Depuis combien de temps veillait-il sur moi en secret ? Au départ, les présences se confondaient et j’avançais sans véritable guide. Pourtant, il était déjà là, blotti dans l’ombre lointaine. Il surveillait chacun de mes pas, chacune de mes pensées. Il suffisait parfois d’un simple mot pour donner l’impulsion, éviter le danger, changer de voie.
**
Nous passâmes une première nuit des plus précaires, les tentes montées en travers du chemin que nous suivions depuis l’aube, sans feu ni repas chaud. Les chevaux renâclaient, mécontents de cet arrêt en pleine côte si peu de temps après un voyage dans un tunnel. Heureusement, l’herbe grasse les consola. L’ascension se poursuivit dès le lendemain, et elle devint de plus en plus éprouvante au fil de la journée. D’un commun accord, nous finîmes par quitter nos selles pour soulager les chevaux de notre poids, éviter qu’ils ne se blessent. La voie se rétrécit, se fit plus rocailleuse. Je me demandais comment nous nourririons Ewonda et les autres dans les hauteurs si la végétation venait à manquer. Nos fontes contenaient une grande part de grains, mais je doutais que cela suffise sur le long terme. Sinji ne semblait pas inquiet : il avait certainement tout prévu.
En fin d’après-midi, un cri perçant résonna dans le ciel. Nous levâmes immédiatement les yeux. Je l’avais presque oublié, ce son joyeux et sauvage. La silhouette d’un rapace ne tarda pas à nous rejoindre, fendant l’azur en cercle de plus en plus resserré. Sinji siffla, tendit son bras avec un bonheur évident, et l’éclair de plumes brunes aux reflets verts se posa sur son brassard de cuir en charriant les bourrasques.
— Woln. Te voilà enfin de retour.
— Comment parvient-il à te retrouver ? demanda Alaina.
— Je ne sais pas, mais il y arrive toujours.
— Curieux… Ou magique, rétorqua-t-elle.
C’était en effet l’explication la plus simple, même si rien ne prouvait que ce soit la bonne. Aliésin et moi savions toujours où se situait l’autre, mais nos âmes étaient liées. En était-il de même pour Sinji et Woln ? Dans une moindre mesure ?
Sinji caressa longuement son ami à plumes, alla quérir quelques friandises dans ses fontes et détacha enfin le message à sa patte. Ce n’était que quelques lignes, tracées d’une écriture fine, serrée. Mais elles témoignaient de la bonne santé de mon père, de son arrivée à Lounia, de sa promesse d’y attendre Galnor avant de poursuivre son voyage. Sinji me remit la missive après lecture. Tout à la fin, malgré la place restreinte, mon père avait pris la peine de réitérer son serment. Il ne s’agissait que de deux mots ratatinés, mais ils ne s’adressaient qu’à moi. « À Ethenne », disait-il. L’attention me bouleversa : il me manquait tant.
Sur la pente un peu moins raide, nous retrouvâmes nos selles et Woln nous indiqua joyeusement le chemin. L’oiseau venait de Naimy, d’un œuf éclos entre les mains du père de Sinji, à la lisière des derniers monts et des premiers arbres de Limnah. Autrefois répandu, les féalcîmes se faisaient extrêmement rares aujourd’hui, comme nous le raconta Sinji. Les créatures magiques ou sortant de l’ordinaire ne plaisaient pas plus que nous aux nonmages. Ils les exterminaient dès qu’elles passaient à leur portée, et les rapaces verdoyants n’avaient malheureusement pas échappé au massacre. Je regrettais que les compagnons de Woln, comme lui, aient fait le choix de quitter trop souvent le refuge des montagnes.
La nuit tombait quand mon parrain s’arrêta brusquement avec un sourire satisfait. Je ne comprenais pas son optimisme : je cherchais un endroit susceptible d’accueillir un bivouac d’appoint depuis un bout de temps, et cet endroit n’était pas plus approprié que les autres. Si nous nous établissions ici, il nous faudrait dormir les uns à la suite des autres, le dos plaqué contre la roche, le visage face au vide. Ça risquait de ne pas plaire à Alaina.
— Ne jamais se fier aux apparences, déclara Sinji face à notre manque d’optimisme.
Il posa ses mains sur la paroi, et soudain, elle se troubla, hésita, disparut. La pierre immuable venait de fondre sous nos yeux et à sa place trônait un large renfoncement, une grotte.
— On sous-estime souvent la magie de lumière, mais elle est indispensable, surtout à Naimy.
Alaina se remit très vite de sa surprise et entraîna sa jument derrière elle. Il y avait tout ici : couchages alignés au sol, source d’eau potable, fourrage pour les animaux, vivres. Jusqu’au tas de bois sec attendant qu’on y mette le feu ! Pour quiconque perdu en fâcheuse posture dans les frimas de l’hiver, ce lieu était synonyme de survie. Sinji m’indiqua la caverne et j’entrais à mon tour.
— Mais… Mais comment savais-tu que c’était ici ? lui demandais-je. Pour le tunnel, l’arbuste servait au moins de repaire. Là il n’y a rien.
Il vérifia l’enchevêtrement de combustible, l’embrasa d’un seul geste.
— Pour ceux qui savent les lire, il y a des symboles gravés dans la roche au fil du chemin et qui indiquent la distance du prochain refuge. Mais son emplacement exact, lui, n’est pas signalé pour des raisons de sécurité.
— Alors comment ?
