- Je continue l’histoire, proposa Kaelan et Lyra accepta d’un geste, se forçant à écouter malgré la difficulté à centrer ses pensées. Lorsque le roi mourut, il transmit les glyphes à son successeur, qui n’avait pas encore eu le temps d’obtenir sa propre glyphe.
- Les enfants légitimes du roi n’ont pas dû apprécier. Il y a eu une guerre interne ?
- On appelle ça une guerre civile, la corrigea Kaelan. Non. Les héritiers de sang ont plié le genou devant la puissance conférée par les glyphes. Le problème ne fut pas là. Le nouveau roi avait été traumatisé dans son enfance. Père abusif et violent, souvent ivre. Mère en recherche de tendresse ayant abusé de son fils par manque de contact doux.
Lyra en fut navré pour ce jeune homme.
- Il a trouvé en ce double pouvoir le terreau idéal pour exprimer toute la souffrance et le mal-être qu’il avait en lui.
- L’empereur n’aurait pas dû permettre à un porteur de glyphe d’être roi, fit remarquer Lyra.
- Roi d’un royaume pourri, sans richesse, dont les seuls revenus venaient de la vente des glyphes. L’empereur achetait au contraire la paix en proposant un territoire à quelqu’un de cette puissance, tout en la lui arrachant de force.
Lyra hocha la tête. Elle n’y connaissait rien en politique alors tout ça la dépassait.
- Ce nouveau roi parvenu utilisa tout l’argent récolté grâce aux glyphes pour acquérir des mercenaires. Il obligea tous les hommes en âge de combattre de rejoindre les troupes, de force la plupart du temps.
- Dans quel but ? interrogea Lyra.
- Renverser l’empereur, indiqua Kaelan.
Lyra ouvrit de grands yeux ahuris. Renverser l’empereur ? Rien que ça !
- Mais pourquoi ? insista Lyra. L’Empire se porte bien. Je n’ai jamais entendu que du positif sur l’empereur. Il a fédéré les royaumes qui, avant, se faisaient la guerre. Chacun a pu conserver ses coutumes mais il a obligé une langue et une monnaie commune, permettant une union pacifique.
- Tu en sais des choses pour une paysanne, s’amusa Kaelan.
- Les troubadours racontent les histoires, indiqua Lyra.
En compagnie de Fynn, elle avait eu le temps de les entendre, encore et encore. Au souvenir de son amant l’ayant trahie, Lyra se rembrunit. Kaelan ne sembla pas s’en apercevoir. Il poursuivit sa narration.
- Il estimait que l’Empire ne prenait pas soin du peuple. Il a été maltraité, rappela Kaelan. Il voulait que quelqu’un paie !
- Il lui suffisait d’utiliser son pouvoir sur ses véritables bourreaux !
- Le problème est qu’il l’avait déjà fait. Premier pouvoir agressif. Il a tué toute sa famille lors de la première caresse de son tatouage.
Lyra grimaça. Voilà qui n’arrangeait rien.
- Naturellement, l’empereur a réagi. Il a envoyé ses meilleures troupes, protégées contre la magie grâce aux glyphes anti-magie.
- J’ignorais que ça existait.
- Cela fait partie des contre-partie au pouvoir.
- Le roi parvenu le savait forcément !
- Il s’estimait au dessus de tout et de tous, maugréa Kaelan. Le roi parvenu, acculé, a disparu sous les yeux médusés de la garde émérite impériale.
- Téléportation, supposa Lyra.
Kaelan hocha la tête.
- Il ne faut jamais se téléporter sans voir le lieu d’arrivée. Cela se passe toujours mal.
- Mais si je vois le lieu d’arrivée, je peux ? comprit Lyra.
- Disons que c’est moins dangereux mais mieux vaut le faire à quelques pas au dessus du sol et loin de toute végétation. Tu n’as pas envie de te retrouver avec une branche en travers du bras.
Lyra avala difficilement sa salive. La magie lui sembla dangereuse.
- Et après ?
- L’empereur fit brûler les ouvrages de la bibliothèque du palais royal de Valdoria, se doutant que le manuel d’emploi des glyphes s’y trouvait, espérant que les glyphes disparaîtraient.
