Après une dizaines de minutes à errer au hasard du hangar, à chercher une aide, une information qui aurait pu nous repérer dans ce fouillis de gens, un SS nous jeta brusquement dans un groupe de femmes et nous indiqua, hurlant pour couvrir le bruit des voix, nos nouvelles baraques.
En fait de baraques, d'immenses tentes rouges avaient été montées. Elles étaient si imposantes qu'elles me bouchaient complètement la vue : j'avais l'impression qu'elles s'étendaient à perte de vue, alors que j'appris plus tard que les logements sous forme de tentes ne concernaient qu'une partie du camp. Ces dernières servaient à parer à l'afflux des prisonnières provenant d'autres camps, eux-mêmes surpeuplés. Bergen-Belsen était visiblement la destination finale, là où on échouait quand plus personne ne savait que faire de nous.
La première nuit, je ne parvins pas à fermer l'œil, malgré mon épuisement. L'angoisse, la tristesse engendrée par la mort supposée de papa et maman, et toutes mes autres inquiétudes me tenaient en état d'éveil. Margot, en revanche, s'endormit rapidement. Dormir sur un petit tas de paille pullulant de poux n'était plus un problème pour elle.
Plusieurs fois, je fus tentée de me lever et de sortir à l'air libre marcher un peu pour m'éclaircir les idées. Je ne pouvais plus supporter l’ambiance moite et crasseuse de l’intérieur de la tente. Je suffoquais, j'avais besoin d'un air un peu plus pur. Celui saturé de microbes de Bergen-Belsen, Auschwitz ou Westerbork ne me suffisait plus.
Westerbork... La dernière fois que j'avais vu la famille van Daan, c'était là-bas. Monsieur et Madame avaient-ils survécus ? J'étais incapable d'exprimer la moindre opinion à ce sujet. Mais ce qui me préoccupait surtout, c'était Peter. A cette heure-là, il dormait sûrement, à des centaines de kilomètres de moi. Peut-être cauchemardait-il. Ou alors, comme moi, il se tournait et se retournait dans son étroite couchette - sur la paille dans mon cas - sans parvenir à trouver le sommeil, hanté par des pensées que je devinais tour à tour sombres, mélancoliques et angoissantes. Il avait dû penser à moi, au moins une fois, depuis que nous nous étions quittés. Est-ce que je lui manquais ? J'espérais qu'il était encore en bonne santé. Il avait dû beaucoup s’endurcir ces derniers mois. Cela me semblait un peu étrange. Même si j'avais pu assister à la transformation de Peter en une personne courageuse et mûre, il était resté, dans mon esprit, celui que j'avais connu à l'Annexe : doux, gentil, timide et effacé.
Je tentai de penser à autre chose. Le passé ne pouvait que me rendre plus malheureuse et nostalgique. Il me fallait aller de l'avant, sans regarder en arrière. Mais quoi que je faisais, toutes mes pensées me ramenaient à l'Annexe, à mon journal, à mes amis et à l'époque d'avant-guerre, bien que j'en gardais peu de souvenirs.
Songeuse, je fixais d'un air absent la toile de la tente. Sa couleur rouge s'éclaircissait à cause des rayons du soleil levant à l'extérieur. Mais avant que j'y voie totalement clair, une détenue passa la tête par l'ouverture de la tente et cria :
- Allez, tout le monde se lève pour le roll call !
Je me levais péniblement, les jambes et le dos ankylosés, tout en me demandant ce qu'elle entendait par le "rôle cale." Margot émergea en ronchonnant, estimant qu'elle avait encore besoin de récupérer.
Je ne me retins pas de lui répliquer qu'elle avait déjà eu de la chance d'avoir pu s'endormir.
Le mystérieux "rôle cale" se révéla être le nom que l'on donnait à l'appel du matin. Et comme à Auschwitz, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, il avait toujours lieu.
Nous devions nous mettre en rang et attendre des heures que l'on nous finisse de nous compter. Jusque-là, rien de nouveau. En revanche, il y avait une étape qui n'existait pas dans les camps où j'avais été précédemment : la sélection des détenues aptes à travailler. A Auschwitz, tout le monde allait travailler, excepté les malades de l'infirmerie.
Ni Margot ni moi ne fûmes retenues.
Ma sœur était déjà retournée à la baraque pour se reposer, tandis que je m'attardais au-dehors, traînant des pieds, rechignant à rejoindre la tente humide. C'est alors que j'entendis la voix d'une prisonnière, derrière moi, prononcer le mot "Augusta". Par réflexe, je me retournai. Augusta était le prénom de celle que nous appelions communément, dans la famille Frank, "Madame", la mère de Peter.
Je ne pensais pas du tout tomber sur elle, plantée devant moi. Pourtant, ce fut ce qu'il se passa. Madame se tenait là, les traits émaciés, pâle mais vivante. Voyant que je la dévisageais, elle m'adressa un sourire poli et reprit la discussion qu'elle avait commencé. Je n'en croyais pas mes yeux. Elle ne me reconnaissait pas. Je l'appelai. Elle s'interrompit de nouveau pour me fixer avec agacement.
- C'est moi, Anne Frank !
Soudain, elle comprit et ouvrit de grands yeux. Puis elle courut vers moi et me serra dans ses bras avec une force insoupçonnée.
- Anne, oh, Anne, j'ai tellement espéré que tu aies plus de chance que moi, sanglota-t-elle. Mais tu es vivante, c'est ça qui compte.
Elle resserra encore son étreinte, comme pour se persuader que je n'étais pas imaginaire, bien en chair et en os. Mes larmes débordèrent de mes yeux et je me mis à pleurer comme une fontaine, moi aussi.