— La première étape du tissage consiste à visualiser la magie. Ne jamais s’aventurer dans les montagnes sans ce précieux sens.
Voir la magie… J’avais essayé dès mes premières leçons, en vain.
Alaina avait déjà retiré selle et harnais à sa monture qu’elle entreprit de brosser. Je suivis son exemple avec Ewonda.
Ma tête débordait de questions, mais j’hésitais un peu à les poser, j’avais peur d’ennuyer Sinji. La plupart du temps, Alaina l’interrogeait à ma place et je n’avais plus qu’à écouter les réponses, mais elle savait plus de choses que moi sur la magie et le monde sorcier en général. Avec mon père, je me serais assis devant une feuille de parchemin, j’aurais réfléchi à ce que je pouvais comprendre et déduire moi-même avant de demander ce qui me faisait réellement défaut. Ce support me manquait, il m’avait appris à résonner, mais privé aussi d’une certaine spontanéité.
— Oui ? demanda Sinji sous mes regards insistants.
Il sourit et m’encouragea d’un signe de tête.
— Qui s’occupe de cet endroit ? Qui ramasse le bois, stocke le fourrage et remplit les réserves de nourriture ?
— Les montagnards. On raconte qu’eux sont formés au tissage depuis le plus jeune âge, afin d’alimenter la magie de Naimy.
— Mon parrain aussi, sûrement, ajouta Alaina.
— Oui, il y a des chances, approuva Sinji.
— Mais où trouvent-ils tout ça ? demandais-je en désignant les réserves.
— Dans les hameaux sorciers entre ici et la mer, dans la montagne elle-même aussi, sans doute, dans des lieux qu’eux connaissent.
Une fois les animaux installés, alors que mon parrain préparait le souper, j’assouvis le reste de ma curiosité et sortis un instant. De l’extérieure, maintenant que le sort levé temporairement par Sinji faisait de nouveau effet, la grotte demeurait parfaitement invisible, même si mes amis l’occupaient. Les seules confirmations de son existence venaient de mon savoir et de mon lien avec Aliésin, m’indiquant qu’il se trouvait bien à l’intérieur. Je rentrai en me fondant dans la roche, non sans un frisson, redoutant un impact qui ne vint jamais.
Alaina regardait son talisman, elle l’avait tiré de sous son vêtement et l’orientait de différentes façons.
— Je crois qu’il vient vers nous, dit-elle : la traction est plus forte.
Une traction, comme celle ressentie par le biais de mon médaillon lors de mon départ de la clairière. Je compris que Sinji avait alors activé son propre talisman pour me guider à lui.
— Avec un peu de chance, nous pourrons nous contenter de rester en marge de la plupart des dangers.
— Si cet endroit recèle d’abris, il ne doit pas être si dangereux que ça… chuchotais-je.
— Détrompe-toi, Maylan : nous sommes encore très bas et aux extrémités de Naimy. Si Tinam nous contraint à nous enfoncer plus profondément dans la montagne ou à gagner les véritables hauteurs, tu risques de revenir rapidement sur ton jugement. Ici, il ne faut pas se fier aux apparences.
*
Plus nous approchions de l’épée Ezoria et de son gardien, plus mon sommeil se peuplait de rêves étranges au réalisme déroutant. Au départ, il ne s’agissait que de quelques couleurs mélangées aux formes indistinctes, et pourtant, je les regardais, certain qu’elles se préciseraient. J’étais conscient qu’il s’agissait de songes, que je dormais quelque part dans les montagnes, mais j’étais tout aussi convaincu de l’importance de ces tons mouvants et encore incompréhensibles. Il fallut plusieurs nuits pour qu’enfin je puisse distinguer une petite fille.
Elle est accroupie dans l’herbe et cueille des fleurs. De simples pâquerettes, blanches au cœur jaune rayonnant qu’elle assemble les unes aux autres, comme pour former une couronne. Je ne vois pas son visage au début, mais elle finit par se pencher un peu plus en avant et le voile de ses cheveux bruns coupés au-dessous du menton accompagne son mouvement, revient en arrière en même temps qu’elle.
Je ne l’aperçois qu’un instant, puis elle m’est cachée de nouveau. Elle n’a rien de particulier, ni très joli, ni désagréable à regarder. Une fillette des plus ordinaires, de l’âge où l’on n’a pas encore appris à tracer ses premières lettres. Et pourtant, elle me semble familière. Si familière que sous le choc, je recule. Mes pieds s’emmêlent, ils rencontrent quelque chose et je peine à retrouver l’équilibre. Quand enfin je me redresse, l’enfant a disparu. Il ne reste plus que du blanc, un fond de plus en plus éclatant qui me guide jusqu’au réveil.
Je rêvais plusieurs fois de cette enfant, sans réussir à en voir plus, sans qu’elle semble remarquer ma présence. J’avais pourtant l’impression qu’en tendant le bras, avec un peu plus de temps, je serais parvenu à la toucher, à attirer son attention. Qui était-elle ? Pourquoi venait-elle me hanter ? J’étais certain de n’avoir jamais rencontré cette petite fille, alors, comment pouvais-je la connaître ? J’aurais aimé me rappeler son nom.
*
Alaina arrêta Zahara au plein milieu du passage et Sinji porta Aykone à leur hauteur. Le chemin suivit depuis notre départ de la grotte, deux jours plus tôt, s’achevait de la plus brusque des manières, par un large précipice. Une impasse. Le talisman d’Alaina, d’après son geste, indiquait pourtant bien l’autre côté du ravin, ignorant le vide.
