Chapitre 11 : L’empereur

Kaelan se montra prévenant, attentionné et charmant durant tout le voyage. Il lui raconta des moments de son enfance heureuse en compagnie de Valentis à qui il vouait sans aucun doute un amour infini. Lyra lui parla volontiers de sa vie à la ferme, même si elle trouvait cela totalement insipide. Après tout, le quotidien à nourrir les poules, aiguiser les faux et aller chercher de l’eau n’avait rien de palpitant. Kaelan l’écouta avec attention, rebondissant sur ses propos.

Ils se rapprochèrent physiquement chaque soir. Lyra ne ressentit jamais l’explosion vécue avec Fynn. Elle mit cela sur le dos de la découverte avec le barde, refusant d’écouter son cœur qui ne battait jamais la chamade en présence de Kaelan. Elle appréciait le jeune magicien sans l’aimer. Sa présence la rassurait sans la faire palpiter. Ses yeux se posant sur lui ne brillaient pas.

Sylvaris apparut à l’horizon que la relation entre Lyra et Kaelan n’avaient pas passé de cap. Ni l’un ni l’autre n’avait annoncé le moindre sentiment à l’autre, et ce malgré un voyage agréable, tant physiquement et verbalement. Leurs conversations bondissaient. Ils ne se disputaient jamais. Ils étaient d’accord sur tout.

Avec Fynn, les échanges pouvaient être explosifs. Si Lyra osait donner son avis sur une chanson, le barde l’envoyait promener avec ardeur. Lyra boudait puis les amants se réconciliaient par des baises mémorables. Avec Kaelan, tout était lisse, parfait, sans heurt. Lyra, qui rêvait d’aventure, trouvait ce voyage bien fade, et ce bien qu’elle ne regrettât pas l’absence d’Ash, qui n’avait pas montré le bout de son nez.

Ce fut pleine de pensées incohérentes qu’elle passa la porte principale de l’immense capitale impériale. Des tours élancées aux formes organiques s'élevaient vers le ciel, leurs façades couvertes de lierre et de fleurs exotiques.

Les rues pavées de pierres polies serpentaient entre des bâtiments aux courbes gracieuses, rappelant des troncs d'arbres entrelacés.

L'air était empli d'un mélange enivrant de parfums : la douce fragrance des jasmins en fleur, l'odeur terreuse et réconfortante de l'humus et une note épicée provenant des nombreux marchés.

Des fontaines cristallines jaillissaient à chaque carrefour, leur murmure apaisant se mêlant aux conversations animées des passants hétéroclites, en provenance de tous les royaumes sous la coupe impériale.

Alors qu'ils approchaient du palais impérial, Lyra et Kaelan furent saisis par la majesté de l'édifice. Ses murs semblaient vivants, couverts de plantes grimpantes aux fleurs chatoyantes. Des arches gracieuses, rappelant des branches entrelacées, encadraient l'entrée principale, gardée par des sentinelles à l'armure étincelante frappée d’un dessin aux formes courbes gracieuses.

Lyra sentit un frisson d'excitation et d'appréhension parcourir son corps, consciente que leur destin allait se jouer au cœur de cette cité extraordinaire. Elle sentit le poids de sa responsabilité s'alourdir. Comment une simple fermière comme elle pourrait-elle influencer le destin d'un empire ? Cette pensée la terrifiait et l'excitait à la fois.

- Ce sont des glyphes ? demanda Lyra en désignant le torse d’acier d’un des gardes.

- Oui, confirma Kaelan. Elles sont probablement ornementales car vidées depuis longtemps mais cela reste impressionnant.

- On peut leur redonner de l’énergie ou bien il faut les reconstruire ?

- Elles peuvent être réparées. Sauf que j’ignore comment. Valentis est mort avant d’avoir terminé ma formation, rappela Kaelan.

- Ash le sait-il ? interrogea Lyra.

- Probablement. Valentis s’apprêtait à lui offrir le pouvoir complet lorsque sa trahison l’a obligé à s’en séparer.

Lyra fronça les sourcils. Voilà qui compliquait les choses. Tuer Ash signifiait perdre ce savoir inestimable. Le garder en vie impliquait un danger permanent. Lyra espéra que l’empereur pourrait la protéger. Restait à trouver comment obtenir d’Ash qu’il transmette son savoir. Le dilemme concernant Ash tourmentait Lyra. Comment pouvait-elle concilier la nécessité de protéger le savoir qu'il détenait avec le besoin de se protéger elle-même ? Cette question semblait insoluble, ajoutant une couche supplémentaire à son anxiété grandissante.

Son cœur accéléra tandis qu’elle parcourait les halls majestueux du palais, plus que jamais consciente de ne pas être à sa place. Comment était-elle censée convaincre un empereur ? Elle, une simple fermière. Elle se trouvait ridicule et hors de propos.

