Le nombre de mortes à jeter dans les fosses communes fut considérable. Pour ne rien arranger, quelques personnes avaient disparu, et nous dûmes rester debout encore plus longtemps que d'ordinaire, malgré une nuit éprouvante, à attendre qu'on les retrouve. Mes jambes tremblaient encore de ma chute dans la boue.
Cela fait, les sélectionnées pour le travail partirent de leur côté, et celles qui ne l'étaient pas - dont je faisais partie, ainsi que Margot et Augusta - traversèrent le camp pour rejoindre les baraques. Nous fûmes séparées en plusieurs groupes, qui furent chacun envoyés dans des directions et des secteurs différents. Le hasard, pour une fois, fit bien les choses. J'eus la chance de rester avec ma sœur et Augusta, et même Janny et Lin. J'avais du mal à croire qu'au milieu de tant de personnes perdues de vue, les deux sœurs aient pu nous suivre dans tous nos déplacements, voire même nos baraques, depuis Westerbork.
Nous fûmes donc assignées à la baraque numéro 7, grande et froide.
Les travailleuses n'étaient pas là et je pensais qu'elles auraient dû laisser les lieux presque déserts. Je me trompais. La baraque était envahie de détenues. Elles ne m'inspiraient que pitié et dégoût, à vivre dans leur crasse. Leur dignité semblait s'être envolée comme la poussière balayée par les rafales de vent de l'extérieur. Je ne pus m'empêcher de détourner les yeux tant elles m'effrayaient par leur maigreur et leur laideur. Margot fit de même, et Augusta nous lança un regard appuyé en fronçant sévèrement les sourcils, désapprouvant notre conduite.
Le reste de la journée fut consacrée à notre installation. Augusta nous indiqua la seule couchette du haut encore disponible. J'aidai Margot à y monter puis la rejoignis. Je voulais pouvoir la surveiller à tout moment, en journée comme en pleine nuit. Sa santé n'avait jamais été si fragile. Augusta prit une couchette deux rangs plus loin de la nôtre, déjà occupée par deux personnes visiblement peu enthousiastes qu'on vienne leur voler de la place. Mon admiration croissait de jour en jour pour cette femme qui ne se plaignait jamais et se sacrifiait pour nous. Au lieu de gémir comme elle aurait pu le faire à Westerbork, elle s'était précipitée sur Margot pour lui passer sa main sur le front.
- Elle a encore de la fièvre, constata-t-elle.
- Tu crois qu'elle est tombée malade ? lui glissai-je discrètement.
- Elle a sûrement attrapé un bon rhume.
Toujours cette même manie de se voiler la face. Je ne me sentis pas capable de lui dire le fond de ma pensée sur ce sujet, alors je hochai vaguement la tête avant de me recoucher pour essayer de dormir un peu.
Les premières neiges tombèrent peu après notre arrivée dans la baraque 7, au courant du mois de novembre. Une très mauvaise nouvelle pour l'ensemble du camp, nazis comme prisonniers. Cela signifiait une chute des températures, des baraques glacées et la propagation de maladies, mais aussi des risques de retardement voire d'annulation des camions fournissant notre nourriture, à cause des intempéries. De plus, les gens affluaient en grand nombre des camps de Pologne qui étaient désertés, et l'approvisionnement n'augmentait pas malgré le nombre croissant de détenus.
