— Gabrielle —
Qui a dit que pendant le confinement on n’était pas occupé ?
J-5, Il fait gris et froid, les pâquerettes ont l’air tristes dehors. Petit à petit, je me dis que je suis mieux ici qu’à Paris même si je culpabilise un peu pour Adams. La tortue s’agite moins, elle a l’air de somnoler. Ça n’hiberne pas une tortue ? Ce n’est pas moi la pro des reptiles. Je devrais regarder.
Hier, samedi j’ai profité d’être en pause pour me remettre à mes contes pour enfants. L’éditeur m’a renvoyé son avis. Mon personnage plaît, mon histoire aussi, mais il y a pas mal de choses à modifier. Même si c’est un rêve d’ado qui se réalise à presque 30 ans c’est compliqué. Surtout que, j’aurais bien aimé me remettre à mon jeu.
Hier, Omar s’est intéressé à mon travail. Il a eu la réaction de beaucoup de gens. Le graphisme, le cryptage ou l’infographie c’est super ! Je suis d’accord. Du moins, je l’étais. Comment lui dire à ce moment-là que mon boulot me fascine de moins en moins ? Personne ne veut entendre ça. Je suis développeur de jeu, c’est un métier du futur… Enfin, je voulais créer des mondes et mettre des histoires en images faute de pouvoir éditer des livres jeunesse au début. Puis au lycée, c’est devenu une passion. J’avais commencé à monter un petit jeu qui m’a permis avec mon CV de passer des stages d’un mois dans une entreprise de jeux vidéo réputés. J’étais surexcité. L’excitation est retombée assez vite. Je suis douée, ce n’est pas de la vantardise, mais un fait. J’ai eu plusieurs prix depuis mon bac. En graphisme, illustration virtuelle et en animation. Tout ça pour finir enterrée dans un petit bureau à animer des objets de personnages secondaires de combats sur application de jeux de téléphone. Attention, je ne dis pas que d’autres ne sont pas mieux qualifiés pour concevoir le jeu et faire les animations les plus importantes. Juste que je suis déçu et de plus en plus blasé de travailler sur des objets de décor de seconde zone. Pas de défi, pas de nouveauté, et surtout zéro écart de créativité.
Si ce n’était que cela qui bloqué dans ma boîte, j’aurais fait avec. Mais ce qui me place en bas de l’échelle est très simple : je suis une femme. Ça craint à notre époque de devoir le rappeler. Notre patron est un macho invétéré et je suis d’une timidité maladive avec une assurance en moi proche de rien à la limite du pathologique. D’accord, je ne suis pas très jolie et je suis petite, mais ce n’est pas une raison pour ne pas être capable de plus que de changer les poubelles au bureau et faire le café.
En plus, en plein week-end je reçois un mail de modifications sur une gourde magique qui doit passer de vert au bleu et faire des bulles quand on la sélectionne dans le menu. Voilà pourquoi je suis enfermée depuis une heure dans ma chambre, au lieu de m’éclater sur mon jeu personnel, je fais ça. Un dimanche, bordel ! C’est le jour sacré du parfait glandeur. Pour une fois que je n’ai pas mon fils à m’occuper. C’est l’entreprise qui par télétravail nous envahit. La deadline est proche, du coup le parton stresse tout le monde.
Ça m’agaçait déjà hier, c’est pour ça que j’ai fait la cuisine. Le risotto c’est sympa, mais couper les ingrédients avec minutie et rage ça détend. Je ne sais pas dire non. Je ne sais pas refuser et quand je ne le fais pas je me sens encore plus nulle qu’avant.
— Gabrielle ! On va manger.
Je sursaute, le nez bien trop près de mon écran, à lutter avec l’effervescence des bulles qui font n’importe quoi sur l’écran. Les pixels se barrent clairement n’importe où. En plus, ce taf n’est pas le mien. C’est celui d’un autre collège. Les liquides ce n’est pas mon rayon.
— Gabrielle ? Tout va bien là-haut.
Ah oui, mince le repas. Il s’est déjà passé dix minutes.
C’est devenu une routine entre nous. Chacun fait sa vie dans la journée, mais le repas du soir on le mange ensemble. Depuis quand ça ne m’est pas arrivé de manger avec un homme ? Enfin à part Adams. Quand son père était encore avec moi, on ne mangeait pas non plus ensemble souvent. Les horaires décalés avec la bourse de Hong-kong.
C’est comme la salle de bain. Je garde mes affaires dans ma valise et ma trousse de toilette que je descends et monte pour ne pas prendre trop de place partout. Lui a installé sa serviette, son pyjama bien plié et sa brosse à dents ainsi que son rasoir dans la pièce. Ça m’agace légèrement par ce qu’en plus de ne pas me sentir chez moi je me sens plus chez lui et je regrette de ne pas plus m’imposer, mais ce serait déplacé non ? En même temps… La brosse à dents d’un autre sur le lavabo… ça remonte à loin aussi. J’ai bien eu quelques aventures après Clément, mais pas tant que ça et puis Adams resté la priorité. Je n’allais quand même pas l’abandonner pour une idylle amoureuse avec une blonde comme son père. Argg, Mais, qu’est-ce que ce type vient faire dans mes pensées maintenant ? Je saute de ma chaise.
Comme je suis petite, je mets toujours un pied sous mes fesses parce que de toute façon je ne touche pas le sol. Vieille habitude. Du coup une fois sur deux j’ai des fourmis dans les jambes.
Je trébuche dans l’escalier du coup. Me rattrape à la rampe et arrive en bas avec toute la dignité qui incombe à une dame comme s’il ne s’était rien passé. Vire au rouge vif quand Omar lève un sourcil nullement dupe à cause du bruit et m’assoit en silence. Cette fois, la télé nous fait office de conversation pour donner des nouvelles. Italie, Angleterre, Amérique, Chine. Des morts et une épidémie qui ne se calme pas. Ça remet en perspective mes petits problèmes de boulot qui envahissent encore ma vie privée. Il finit par éteindre agacé quand on parle des corps médicaux qui luttent contre la maladie. Je mange mes betteraves, sardines, petit pois sans moufter. De mon côté, mon programme de la soirée se profile. Tant pis. Ce soir, je me coucherais plus tard. J’ai vraiment envie de finir le petit raton laveur de Sylva. Sa petite bouille sur mes croquis est trop chou. Par contre, il va vraiment falloir trouver où se cache ce maudit chauffage, parce que mon rhume ne va pas se régler avec le froid qu’il fait même si je fais l’effort de ne pas me moucher trop devant mon voisin lui évitant la panique de la contamination mortelle.