La septième nuit qui suivit mon arrivée dans le camp, un événement vint rompre la monotonie des derniers jours :
Je fus réveillée par des cris. En ouvrant les yeux, je vis des silhouettes sombres courir et s'affairer dans tous les sens. De grandes bourrasques de vent balayaient la pièce en s’engouffrant par le bas et par l’entrée, et il pleuvait des trombes d'eau. Un torrent d'eau glacée ruisselait à l'intérieur de notre tente vacillante. Des coutures avaient craqué. Les gamelles, les récipients, les pinces, les vêtements, tout s'envolait dans un grand bruit de ferraille, le tout au milieu d'une grande agitation. Les femmes gesticulaient comme des folles, le vent qui s'engouffrait dans leur robe et faisait claquer leurs vêtements animait leur corps d'une fureur divine, elles ressemblaient à des sorcières possédées par des esprits maléfiques.
Hésitant sur la conduite à suivre, je commençai par secouer ma sœur comme un prunier pour la réveiller. Ca, au moins, j'y étais habituée.
Elle ouvrit péniblement les yeux puis, en entendant le vacarme et en voyant le désordre dans la tente, elle se redressa brutalement :
- Keskispasse ?
En quelques mots, je lui exposai la situation : la tempête qui s'abattait sur nous, et la tente qui allait s'effondrer sur nous si nous ne sortions pas dehors immédiatement. Je courus chercher Augusta, déjà occupée à rassembler pêle-mêle quelques affaires.
- Je vais porter Margot, occupez-vous du reste ! lui criai-je.
Elle n'eut pas le temps de protester, j'étais déjà repartie vers ma sœur. Celle-ci avait réussi, par je ne sais quel miracle, à se hisser sur ses jambes flageolantes. Elle se tenait à un pan de la tente.
- Ne te tiens pas à ça, tu risques de tomber avec ! lui dis-je avant de la prendre dans mes bras.
Elle se débattit.
- Laisse-moi, je suis capable de marcher toute seule. Anne, tu vas te faire mal ! répétait-elle.
- Ne sois pas stupide, enfin.
J'avançais lentement dans le noir sous la pluie battante. Des éclairs lacéraient le ciel nuageux. Augusta nous rejoignit quelques instants plus tard, à bout de souffle.
- Suivez-moi, lui ordonnai-je.
J'avais repéré Janny dans la pagaille. Fidèle à son poste d'infirmière, elle collait son oreille contre la poitrine d'une vieille femme pour écouter les battements de son cœur. La pauvre avait été blessée à la tête par un projectile et restait inconsciente.
Je la rejoignis, portant toujours Margot sur mon dos, et lui demandai s'il était prévu de faire quelque chose pour nous autres, femmes sans toit pour la nuit et livrées à nous-mêmes dans la tempête rugissante.
Janny me répondit par la négative. Personne ne viendrait avant deux ou trois heures, quand on serait bien sûr que nos tentes étaient fichues. D'ici là, pas d'espoir d'être relogées autre part. Et nos malades ? Mais ils s'en fichaient éperdument, de nos malades ! Ils les laisseraient dehors, même s'ils ne tenaient plus debout. Avais-je vu avec quoi elle était censée les soigner ?
Et, les larmes aux yeux, elle me montra d'un geste rageur de la main son matériel : un petit rouleau de sparadrap, un seau d'eau et quelques cachets contre la fièvre en tout et pour tout.
Porter Margot commençait sérieusement à me fatiguer. Augusta prit la relève et je pus m'asseoir par terre, bien que le sol saturait d'eau glacée. Tout en grelottant, je regardais le ciel coloré d'une multitude de nuances de gris et de noir et déchiré par des éclairs blancs. La pluie tombait dru depuis de longues heures déjà. Elle s'était manifestée en fin d'après-midi et s'était peu à peu transformée en une véritable tempête.