- Mais elles sont toujours là, fit remarquer Lyra en désignant son propre corps, masqué sous la robe.
Kaelan leva les épaules et un petit sourire étira ses lèvres.
- Attends ! s’exclama Lyra. Tu veux dire que l’empereur l’ignore ?
La réalité lui fit tourner la tête. Pouvait-elle vraiment aller se présenter devant l’empereur pour y réclamer le trône de Valdoria en tant que porteuse d’un pouvoir que l’empereur aurait préféré voir disparu ?
- Les sorciers sont nés durant cette époque, indiqua Kaelan sans répondre à la question de Lyra. Les héritiers légitimes du trône de Valdoria ont profité de la confusion pour obtenir du pouvoir en tuant des magiciens. L’empereur a grimacé face à ce qui était considéré par la moitié de sa cour comme un coup d’état… et pas par l’autre. Après tout, ils étaient les héritiers légitimes, les enfants de sang du roi précédent.
- Les sorciers commandent à Valdoria ?
- Non, répondit Kaelan. L’empereur a tranché par un refus. Les sorciers ont été repoussés mais le mal était fait. Chacun a su que la magie pouvait se voler. Les pauvres de Valdoria, poussés par la famine et la perte de leurs proches, ont imité leurs dirigeants légitimes. Depuis, Valdoria n’a pas de roi. C’est devenu une province de l’Empire, surveillée par les soldats impériaux. Tout est administré de loin. Sauf que Valdoria ne possède rien. La pauvreté subsiste à Valdoria, poussant toujours plus de gens à utiliser des dagues en argent.
- Ash gouverne Valdoria, comprit Lyra. Dans l’ombre, certes, mais il gouverne.
- Tu comprends vite, la félicita Kaelan.
- Pourquoi l’empereur ne fait-il rien ?
- Valdoria est une province lointaine. Les sorciers ne viennent pas l’embêter. Il s’en fout que quelques mages meurent de temps en temps. Il a d’autres chats à fouetter, bien mieux à faire de son temps, de son énergie et de ses troupes d’élite car il les faut pour combattre la magie et nos frontières doivent être protégées.
Lyra hocha la tête. Si ici, au centre, la vie était paisible, sur les frontières, il en allait autrement.
- Si je me présentais à l’empereur, comment me recevrait-il ? interrogea Lyra.
- Il serait ravi d’obtenir un renouvellement des glyphes. Elles ont toutes une limite d’âge, vois-tu. Sauf que tu n’aurais rien à lui offrir. Tu les portes mais tu ne sais pas t’en servir.
- Le temps qu’on arrive là-bas, tu m’auras appris ! s’enthousiasma Lyra.
Kaelan fronça les sourcils.
- Valentis est mort avant d’avoir terminé ma formation, indiqua-t-il, et il avait commencé à me former quand j’étais enfant.
Lyra observa le jeune homme, à peine plus vieux qu’elle.
- Il va me falloir la version accélérée, en conclut-elle.
- Ça n’existe pas, Lyra.
- Alors on va voir l’empereur. On lui explique la situation et on lui demande sa protection. Il comprendra et tu pourras tout m’apprendre dans un palais, protégé par la garde d’élite impériale.
Kaelan pencha la tête pour dévisager son interlocutrice. Il pensa intensément, cligna des yeux, se gratta le menton puis haussa les épaules.
- Pourquoi pas, admit-il. Tu as un sacré culot mais après tout… C’est une idée. En route pour Sylvaris.
Alors qu'ils se mettaient en route pour Sylvaris, la capitale de Cyrenthia, Lyra ne put s'empêcher de frissonner. Elle avait l'impression de se lancer dans une aventure qui la dépassait complètement, mais elle savait qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible.
Kaelan proposa un arrêt dans une auberge pour la nuit. Il paya le repas chaud puis ils se réchauffèrent au coin du feu.
- Tu es le successeur du roi parvenu ? demanda Lyra alors que la salle ne présentait plus que quelques joueurs de dés bruyants à une table lointaine.
- Valentis a reçu les glyphes que le roi parvenu portait, auxquelles ce sont ajoutées celles des suivants. Nous ne savons pas comment le roi parvenu a transmis son savoir, ni dans quelles conditions. Aucun document ne l’explique. Nous savons juste que les porteurs de glyphes ont trois règles.
