus.
Il était en train de rouler.
Sa respiration s’emballa, saccadée, incontrôlable. Ses doigts tremblaient sur le cuir du volant.
Non. Impossible.
Il était debout. Il y a une seconde.
Dans cet appartement. Face à une scène qu’il essayait encore de comprendre.
Comment… ?
Ses mains sur le volant lui semblaient étrangères, dirigées par une volonté qui n’était pas la sienne.
Un haut-le-cœur le prit.
Il lâcha le volant un instant, son corps reculant violemment contre le dossier du siège.
La voiture dériva légèrement.
Un crissement.
Il agrippa le volant de justesse et le ramena droit, ses mains moites glissant sur le cuir.
— Putain…
Ses mains ne lui répondaient plus tout à fait. Elles avaient gardé une mémoire propre, une inertie qui ne lui appartenait pas.
Il inspira, profondément.
L’odeur du cuir, de la nuit froide. De la sueur. Trop réelle. Trop familière.
Mais pas la sienne.
Ses yeux affolés balayèrent l’habitacle. C’était bien sa voiture. Son vieux cabriolet. Son manteau froissé sur le siège passager.
Il scruta le pare-brise, tentant de reconnaître la rue. Mais tout était flou.
Un regard au rétroviseur.
Son propre reflet lui renvoya l’image d’un homme au bord de la rupture.
Pupilles dilatées. Peau livide.
Il eut une bouffée de chaleur. L’impression d’être hors de lui-même, de voir son propre corps conduire sans comprendre comment il était arrivé là.
Puis, son regard glissa sur le paysage nocturne.
Un panneau défila.
Rue Lambert.
Un goût de métal lui envahit la bouche.
Comme un souvenir trop ancien.
Il connaissait cette rue.
Il savait ce qui l’attendait là-bas.