— Il y a un autre chemin ? demandais-je en rattrapant mes deux compagnons.
La jeune sorcière s’était immobilisée bien avant l’obstacle qu’elle contemplait d’un œil inquiet, toujours sujette à son incontrôlable vertige.
— Pas besoin, répondit Sinji. Nous emprunterons celui-là.
Il m’adressa un clin d’œil, sourit et mit pied à terre. Alaina devait savoir, mais elle ne put s’empêcher de gémir et de fermer les yeux, Sinji, lui, marcha vers le danger comme s’il n’y avait rien à redouter. Quand son pied avança vers le vide, je quittai ma selle dans l’espoir vain de le retenir. Mais il ne tomba pas. Devant lui, invisible jusqu’alors, un pont se dévoila. Étroit, il était maintenu à la rive à l’aide de deux poteaux fichés profondément dans la roche et de simples cordages. L’installation tangua légèrement sous le poids de mon parrain, oscilla dans le faible vent. Je vis Alaina déglutir et reculer d’un pas, Sinji la rejoignit et lui souffla quelques paroles d’encouragement avant de se tourner vers moi.
— Ne t’en fais pas : c’est plus solide que ça en a l’air.
Il avait beau prétendre l’installation solide, je me demandais comment il convaincrait Alaina de s’y engager. Elle avait été incapable de passer seule par une fenêtre du premier étage, et là, il s’agissait de franchir un véritable gouffre par un bien modeste pont qui tanguerait sûrement à chaque pas. Pourtant, la jeune sorcière était passée par Naimy à l’aller, sauf s’il existait d’autres chemins, et alors, je ne comprenais pas pourquoi Sinji nous faisait passer par là, Alaina avait déjà affronté cette épreuve.
— Par sécurité, vous ne passeraient pas avec les chevaux. C’est moi qui me chargerais d’eux. Malgré tout, ça fait bien longtemps qu’Ewonda ne s’est pas prêté au jeu et Zahara s’est montrée inquiète la dernière fois.
Il ne parlait pas de sa sorcière… Sinji attrapa les rênes d’Aykone, attira la large tête de la jument contre la sienne et caressa longuement l’encolure de sa monture avant de lui murmurer, à elle aussi, des paroles rassurantes.
— Comme nous sommes trois, je préférerais quelqu’un de chaque côté pour m’assurer qu’aucun cheval ne s’élance ou ne fasse demi-tour si l’un d’eux panique. Tu veux bien traverser en premier Maylan ?
Je n’étais pas spécialement rassuré, mais par compassion pour Alaina je confiai les rênes d’Ewonda à mon parrain. Aliésin s’engagea aussitôt, sans l’ombre d’une peur, comme s’il s’agissait d’une simple formalité. Bien forcé de le suivre, je tâchais d’ignorer les mouvements de la construction et surtout, de ne pas songer à ce qu’il adviendrait si une planche ou un cordage venait à céder. À moins d’un mètre de l’arrivée, conscient qu’il s’agissait d’une bien mauvaise idée, je regardais le sol. Ou plutôt, le vide vertigineux qui s’étendait sous mes pieds, à en partager la peur de la jeune sorcière. La roche saillante, aussi tranchante que des lames prêtes à réduire les corps en charpie, plongeait à l’infinie, si loin que mes yeux ne purent la suivre.
« Viens, petit frère. »
Je déglutis avec peine et obéis, non mécontent de sentir de nouveau un sol bien ferme sous mes pas. Mon soulagement fut pourtant passager : Aliésin se prit à gronder sans même me laisser le temps de me retourner vers les autres. Je me figeai et regardai autour de moi, la main déjà posée sur mon arc.
— Asin ? Tu sens quelque chose ?
— Une odeur cache les autres. Silence.
Par pur réflexe, alors qu’il se faisait plus impressionnant pour explorer les environs, je m’agenouillai, réduisant la surface d’attaque d’un éventuel ennemi. Ainsi accroupi, je levai un bras en signe d’alerte à l’adresse de Sinji, encochai une flèche.
Mon instinct de chasseur reprit rapidement le dessus, même si depuis mon départ d’Emodal, Aliésin me reprochait ma confiance aveugle en mon parrain. Je me reposais trop sur lui, sur ses compétences et sa vigilance d’adulte. Quelques mois auparavant, avant toute cette histoire, je ne me fiais qu’à mes propres sens et à ceux d’Aliésin pour m’isoler du danger. Je repoussai ces préoccupations de mon esprit, l’éveillai plutôt aux bruits, aux mouvements autour de moi. Dans la forêt, les menaces venaient des seuls animaux, les deuxpas faisaient des ennemis bien différents.
Aliésin revint quelques instants plus tard, toujours un peu sur ses gardes malgré l’absence d’assaillant. Une fleur dépassait de sa large gueule retroussée en une grimace toute féline. Le végétal, d’un blanc malsain, se parait de longs pétales à l’aspect cotonneux. Une vive odeur de… de vomi s’échappait de la trouvaille, et il la délaissa finalement, ne supportant plus de la tenir entre ses crocs. Je plaquai mes mains sur ma bouche et mon nez, contrôlant difficilement mes haut-le-cœur.