Les tentes s'étaient arrachées, et l'une d'elles roulait sur elle-même, poussée par le vent violent. Les détenues cherchaient telle ou telle personne, criaient des noms qui se noyaient dans le vacarme des bourrasques. Certaines se disputaient pour savoir à qui appartenait le quignon de pain ou le reste de bouillon froid. D'autres, profitant de la situation, ne se gênaient pas pour s'emparer de tout ce qui était à leur portée.
Quand une feuille de salade roula jusqu'à mes pieds, je la dévorai aussi sec juste avant qu’une autre détenue s’en empare, sans même songer un quart de seconde à la donner à Margot. La seule raison pour laquelle je l'avais engloutie était d'avoir la sensation de croquer dans quelque chose. J'avais à peine remarqué son goût vaguement pourri. A la guerre comme à la guerre.
Je me tournai vers Augusta, qui portait toujours Margot à bout de bras. Elle lui caressait les cheveux et essayait de la rassurer du mieux qu'elle pouvait, comme une mère et son bébé réveillé par un cauchemar. Je me rapprochai d'elles en essayant de remuer le haut du corps le moins possible : le contact du tissu trempé de ma robe n'était guère agréable. Mes cheveux dégoulinaient d'eau. Je les essorais régulièrement, mes vêtements aussi, mais comme il n'arrêtait pas de pleuvoir, cela ne servait à rien.
Les yeux d'Augusta étaient soulignés de cernes sombres. Elle vacillait sur ses jambes et piquait du nez.
- Je crois que je vais reprendre Margot, lui lançai-je.
- Non, repose-toi, protesta-t-elle.
- Je ne vous demande pas votre avis, répliquai-je. Passez-la moi.
Augusta obéit et parut soulagée. Elle s'assit sur un chiffon troué qu'elle s'était procurée quelques jours plus tôt, posa sa tête sur ses genoux, soupira et ferma les yeux.
Me rendant à l'évidence que personne n'allait venir nous secourir, j'aidai ma sœur à s'asseoir à côté d'elle.
L'aube était proche. Les éclairs cessèrent. La pluie se fit moins abondante, devint ensuite éparse, puis s'arrêta complètement. Assise en tailleur à côté de Margot, je contemplais le camp en attendant le lever du jour. Il ressemblait à un champ de bataille, avec des objets divers répandus un peu partout. Les détenues, pour la plupart, s'étaient étendues ou assises, sur des tissus quand elles en avaient, pour essayer de se reposer. En réalité, elles parlaient et se lamentaient sur leur sort. Nous allions sûrement devoir rejoindre les autres dans leurs baraques déjà surpeuplées. Pour sûr, nous allions être séparées les unes des autres.
Je ne ressentais pas vraiment de panique. Tout ce qui s'était passé lors de cette folle nuit ne m'atteignait pas vraiment. Je me sentais déconnectée de la réalité, loin de tout cet enfer, de la tempête qui avait ravagé le camp.
En fait, j'avais préféré penser à mon journal. Voilà des mois que j'avais dû le délaisser, et j'avais à peine eu le temps d'y songer une ou deux fois depuis. Je me demandais ce qu'il était devenu, depuis qu'un des policiers en avaient répandu une bonne partie sur le plancher. Des pages et des pages d'écriture manuscrite qui contenaient toute une partie de ma vie, mes pensées, mes opinions, mes critiques sur les gens de l'Annexe, mes espoirs, mes idéaux. J'espérais de tout mon cœur qu'il n'avait pas été détruit. Sinon, comment pourrais-je rédiger mon roman sur l'Annexe après la guerre ? Comment retrouverais-je avec fiabilité mon état d'esprit de treize à quinze ans, ma prise de maturité, mes doutes, mes relations familiales, amicales ou amoureuses, avec maman, papa, Margot, Peter, Madame et Monsieur, ou encore Dussel ? Mais ma plus grande peur restait la dernière ligne de mon roman. Comment devrai-je le conclure ? J'espérais que ce serait sur une phrase heureuse sans avoir à mentir. "Tous les anciens occupants de l'Annexe se retrouvèrent sains et saufs, heureux de vivre à nouveau libres et dignes, sans mensonges, cachettes ou faux papiers"...