- Lesquelles ?
- Le première : un maître, un apprenti. Jamais plus.
Lyra acquiesça.
- La deuxième : Dès que l’apprenti modèle sa première glyphe, il obtient la totalité du pouvoir.
- Entraînant la mort du Maître.
- Et comme il faut un maître et un apprenti, l’apprenti devenu maître doit se trouver un apprenti.
Lyra fronça les sourcils. Elle imagina celui qui l’avait formée toute sa vie se suicider pour lui offrir le pouvoir, l’obligeant à le transmettre à son tour, promesse d’une mort certaine.
- La troisième règle, poursuivit Kaelan : ne jamais choisir un apprenti au passé traumatique.
- À cause du roi parvenu, comprit Lyra. Je me souviens que tu as dis que Valentis n’avait pas respecté cette règle.
- Ash… murmura Kaelan. Valentis savait le moment de la transmission proche. Il s’y préparait depuis des jours. Il a surpris Ash… en train de baiser.
- C’est interdit ? s’étonna Lyra, abasourdie.
- Non ! s’écria Kaelan. Évidemment que non ! C’est juste qu’il voyait Ash nu pour la première fois depuis des années – petit, il lui donnait le bain.
Lyra comprit que la relation maître / apprenti ressemblait beaucoup à celui d’un parent pour son enfant. La formation durait vraiment longtemps. La jeune femme fronça les sourcils. En quoi le fait que Valentis ait pu voir le corps nu d’Ash a-t-il pu poser souci ?
- Sa peau proposait pas moins de sept glyphes.
- Quoi ? s’exclama Lyra. Mais je croyais qu’une vie suffisait à peine pour en modeler une !
- Exactement, soupira Kaelan. Une seule explication s’imposait : Ash avait volé des runes à des magiciens avant de les transformer en glyphes. Les étapes de base ayant déjà été faites, le trajet final restait minime.
- Ash est à la fois un sorcier et un magicien, comprit Lyra.
Kaelan grimaça. Lyra n’en revenait pas. Il lui semblait que toutes les règles volaient en éclat. Elle possédait des glyphes sans être sorcière, n’ayant tué personne. Ash était sorcier tout en étant magicien, ce qui n’était pas censé être possible. Quelles autres incohérences allait-elle découvrir ?
- Comment a réagi Valentis ? s’enquit Lyra, une nausée au bord des lèvres.
- Il l’a mis à la porte, répondit Kaelan. Il a changé le code des glyphes de protection du domaine puis est parti en quête d’un autre apprenti, moi. La suite, tu la connais.
Ash avait tout tenté pour reprendre le pouvoir censé lui revenir. Cupide, il avait poussé Valentis à s’enfuir. Sans autre option, ce dernier avait utilisé sa glyphe de téléportation mais l’arrivée ratée proche de Lyra l’avait forcé à lui confier le pouvoir tant désiré.
La jeune femme frémit. Kaelan lui prit la main et la serra tendrement, autant pour la réchauffer que pour la réconforter.
- Je suis désolé d’avoir essayé de te reprendre les glyphes de force, s’amenda Kaelan. Je ne te connaissais pas. J’avais peur. Je ne voulais surtout pas que Ash… Je suis navré. Je n’aurais pas dû…
Une larme dévala les joues du jeune homme. Lyra lui empoigna le visage avec tendresse.
- Tu n’as pas à t’excuser. Je comprends, assura-t-elle.
Le baiser qui suivit n’explosa pas comme ceux avec Fynn. Il resta froid mais il réchauffa malgré tout Lyra dans cette océan tumultueux plein d’incertitudes et de dangers. Ils dormirent dans la même chambre – et ce alors que Kaelan en ait payé deux – et si leurs ébats n’amenèrent pas Lyra au firmament, ils lui permirent de se détendre et d’oublier quelques instants la traque, le danger, les responsabilités, la rencontre à venir avec l’empereur. Une pause bienvenue.
Alors que Lyra s'endormait dans les bras de Kaelan, une partie d'elle restait en alerte. Elle savait que ce moment de paix était fragile, et que le matin apporterait de nouveaux défis et dangers.