Je me retournai. Là, dans le ravin, je venais d’entendre du bruit. Aliésin se plaça aussitôt entre moi et l’agitation. Un son étrange, comme des pierres se frottant les unes contre les autres. Il se rapprocha très vite, couvrant la mise en garde de Sinji qui s’élança vers nous.
Ils surgirent par dizaines ! Tous en même temps ! Petites masses brunes vives comme l’éclair, au pelage hérissé de colère. La première salve fut balayée par un mur de vent, mais se releva très vite. D’autres vinrent. Aliésin en repoussa trois d’un simple mouvement de tête avant que je parvienne à viser le premier. Je n’eus pas le temps d’encocher un nouveau trait. Des crocs acérés se plantèrent dans mes avant-bras, d’autres m‘arrachèrent mon arme. Sinji les balaya une deuxième fois, puis une troisième, il me tendit mon arc.
— J’avais dit : on ne touche à rien !
Intelligents, les ennemis se focalisèrent en priorité sur le fauve, et des dizaines d’entre eux s’accrochèrent à lui. Il ne savait plus où donner de la tête. De petites créatures brisées gisaient à ses pattes, mais toujours plus nombreuses, nous n’arrivions pas à les repousser. L’une d’elles me mordit au cou, d’autres continuèrent à s’attaquer à mes bras tandis qu’on me griffait le dos. Sinji repoussait et repoussait encore. Le fauve grondait, les bêtes rocaillaient, et rien ne semblait endiguer leur hargne. Woln se joignit à nous, mais son aide modeste n’arrangea que peu notre situation face à des proies aussi nombreuses.
Mon parrain haletait, mon carquois se vidait et je craignais le pire. Pourtant, d’un seul coup, aussi brusquement qu’elles avaient commencé, les attaques cessèrent. Les animaux rebroussèrent chemin d’un même ensemble, courant agilement en direction du vide. Leurs petites mains s’agrippaient aisément à la paroi. Sans me laisser le temps de reprendre mon souffle ou d’examiner mes blessures, Sinji se releva et traversa le pont en trombe.
— Alaina !
Je me redressai tant bien que mal, franchit l’abîme au-devant du fauve, ignorai tout de la hauteur crainte un peu plus tôt.
Accroupie, la jeune sorcière tendait les mains à quelques centimètres de la terre pauvre. Entre ses doigts, la petite pousse s’étirait lentement vers le soleil printanier. Je la voyais se dérouler, se tendre, se déplier. Le bourgeon grossit et comme ses trois sœurs aînées, finit par s’ouvrir, révélant sa blancheur malodorante. Des fleurs identiques à celle cueillie par Aliésin naissaient sur la demande magique d’Alaina. Déjà, les premières créatures refaisaient surface, s’approchaient lentement, curieuses. Elles ne ressemblaient en rien aux monstres affrontés quelques instants plus tôt. Sans connaître leur autre visage, je les aurais trouvées ravissantes, délicates. Elles m’évoquaient une sorte de renard miniature, mais avec quelque chose en plus. Fines, dotées d’immenses yeux noirs, elles possédaient de longues et gracieuses oreilles qu’elles rabattaient vers l’arrière. Une queue gracile et rayée de la longueur du reste de leur corps, des pattes achevées par une ébauche de main humaine. Les petits êtres avancèrent, furtifs et méfiants, leur nez minuscule reniflant les végétaux. Bruns et presque entièrement tachetés, ils se fondaient efficacement dans ce paysage rocheux.
— Des méphilides, approuva Sinji. Ces fleurs ont une odeur répugnante, mais les falexs la vénèrent presque… Une fois à maturité, ils les cueillent et les réduisent en une sorte de pâte. Le baume les protège de leur prédateur tout l’été, assure la survie de leurs petits. Il ne faut jamais toucher à ces fleurs sous peine de s’attirer leur foudre…
Il me dévisagea et je baissai la tête. Pourtant, l’erreur venait d’Aliésin, non de moi. Alaina acheva son ouvrage, soupira et laissa ses mains reposer sur ses genoux.
— Merci, Alaina. Bien, occupons-nous des blessures.
Les plaies lancinantes se rappelèrent aussitôt à moi.
*
Les derniers rayons du soleil me réchauffaient le visage, mais j’étais bien trop concentré pour m’occuper du temps. Assis sur un rocher inconfortable, un Aliésin somnolant à mes pieds, je regardais le ballet hypnotique de la flamme délavée. Elle naquit dans l’une de mes paumes, s’éteignit avant de réapparaître dans la seconde. Moins je réfléchissais, plus je gagnais en rapidité. Mais j’étais encore bien loin de savoir jongler à la manière de Sinji.
— Tu progresses.
L’intervention d’Alaina me tira de ma bulle et mon exercice disparut aussitôt. Sans s’en soucier le moins du monde, elle s’assit à côté de moi et poussa un soupir. Nous étions proches de son parrain, mais loin du prochain abri. En découvrant cette petite zone dégagée, Sinji avait voulu s’arrêter plus tôt pour la nuit, à la grande frustration de la jeune sorcière et mon propre soulagement : m’approcher de l’épée légendaire me rendait nerveux.
— Merci.
Elle sourit et je me remis au travail.
— Demain, tu auras sans doute l’occasion de voir Ezoria.
Pour la deuxième fois, ma flamme s’éteignit, mais cette fois, elle ne réapparut pas.
— Tu as peur ?
Je baissai les bras et hochai la tête.
— Elle est l’arme de l’Adjahïn. Si comme nous le pensons tu es bien l’élu : il se passera forcément quelque chose.