Même si je savais que je n'en étais que plus disposée à être contaminée par des maladies, je ne sortais presque plus de ma baraque dans le but de veiller sur Margot. Je lui cherchais sans cesse à un peu plus manger ou à boire, de quoi mieux se vêtir, en vain. Il n'y avait plus rien. Le froid raréfiait mes sorties. Le mois de décembre fut triste à mourir. C'était la première année qu'il me paraissait aussi long, sans les joyeux préparatifs de Noël ou de Hanoukka. En fait, je passais la plupart du temps à me rappeler avec nostalgie les petits cadeaux, la tranche de pain d'épice et les poèmes échangés à l'Annexe à cette occasion. C'était un moment privilégié. Tout le monde jouait le jeu. Papa m'avait composé un poème que j'avais beaucoup apprécié, principalement par l'adresse avec laquelle il énonçait des vérités peu glorieuses à l'encontre des autres membres de notre Annexe. Des temps révolus : je ne pouvais plus ressortir une seule de ces lignes et Pim n'écrirait plus jamais de poèmes, comme il ne me serrerait plus jamais dans ses bras. Appuyée contre la fenêtre de la baraque, je tentais de m'imaginer ses mains, ses yeux, sa bouche, son sourire, la couleur de ses cheveux, le plus petit de ses grains de beauté. Plus je tentais de percer les détails de son visage, plus ils m'échappaient. En fait, il ne me restait de mon père que des contours flous et une vague impression de bien-être, un mélange de bonheur et de sécurité. Papa était une ambiance, une atmosphère à lui tout seul. Mes oreilles avaient oublié le timbre de sa voix, mais mon nez se souvenait de son odeur.
En parlant de nez, janvier pointa le sien, avec la promesse que, peut-être, la guerre serait terminée et que nous pourrions être libérées.
1945... Nous nous étions réfugiés à l'Annexe courant 1942... Voilà trois ans que ma religion m'empoisonnait la vie, encore plus depuis août dernier.
Au matin du nouvel an, j'étais d'humeur optimiste et je comptais bien transmettre mon enthousiasme aux autres. Je parlais à Margot avec fougue, lui assurant que cette année se terminerait bien mieux qu'elle ne commençait, avec la fin de la guerre, notre délivrance, et le retour à Amsterdam. (L'omission de parler des parents était volontaire.) Ma sœur avait roulé sur le côté de sa couchette pour mieux écouter mon petit discours re-motivant. Elle était tout ouïe. Je repris avec force ma tirade, insistant sur le fait que si nous perdions espoir et foi en Dieu, si nous arrêtions de nous battre pour vivre, nous ne verrions jamais la fin de 1945. Nous ne connaîtrions pas une vie meilleure et nous ne réaliserions pas nos rêves et nos projets. Le mois de décembre n'avait été qu'une mise en condition par rapport aux trois mois qui s'annonçaient. Nous devions à tout prix nous encourager et nous soutenir.
Lorsque je me tus, Margot marqua un silence poli puis dit que mes belles paroles n'avaient pas réussi à la convaincre et qu'elle n'était pas tout à fait d'accord. C'est alors qu'elle se confia à moi, de façon totalement inattendue, elle qui esquivait les questions trop personnelles et se murait dans son silence et son sommeil. Elle me raconta qu'elle avait l'impression qu'elle ne verrait pas le bout du tunnel. Elle se sentait étouffer, comme si elle était enfermée dans une bulle de savon, ignorant tout de ce qui se passait à l'extérieur. Elle voulait bien continuer à lutter pour vivre, mais que ce n'était que pour moi. Ses jours étaient comptés, elle le savait, et elle n'était pas sûre que cela serve à grand chose, de se battre, sinon à vivre et à souffrir un peu plus longtemps.
Mon cœur se contracta violemment. Je grimaçais. Ses paroles me faisaient mal, mais je ne pouvais pas lui reprocher de m'avoir enfin exposé son ressenti. La franchise était-elle forcément aussi crue ?
Margot prit un air navré et se mordit la lèvre.
- Pardon, Anne, je suis allée trop loin. Je ne voulais pas te choquer.
- Ce n'est pas ce que tu penses, hein ?
- Quoi ?
- Tu ne voulais pas dire que tu pensais que tu allais... mourir bientôt.
C'était plus une affirmation qu'une question.
Margot ne me répondit pas, mais je ne relevai pas. Je fus agacée de constater que j'avais trop tendance à "ne pas relever", ces temps-ci. Où était passé mon esprit franc et provocateur ?
Etait-il resté sur le quai de la gare d'Auschwitz, lorsque nous étions parties pour Bergen-Belsen ? Avait-il était emporté par le vent glacial de ce début d'année, en même temps que la santé de ma soeur et sa volonté de se battre pour survivre ? Une unique larme roula sur ma joue creuse, que j'essuyai rageusement. 1945 n'aurait pas raison de moi.