Je ne pourrais décrire l'émotion qui me transperçait. J'éprouvais un immense soulagement. Margot et moi n'étions plus seules, j'avais retrouvé un ancien membre de l'Annexe, Madame avait survécu à cet enfer.
Peut-être était-ce sa nature coquette qui l'avait sauvée. Sa volonté de garder une hygiène de vie impeccable avait fini par servir à quelque chose.
Revoir Madame faisait ressurgir des souvenirs et des sentiments que je croyais avoir enfouis et oubliés dans les méandres de ma mémoire. Une vive douleur accélérait les battements de mon cœur tandis que je me rappelais avec une précision saisissante notre départ à l'Annexe, deux ans d'enfermement, et puis l'arrestation, les interrogatoires, Westerbork et le convoi vers Auschwitz, la mort de papa, puis celle de maman, et maintenant ici.
Mes pleurs redoublèrent lorsque Madame me demanda où se trouvaient mes parents, et que je dus lui apprendre qu'il était presque certain qu'ils étaient morts. Par délicatesse, elle ne fit aucun commentaire. J'ajoutai que Margot était avec moi, pour rompre le silence gêné qui s'installait ; car, malgré notre joie de nous retrouver, nous étions totalement en décalage l'une avec l'autre, après des mois d'un périple où nos routes s'étaient séparées. Le visage de Madame s'illumina. Elle avait toujours préféré ma sœur à moi comme elle préférait les conciliantes aux fortes têtes, sans doute par amour de la flatterie ou du sentiment d'avoir raison. Je ne lui en voulais pas, encore moins dans ces circonstances. Moi-même, je n'appréciais Madame que parce qu'elle était Madame, qui avait partagé ma vie pendant deux ans et qui me connaissait.
Ensemble, main dans la main comme deux vieilles amies, nous rejoignîmes la tente où Margot et moi couchions. Lorsque ma sœur reconnut la nouvelle venue, elle manqua défaillir d'étonnement et de bonheur sincère. Son sourire franc et ses yeux que je devenais pétillants malgré leur plissement excessif - les lunettes manquant toujours à l'appel - me mirent du baume au cœur. C'était bon de la voir heureuse.
Et c'est ainsi que débuta ma première journée dans le camp.
Nous n'avions strictement rien à faire de notre temps libre. Nous errions, essayions d'en savoir un peu plus sur le reste du camp de Bergen-Belsen. Les minutes, les heures s'étiraient avec lenteur. C'était presque pire que d'aller travailler ; au moins, nous aurions eu trop à faire pour avoir le temps de penser à quelque chose. Là, j'étais contrainte à ruminer mon sort encore... et encore... et encore...
Une torture.
Madame et moi passions la plupart de notre temps à veiller sur Margot, qui s'était encore plus mal remise du voyage en train que moi. Je marchais des kilomètres à travers le camp pour lui apporter un peu d'eau, et j'inspectais ses vêtements pour en éliminer toutes traces de poux.
Au cours de mes longues errances, j'appris que le secteur des tentes, isolé des baraques, réunissait les détenues en meilleure santé et ayant des papiers, donc susceptibles d'être échangées contre des prisonniers allemands. En effet, assez régulièrement, certaines détenues étaient emmenées de force par un gardien de Belsen, et on ne les revoyait jamais plus.
La population de prisonnières changeait beaucoup. La plupart ne restait que quelques jours dans le camp, le temps d'être transitées ailleurs, on ne savait trop où : les lieux les plus connus étaient des usines à proximité, ou alors il s'agissait de ces fameuses libérations, lorsque l'une de nous était envoyée aux Alliées.
Malheureusement pour nous, ces départs ne diminuait pas notre nombre : d'autres personnes les remplaçaient, arrivant par flots continus de wagons. Nos tentes étaient toujours surpeuplées.
Passage obligé dans l'apprentissage de la vie dans un camp, l'épisode des latrines à Auschwitz m'était resté comme une expérience assez traumatisante. Celle à Bergen-Belsen pourrait se résumer en un mot : fossé. Oui, vous l'aurez compris, nous ne disposions que d'un trou pour nous soulager, à l'extérieur et à la vue de tous.
Les jours se ressemblaient tous. Manger (peu). S'ennuyer. Partir à la chasse aux puces dans nos vêtements et nos minces couvertures - voire même sur notre propre peau. Réconforter Margot dont les forces ne revenaient pas. Grelotter. Essayer de se réchauffer. Ne pas y parvenir. Finir par abandonner. Dormir (cauchemarder). Demander à Augusta - eh oui, je l'appelais ainsi à présent, les temps changent, n'est-ce pas ? - si elle avait croisé une de nos connaissances durant son parcours. J'avais beau lui décrire tous ceux que je connaissais, de près ou de loin, elle ne semblait avoir vu personne.
Je me sentis de nouveau immensément seule. Augusta n'avait pas le temps de m'écouter, elle avait bien trop à faire avec Margot. Celle-ci ne se levait même plus de sa couchette. Je veillais souvent sur elle et je m'inquiétais beaucoup à son sujet, bien plus qu'au mien. Ce n'était donc pas auprès de ma sœur que j'allais pouvoir m'épancher ou trouver un soutien. Quant à Janny et Lin, elles étaient systématiquement sélectionnées pour travailler, donc je les voyais peu et je ne pouvais me permettre d’aller les déranger, les deux sœurs n’ayant pas une minute à elles tant elles étaient débordées.
Mon cœur saignait nuit et jour ; et dans chaque goutte rouge carmin se reflétait le visage des personnes que j'avais perdues, de mon père à Bloeme. Si ça continuait, pensais-je, ces petites larmes pourpres allaient finir par déborder du vase fragile qu'était mon cœur.