Dévoré par l’appréhension, je n’arrivais même pas à soutenir son regard. Aliésin regagna mes genoux.
— L’avantage c’est qu’au moins tu seras fixé. Sais-tu pourquoi Ezoria se trouve dans ces montagnes ? Sinji passe son temps à raconter des histoires, mais il a appris celle-ci récemment, et encore parce que Galnor l’escortait en même temps que moi jusqu’à Naimy. Mon père lui avait fait promettre de garder le secret.
Comme elle s’y attendait, je secouai la tête.
— L’histoire remonte au temps d’Ehoden, quelques années seulement après la création du dôme protecteur et d’Ethenne.
Elle tendit le bras comme l’aurait fait Sinji pour faire apparaître des illusions, mais comme il ne se passa rien, nous sourîmes de conserve.
— La reine Sera est de nouveau tombé enceinte. L’histoire raconte qu’elle mit au monde une petite fille, Myllana, qui fut choisie pour succéder à son père. Mais en réalité, ce n’est pas à un, mais à deux enfants que la reine donna la vie. Quelques minutes seulement après sa sœur, un petit garçon vit le jour. Il s’appelait Tinam, et si personne ne connaît son nom, c’est parce qu’Ehoden a choisi de garder son existence secrète.
— Pourquoi ?
— Pour Ezoria. Il avait peur qu’une arme aussi puissante puisse un jour tomber entre de mauvaises mains, ou qu’elle attise la convoitise de certains sorciers et ne les divise. Il lui fallait quelqu’un de confiance pour la protéger, pour la cacher. Et qui mieux que son enfant ? Le propre frère de Zorren. Le problème devait trotter dans la tête d’Ehoden depuis un bout de temps, car il y a pris sa décision dès la naissance. Il a dit à toutes les personnes au courant de garder le silence et il a caché son fils. À l’époque ça ne devait pas être si difficile : Ethenne était encore en construction et il ne devait pas y avoir tant de guérisseurs. Et puis, personne n’avait deviné que Séra attendait de jumeaux.
— Mais c’est terrible… dis-je en imaginant la situation.
— En tout cas, ça a dû l’être pour eux. Comme Tinam et Myllana se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, ils ont fait en sorte que ce soit le cas le plus longtemps possible : ça permettait d’intervertir parfois les enfants et de faire sortir le petit garçon.
Je n’étais pas sûr que ça ait beaucoup éclairé son enfance…
— Et une fois grand ?
— Ehoden l’a envoyé avec l’épée dans l’endroit le plus isolé qui soit : ici, dans les montagnes de Naimy. Avec pour mission de la protéger et de garder le secret. Ce qu’il faut savoir, c’est que cette époque fut aussi celle d’Allmarel. C’est au cours de l‘enfance des jumeaux qu’il mit au point ses talismans. Au début, ils n’avaient pas beaucoup d’utilité vu que personne ne quittait la capitale, mais l’idée de donner à chaque bébé un nom unique a séduit, même si pour des raisons pratiques, il a fallu inventer un langage afin d’éviter quelques confusions… Bref, Allmarel était un sorcier passionné, mais sa création arrivait un peu trop tard, alors que les sorciers étaient en sécurité. Elle serait sûrement tombée dans l’oubli si Ehoden n’avait pas vu une solution à ses problèmes dans ces talismans, et que Myllana n’avait pas très vite arboré le sien…
Dans l’oubli… C’était peu croyable vu l’importance que mon père et Sinji semblaient leur donner.
— Deux médaillons furent créés pour la famille royale : un pour Myllana, mais aussi un pour Tinam. Et ce dernier était bien particulier, puisqu’il pourrait être légué à chacun de ses descendants, tout comme son nom.
— Ton parrain s’appelle donc Tinam ?
— Oui.
— Mais comment ont-ils réussi à faire ça ?
Elle haussa les épaules, avouant son ignorance.
— En tout cas ce n’était pas la seule différence avec les talismans classiques, car au lieu de relier ceux des jumeaux à des parrains ou marraines, Ehoden les a unis l’un à l’autre. En cas de besoin, il fallait un moyen de pouvoir retrouver Ezoria. Depuis la mort de Myllana, le talisman du Gardien actuel se lie au hasard à celui d’un bébé sorcier. Il devient son ou sa filleul et il est alors impossible d’attribuer à l’enfant le parrain ou la marraine que ses parents avaient choisis. Comme personne ne connaît l’histoire des Gardiens, on appelle ces cas à part des « enfants sans guide ». Et je suis la dernière en date.
— Sinji a dit que tu devais rejoindre ton parrain, mais personne ne le savait…
— Non. Les enfants sans guide disparaissent l’année de leur dix-sept, et peu de monde sait que comme beaucoup de demi-âges, ils se contentent de passer ces mois en compagnie de leur parrain ou de leur marraine. Ils doivent évidemment garder le secret à leur retour.
Ces montagnes étaient un lieu isolé et protecteur à la fois, idéales, sans doute, pour se cacher. Ici, les Gardiens n’avaient rien à craindre des nonmages, mais il ne devait pas leur être si difficile non plus de se tenir à distance de leurs compatriotes, de garder le secret jusqu’à léguer leur mission à leur successeur.
— J’ai une dernière question…
— Oui ?
— Si l’existence des Gardiens est si secrète, comment parviennent-ils à avoir des enfants ? Comment naissent les nouveaux Gardiens ?