Une larme roula sur ma joue.
Anne, tu sais bien que ce jour n'arrivera jamais. Tes parents sont morts et il n'est pas sûr que Margot et toi surviviez à l'hiver.
J'avais envie de crier à la petite voix de la raison de se taire. Je ne pouvais donc jamais rêver, jamais espérer le meilleur !
Mais la voix revenait, toujours plus forte et sûre d'elle. Et même si je savais qu'il ne fallait pas l'écouter pour ne pas désespérer, elle gagnait toujours. "Si la voix de la raison me désespère, alors c'est que la réalité est désespérante" pensais-je malgré moi.
Je n'en étais que plus triste, mais je savais que tant que je le voulais, je pourrais vivre. C'était ce que je désirais le plus. Margot était la seule raison pour laquelle je réussissais à tenir. Arrêter de se battre pour sa survie signifiait la fin, j'en étais consciente.
C'est pourquoi, subitement, animée d'une motivation nouvelle, je me mis à me frictionner énergiquement les bras. Passer des heures dans un endroit froid et humide, difficile de faire mieux pour tomber malade, mais il n'était pas question de se laisser abattre.
Margot, tout contre moi, restait immobile depuis un bon moment déjà, la tête nichée au creux de mon épaule. Son dos se soulevait légèrement au rythme de sa respiration presque inaudible. Je tapotais distraitement sur sa jambe nue en la contemplant, les yeux bouffis de sommeil. Son crâne était parsemé de gouttelettes d'eau de pluie, qui ruisselaient doucement le long de son visage et terminaient leur chemin en s'écrasant dans mon cou. Le liquide froid qui se répandait progressivement dans mes vêtements me glaçait, mais je n'osais bouger de peur de la réveiller.
Augusta s'était relevée, une main posée sur sa taille, l'autre en visière sur son front malgré l'absence de soleil, guettant l'arrivée de quelqu'un.
Et enfin, aux environs de cinq heures du matin, je vis des silhouettes aux contours flous se dessiner dans le lointain. Des cris fusèrent. Des responsables du camp se dirigeaient vers nous en faisant de grands gestes. Le vent sifflait si fort que nous ne pouvions pas les entendre de là où nous étions. Malgré tout, ils réussirent à nous rassembler. Notre nombre était trop important pour qu'ils puissent nous informer toutes en même temps, alors les détenues se relayèrent les informations. Leurs paroles étaient probablement déformées, mais le fond restait identique : nous allions être envoyées dans des baraques avec les autres, mais avant, il fallait procéder au roll call.
Tout le monde se mit en marche pour la place de l'appel. Nous pataugions dans la boue jusqu'aux chevilles. Notre épuisement ralentissait nos pas et assombrissait nos pensées. Les allemands marchaient si vite... Margot était si lourde sur mes épaules... Brusquement, sous le poids des événements, je m'écroulai par terre, emportant dans ma chute ma sœur et quelques femmes derrière nous qui avaient perdu l'équilibre en butant contre nous, comme des dominos. Ma vision se brouilla et un bourdonnement dans mes oreilles assourdit les bruits de voix autour de moi. Au milieu d'un fourmillement de petits points noirs qui m'obscurcissaient la vue, je distinguai le visage alarmé d'Augusta. Ses lèvres bougeaient, mais je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Elle me présenta une main secoureuse que je ne parvins pas à saisir. Des petites gouttes d'eau me mouillèrent les joues, sans que je puisse savoir si elles venaient du ciel ou des yeux d'Augusta. Mes membres engoncés dans la boue semblaient peser des tonnes. Mes paupières se fermèrent. Jamais je n'aurais pu m'extraire de cette terre, autant mourir tout de suite, estimai-je. Mais d'autres en avaient décidé autrement. Une multitude de mains et de bras me saisirent de toutes parts, et, lentement, la solidarité des détenues de Belsen me souleva du sol et me porta jusqu'à la place de l'appel.
Félicitations !
Bon, sur ce, je continue ma lecture !