Elle suivait Kaelan mécaniquement. Le jeune homme ne semblait ressentir ni crainte, ni d’appréhension, ni la moindre incertitude. Il exposait un visage serein et détendu, presque heureux. Lyra aurait aimé avoir son assurance et sa confiance en soi.

À chaque pas qui les rapprochait de la salle du trône, Lyra sentait son cœur battre plus fort. Elle avait l'impression que chaque garde, chaque courtisan pouvait voir à travers elle, démasquer l'imposture qu'elle se sentait être.

Un homme bien vêtu et entouré de plusieurs jeunes gens aux habits plus simples leur fit signe de s’approcher. Kaelan s’avança d’un pas assuré tandis que Lyra fixait le sol marbré avec insistance.

- Bonjour ! lança Kaelan d’une voix posée et claire. Nous aimerions être reçus par l’empereur.

Lyra trouva Kaelan culotté. Comme si l’empereur était disponible au premier venu qui le réclamait. Lyra estima évident qu’ils allaient se faire rembarrer.

- Veuillez me suivre, proposa l’homme bien habillé.

Lyra n’en revint pas. Kaelan suivit comme si tout se déroulait normalement. Lyra clignait des paupières en observant les tapis élégants, les chandeliers brillants, les armures rutilantes, les plantes colorées. De nombreuses personnes déambulaient. Certains, très bien vêtus, discutaient, parfois gravement, parfois avec légèreté. D’autres en simples tuniques et sabots portaient du linge, nettoyaient ou époussetaient.

Lyra se sentit submergée. Trop d’informations, trop de choses à voir, à sentir, à intégrer. Cet univers la dépassait. Elle collait Kaelan, terrifiée par ce lieu trop grand pour elle, trop peuplé, inconnu. Elle préférait la forêt ou le calme des champs à ce bourdonnement incessant.

La salle où l’amena l’homme bien vêtu – il s’était présenté mais Lyra avait déjà oublié son nom et son titre – n’aida pas Lyra à se sentir mieux. La hauteur de plafond démesurée, les poutres, les tapisseries gigantesques, les tapis, la musique – troubadours de talents – les robes colorées, les diamants aux cous et aux poignets, l’odeur de cannelle et de miel… Son cerveau ne parvenait plus à faire le tri. Trop de sensations.

Elle se retrouva devant un homme assis sur un trône lui-même installé sur une estrade en bois permettant à son utilisateur, bien qu’assis, de se trouver au dessus de ses invités debout.

- Vous désirez ? demanda l’empereur.

Lyra observa autour d’elle. La musique, la danse, la nourriture, les boissons, les discussions, rien n’avait cessé à leur approche. Tout le monde se fichait de leur présence. Quelques gardes, discrets mais attentifs, ne les quittaient pas des yeux.

Lyra resta figée devant celui qu’elle supposa être l’empereur. Elle l’avait imaginé vieux, ridé et avec les cheveux blancs – ou chauve. Il n’en était rien. Il n’était pas adolescent non plus. Elle l’imagina père d’un enfant encore jeune mais certainement pas grand-père. Elle n’en prit que davantage conscience de son ignorance, accentuant son malaise. Elle n’avait rien à faire là. Elle tortilla ses doigts, tritura ses cheveux en dansant d’un pied sur l’autre. Kaelan prit le relais et Lyra lui en sut gré.

- Majesté, lança Kaelan non sans envoyer un regard noir à Lyra. Ma compagne Lyra, en tant que porteuse de glyphes, est ici afin de réclamer le trône de Valdoria.

Lyra le trouva bien trop direct. Elle aurait apprécié un peu plus de tact et de diplomatie, tout en étant incapable de le faire elle-même. Sa voix restait bloquée. Rien n’allait.

L’empereur attendit. Kaelan jeta un œil vers Lyra et, voyant qu’elle ne faisait rien, ronchonna avant de lui relever la manche droite afin de dévoiler les tatouages s’y trouvant. L’empereur observa le bras d’une expression neutre. Finalement, il se tourna vers sa droite et lança :

- Tu avais raison.

Une personne dans la foule se retourna, dévoilant le visage bien connu d’Ash. Lyra blêmit. Que faisait-il ici ? Il était arrivé avant eux ! Qu’avait-il bien pu dire à l’empereur ? Il ne semblait pas prisonnier. S’était-elle leurrée en espérant protection auprès du souverain impérial ?

- Sache, Lyra, puisque tu te nommes ainsi, que Ash réclame la même chose que toi, indiqua l’empereur.

- Pardon ? s’étrangla Lyra, dont le son bien trop aigu traversa la salle devenue silencieuse.

La jeune femme prit conscience de l’absence de musique. Tout le monde s’était figé et regardait les deux intrus. Lyra se sentit mal. Le bal n’était qu’une mise en scène.