— Ça, c’est une excellente question ! Si tu veux mon avis, il y a des montagnards dans ce mystère. Il y a forcément un minimum de gens au courant de l’existence des Gardiens, de leur mission, et comme ils vivent tous à Naimy et entretiennent la magie qui y règne…
Aliésin se dressa sur ses pattes et bondit au sol où, dans un grondement d’alerte, il retrouva sa taille de fauve. Nous réintégrâmes aussitôt le présent et la main d’Alaina serra son médaillon. Tout à notre discussion, elle n’avait sans doute pas fait attention au changement.
— C’est lui, dit-elle. Il approche.
Sinji nous rejoignit aussitôt.
Une vague de stress me traversa, mais je ne me serais pas attendu à en percevoir dans la voix de la jeune sorcière. Sans doute quelques instants après elle, je réalisais que son mystérieux parrain s’attendait à la découvrir seule. D’après Sinji, il était prévu que Galnor conduise Alaina dans les montagnes et la laisse pour faire aussitôt demi-tour. Or, aujourd’hui, non seulement elle se présentait en retard, mais elle était accompagnée.
Aliésin tourna la tête vers la droite, puis vers la gauche. Malgré la proximité des méphilides qui bloquaient son odorat, il percevait toujours les sons bien plus efficacement qu’aucun deuxpas, et l’annonce de la jeune sorcière ne suffit pas à l’apaiser. Après tout, Gardien ou parrain, l’actuel Tinam restait pour nous un inconnu. Nous ignorions sa réaction face à deux invités de plus, face à un quatrepas.
— Ils sont plusieurs ?
Aliésin ne me répondit pas, trop concentré sur le présent pour m’accorder son attention. Je compris vite, cependant, que même s’ils restaient à distance, les intrus ne cherchaient pas à nous cacher leur présence. Ils annoncèrent clairement leur arrivée, l’un avec davantage de subtilité.
Nous patientâmes un moment sans savoir que faire, sans que quiconque ne se découvre où nous adresse la parole. Puis Sinji nous fit placer derrière lui, et lentement, tendit ses deux mains en avant. Il s’agissait à la fois d’un signe de paix et d’un geste protecteur lui permettant de déclencher son bouclier venteux à la moindre menace. Seul Aliésin demeurait ostensiblement hors de son champ d’action, mais sur ses gardes, il ne lui manquait qu’un bond pour la rejoindre.
— Mon nom est Sinji, parrain du potentiel Maylan-Jord. Nous accompagnons l’enfant sans guide Alaina-Siméana, et désirerions échanger avec le Gardien.
Il donnait ainsi nombre d’informations, pariant sur le fait que nous faisions forcément face à des sorciers. Pourtant, son attitude démontrait sa méfiance. Qui était donc notre second interlocuteur ? Ami ou ennemi ? Il fallait parer aux deux éventualités tout en rassurant le Gardien sur notre présence inhabituelle au côté d’Alaina.
— Cheval, précisa enfin Aliésin.
Je n’eus pas le temps d’avertir mon parrain avant que l’animal ne fasse son apparition. La robe isabelle, il ne portait ni selle ni harnais. Sa seule marque de domestication se résumait aux sortes de bas en tissus attachés à chacune de ses jambes. Ils étouffaient le bruit des sabots contre la rocaille, cachaient à demi ses balzanes sombres, contrastaient avec son apparence sauvage. Il s’agissait donc bien de notre inconnu. Tinam nous laissa le temps de le constater, ainsi, une part de la tension s‘évapora avant même son arrivée.
Influencé par les contes de ma mère, je l’avais imaginé vieux, vêtu d’une longue toge blanche, un bâton à la main, le visage dévoré par une interminable barbe. Gardien ancestral rendu un peu fou par la solitude, amaigri par les épreuves ; l’œil vif et débordant de sagesse. Mais la silhouette qui sortit de l’ombre ne correspondait en rien à mon imaginaire. Jeune, comme sortant tout juste de l’enfance, le visage fin qui se révéla à nous était encadré par des cheveux blonds d’une extrême pâleur, presque blancs. Coupées au niveau des épaules, les mèches volatiles tranchaient avec un regard noir d’une rare intensité. En guise de robe, une large tunique en vieux cuir et une cape ayant connu des jours moins sombre. Des bottes guère en meilleur état montaient plus haut que la normale sur un pantalon d’un ton jumeau à la roche. Mais je ne m’attardai pas longtemps sur cette tenue : en plus de la lame au fourreau anthracite et bleu nuit qui battait contre sa jambe droite, deux autres pommeaux dépassaient de son dos, retenu par un harnais ceinturant sa poitrine. Une poitrine, assurément féminine.
Déconcerté, je me tournai vers Alaina. Ses yeux écarquillés, sa bouche entrouverte et son immobilité témoignaient de sa surprise. Au lieu du parrain imaginé, une marraine lui faisait face, et pas plus que Sinji et moi elle n’avait dû imaginer cette hypothèse. Peut-être croyait-elle aussi qu’un prénom masculin ne pouvait être livré que de fils en fils, pourtant, nulle lignée ne pouvait prétendre donner vie, à chaque fois, à un premier-né garçon. Il y avait donc sûrement eu de nombreuses femmes nommées Tinam, et l’une d’elles nous observait.
— Gardien, indiqua-t-elle simplement en se désignant.