- Ash déclare être lui aussi le porteur de glyphes, insista l’empereur avant de désigner le sorcier qui releva sa manche droite, dévoilant trois glyphes soignées et bien formées.

- Il les a obtenues en tuant des magiciens ! s’exclama Lyra.

- Honnête, dit une femme très proche de l’empereur.

Dans une robe simple, elle ne payait pas de mine dans cette explosion de couleurs et de luxe.

- Je n’ai jamais tué quiconque dans le but de lui prendre ses pouvoirs, répliqua Ash.

- Honnête, répéta la femme.

L’empereur fronça les sourcils et s’enfonça dans son siège. Le regard de Lyra passait de l’empereur à la femme à ses côtés. Une magicienne, comprit-elle, capable de discerner le mensonge de l’honnêteté. Comment, en ce cas, les propos de Lyra et d’Ash pouvaient-ils être vrais en même temps ? La jeune femme repensa à ce que Kaelan lui avait fait subir.

- Il a torturé des gens, les amenant à préférer mourir plutôt que de continuer à souffrir, proposa Lyra.

- Je vois que tu connais les méthodes infectes de Kaelan, gronda Ash.

Lyra se tourna vers Kaelan pour voir l’homme lancer des éclairs par les yeux vers son acolyte.

- Je n’ai jamais fait une telle chose, termina Ash.

- Honnête, dit la femme.

- Kaelan ? s’exclama Lyra et pour toute réponse, le jeune homme disparut.

- Téléportation ! s’exclama un homme armé avant de secouer la tête. Nous ne pouvons rien faire.

- La glyphe était vide, voilà tout, annonça l’empereur. Ce n’est pas de ta faute. Renouvelle le mandat d’arrêt contre lui.

- Bien, Majesté, répondit l’homme armé.

- Il est recherché ? s’étrangla Lyra.

- Je crains, mademoiselle, que tu n’aies été leurrée, indiqua l’empereur.

Lyra ne comprenait plus rien. Si Kaelan venait de fuir d’une manière aussi dangereuse – après tout, la foule l’empêchait de voir dehors, ce qui était probablement le seul et unique but de la présence d’autant de monde - c’était qu’il avait quelque chose à se reprocher. Mais quoi ? Lyra ne savait plus vers qui se tourner. Tous les gens auxquels elle s’attachait finissait par lui planter un couteau dans le dos.

- Il t’a séduite, n’est-ce pas ? s’amusa Ash. Remarque bien que ça n’a pas dû être difficile. Il t’a amenée à venir ici.

- C’est moi qui ai proposé ! se défendit Lyra.

- Faire en sorte qu’elle pense que l’idée vienne d’elle n’a pas dû être bien difficile, intervint l’empereur. Voilà une action à la hauteur de mon fils.

Lyra se tourna en direction de la main tendue pour découvrir un gamin qui ricanait. Qu’il se moquait d’elle était une évidence. Lyra sentait le poids des regards de la cour sur elle. Chaque murmure, chaque rire étouffé semblait dirigé contre elle. Elle avait l'impression d'être un animal pris au piège, exposé à la vue de tous dans cette arène dorée.

Lyra se sentit mal et déplacée. Avait-elle une fois de plus offert sa confiance à la mauvaise personne ? Kaelan l’avait-il réellement manipulée ? Lyra sentit le sol se dérober sous ses pieds. Chaque nouvelle révélation était comme un coup de poignard, déchirant le fragile tissu de confiance qu'elle avait tissé. La trahison de Kaelan, la présence d'Ash, tout tourbillonnait dans son esprit, la laissant nauséeuse et désorientée.

- T’amener à demander le trône puis t’épouser après t’avoir séduite lui offrait le titre de roi, rappela Ash. T’éliminer ensuite n’aurait pas été très difficile.

Lyra dut retenir une nausée. Elle avait couché avec lui. Comment avait-elle pu se montrer aussi naïve ? Elle ne put retenir une larme. Elle ne voyait que des ennemis, partout. Elle eut envie de disparaître. Les mains de Lyra tremblaient et elle dut lutter pour ne pas s'effondrer sur place. Sa respiration devint laborieuse, comme si l'air du palais était devenu toxique.

L'esprit de Lyra était un champ de bataille, où chaque souvenir, chaque interaction avec Kaelan était remis en question. Avait-elle vraiment été si aveugle ? Si facilement manipulable ? La honte et la colère se mêlaient en elle, créant un cocktail émotionnel explosif.

Alors que la réalité de sa situation la frappait de plein fouet, Lyra réalisa qu'elle était seule. Vraiment seule. Dans ce palais rempli de gens, il n'y avait pas une seule personne vers qui elle pouvait se tourner. Cette solitude était plus écrasante que tous les regards combinés de la cour.

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