Puis elle nous montra sa monture d’un geste de la main.
— Elle, Coranthe.
Sinji acquiesça, Tinam quitta l’appui rocheux duquel elle nous dominait toujours et je m’écartai pour surprendre sa descente. Malgré son encombrant bagage, la Gardienne nous rejoignit avec une adresse surprenante. Pas un seul caillou ne roula sous son poids. Silencieuse comme une ombre, elle nous prouva être capable de la plus grande des discrétions.
Une fois au sol, elle hésita un peu, nous observa, s’attarda sur moi et davantage encore sur Aliésin. Sinji m’avait présenté, mais n’avait rien dit sur mon compagnon, et Tinam me le rappela en m’interrogeant d’un sourire. Je m’éclaircis la voix, cherchai à reprendre contenance.
— Il est avec moi, il s’appelle Aliésin.
Ce dernier se contenta d’un modeste grondement. Il ne relâchait toujours pas sa vigilance : la Gardienne aux cheveux lunaires bougeait comme un prédateur expérimenté, sur ses gardes elle aussi, sûrement à cause du fauve. Mais en agissant ainsi, elle indiquait une nuance trop large à Aliésin. Celle qu’alliée, elle pourrait se changer en menace à tout moment. Tinam dut le comprendre, car elle finit par s’agenouiller et tendre la main vers Aliésin. Elle attendit longtemps qu’il s’apaise, que les poils retombent le long de son échine, qu’il ose approcher et apprivoiser l’odeur de l’intruse.
Jamais personne n’avait agi ainsi avec Aliésin, lui laissant le temps de s’approprier le nouveau venu à son rythme, respectant sa nature animale sans pour autant renier son intelligence.
Une fois acceptée, la Gardienne se redressa, engloba notre campement d’un geste du bras et nous fit signe de la suivre.
— Trop exposé, venez.
Sans le talisman d’Alaina, jamais nous n’aurions localisé Tinam. Son camp provisoire, des plus sommaires, se fondait parfaitement dans la montagne, invisible depuis le sentier, cerné de pièges et d’astuces propres à lui révéler la présence d’un éventuel voyageur. Elle vivait du strict minimum, la totalité de ses possessions logeant dans un seul bagage qu’elle charriait visiblement elle-même, octroyant une parfaite liberté à sa jument de vent. Je me demandais comment elle parvenait à se nourrir, à survivre dans un lieu décrit comme des plus hostiles par mon parrain. Trouver des plantes comestibles en cette saison était compliqué pour Sinji, pourtant instruit dans ce domaine. Les animaux sauvages recelaient d’endroit où se dissimuler et les arbres ou buissons fruitiers ne devaient pas être nombreux. Comment passait-elle la mauvaise saison ici ? Usait-elle des abris mis à disposition des sorciers traversant les montagnes ? Dans ce cas, comment rester caché à la vue de tous ?
Mes lèvres restèrent closes malgré mes innombrables interrogations. La Gardienne nous fit bon accueil, mais elle économisait le moindre de ses mots, usant plus volontiers de gestes ou de regards. Elle ne devait pas avoir l’habitude de s’exprimer à l’oral, nous l’imitions naturellement.
Même si elle ne nous confia pas comment elle parvenait à résister aux périls de Naimy, elle nous offrit une belle démonstration de ses talents culinaires, transformant nos vivres du soir en notre meilleur repas depuis Keldaria. Pourtant, elle n’y ajouta qu’un peu de viande fraîche et quelques herbes en cours de cuisson. Quand elle donna une poignée de grains à sa jument, je compris qu’avec ou sans réserve, tant que nous serions en compagnie de Tinam, nous nous accommoderions très bien de notre voyage dans les hauteurs.
À la fin du repas, alors qu’un silence timide s’installait durablement entre nous, elle défit la sangle qui retenait la troisième lame à son côté. Elle s’écrasa au sol avec un bruit métallique, et elle la récupéra sans même se retourner. L’arme légendaire m’apparut d’abord sous une apparence des plus humbles, mais Tinam retira les bandes de tissus qui l’emmaillotaient en partie. Sa véritable splendeur se révéla.
Le pommeau, forgé dans un métal noir que je ne connaissais pas, rehaussait les lanières de cuir bleu nuit enserrant étroitement la poignée. Elle possédait une garde incurvée en direction d’une lame encore protégée par son fourreau. Fourreau qui laissait apparaître, gravé avec soin et à sa base, l’ombre d’un noble cerf au tracé identique à celui présent sur mon talisman d’Allmarel.
Tinam me présenta l’épée en équilibre sur ses deux paumes avec un seul mot pour explication : « potentiel ». Elle avait bien deviné que si nous escortions Alaina, c’était davantage pour voir l’épée que converser avec sa Gardienne. Le regard de Tinam était empreint de curiosité, mais à la façon dont elle se tenait, elle me faisait comprendre qu’au moindre doute ou comportement suspect, elle saurait aisément m’arracher l’objet et le défendre de nous tous.
J’hésitais, j’avais peur et mes mains tremblaient autant que mon âme. Quel âge avait donc cet objet ? Combien de sorciers l’avaient-ils brandi, admirés en se demandant quels exploits elle accomplirait un jour ? Combien avaient tenté d’imaginer un jeune garçon aux iris bleu sombre jouant du marteau au-dessus d’elle et un autre… Un autre s’interrogeant sur ce qui se produirait, s’il osait seulement la toucher.
« Prends, petit frère, elle t’appartient désormais. »
Répondant à l’impulsion, je tendis finalement les doigts, les refermait sur Ezoria. Il ne se passa rien quand je la déposai sur mes genoux ; rien non plus, quand je la dégageai de son fourreau. Pourtant, il émanait d’elle une puissance phénoménale. De la magie vibrait dans chaque once de ce métal singulier, même moi, je parvenais à m’en rendre compte. Sur le haut de la lame, Céphée se dressait dans sa posture noble, coutumière. De longues et gracieuses arabesques courraient, tels des liens féeriques joignant la garde à la pointe affûtée, séparée seulement d’une gouttière, miroir mortel de tracés jumeaux.
La Gardienne se leva, tira ses deux lames, se mit en garde. Son regard de défi se teinta de l’éclat du jeu, bien plus encourageant. Je n’avais jamais manié d’épée et comme j’hésitai, elle me tendit sa paume et m’invita d’un signe de la tête. Elle ne prononça aucun mot, mais il était facile de lire dans l’éclat de ses yeux : elle parlait comme Aliésin le plus souvent, avec son corps et cette sorte d’aura qui enveloppait les animaux, que les deuxpas avaient perdus.
J’imitais tant bien que mal la garde de Tinam, guettais le mouvement de ses bras.
Notre jeu fut des plus brefs : alors qu’elle levait ses armes et que je brandis la mienne pour parer son semblant d’attaque, un étau obscur se referma sur mon crâne ; je perdis connaissance.
*
J’ouvris lentement les yeux sur un ciel à la blancheur absolue dans lequel nul nuage ne flottait. Il n’y avait rien, ni forme ni ombre, aucun souffle de vent, pas le moindre animal. Je laissai à mon regard le temps de s’acclimater, à ma conscience celui de s’affermir. J’étais dans un état second, enveloppé d’une chape de brume épaisse, réveillé sans vraiment l’être, comme si l’on venait de toucher directement à mon âme.
La musique me parvint dès mon premier mouvement, alors que je roulais sur le côté. J’y prêtai plus attention une fois à quatre pattes, le regard perdu sur un sol parfaitement plat et lisse, à la pureté si naturelle que je retirai mes paumes, les plaçai sur mes genoux pour ne plus l’entacher. Comme une berceuse fredonnée tendrement et sans fin, les notes englobaient l’endroit de sa douceur, de son calme apaisant.
« Petit frère… »
Cette voix, cette essence… Elles m’étaient aussi familières que les notes murmurées à l’infini, toujours présentes, toujours atténuées… Combien de fois avais-je, dans l’action, confondu les mots et l’amour de mon quatrepas avec cette autre conscience ?
« Depuis le premier jour, petit frère, vos âmes sont liées, ton cœur lui appartient. Et il en sera toujours ainsi ».
Je relevai la tête, écarquillai les yeux. Il n’était pas Aliésin. Sa délicate silhouette se dressait, bien plus grande que moi alors que je prenais appui sur mes pieds. Noir dans cet univers blanc, il pouvait appartenir au lieu comme en être le créateur. De très hauts bois ornaient sa tête longiligne, et stupéfait, j’en comptai les pointes : seize, dix-huit, vingt… Jamais la forêt d’Emodal n’avait abrité un tel animal, je perdis le nombre de ses cors alors qu’il approchait.
— Tu es Céphée.
Il me fallut le dire pour le réaliser. La créature fabuleuse de la plus grande légende sorcière se tenait devant moi, sortie tout droit des histoires de mon enfance. Il existait donc vraiment, celui qui marquait mon talisman, celui qui avait encouragé Zorren à forger son épée, celui grâce à qui Ethenne avait émergé de terre. Il paraissait léviter au-dessus du sol, avancer sans que ses pinces aient besoin du moindre contact, il paraissait chanter.
— Il y a tellement de questions que j’aimerais te poser. Tellement de parts d’ombre que tu pourrais combler. Où sommes-nous ?
Une onde de tendresse et de quiétude me traversa, je chancelai un instant avant de reprendre mes appuis.
« Tu es ici chez toi, désormais, et chacun de tes pas te reprochera des réponses que tu convoites. Je te guiderai, petit frère, au fil des chemins qu’il te faudra emprunter. »
Jusqu’ici trop époustouflé pour réfléchir, je réalisai ce que sa présence signifiait et reculai. L’Adjahïn. Non, c’était impossible, je ne le voulais pas. Je n’étais pas un héros, jamais je n’aurai la force et le courage. Je ne saurais même pas quoi faire : malgré l’existence d’Ezoria, la paix me semblait tellement improbable.
Les larmes coulèrent sur mes joues et le cerf effleura l’une d’elles de son nez.
« Ne crains rien, petit frère, reste fidèle à toi-même et le monde se déroulera devant tes pas. »
Sa présence se fit plus lointaine. Incapable de déterminer s’il partait ou se contentait de m’éloigner, je m’accrochai tant bien que mal au monde onirique.
— Non. Attends ! Tu ne peux pas partir comme ça !
« N’ait crainte, garde confiance : jamais tu n’as été seul, jamais tu ne le seras. »
Il ne pouvait pas m’abandonner ainsi, pas sans m’offrir la moindre réponse ou explication !
« Seul le voyage importe, petit frère, nul ne devrait savoir avant de vivre… Cette voie sera aussi la tienne ; bientôt, il te faudra choisir. »
— Céphée