On les a prononcés pour moi comme je l’ai fait pour d’autres. Ces quelques mots qui scellent une vie, un destin, une promesse. Ils ont parfois plus de magie que tous les sorts ; retracent des histoires merveilleuses, console les peines, noue des amitiés.
Pour moi aujourd’hui, qui les trace l’un après l’autre dans le secret des heures sombres, ils ravivent les couleurs d’antan, les espoirs et les rêves, les peurs aussi, la nostalgie. Mais ont-ils autant de pouvoir que je leur prête ?
**
Las de revivre en boucle des noyades cauchemardesques dans le Kézin, je préférai quitter la tente en pleine nuit. Je ne m’attendais pas à découvrir Alaina assise en tailleur auprès du feu et les yeux rivés vers le ciel. Elle contemplait la voûte céleste et les astres donnaient un halo mystérieux à son visage, l’empreignaient d’une sagesse séculaire, singulière sur d’aussi jeunes traits. Je ne m’étais pas retrouvé seul avec elle depuis Keldaria et j’hésitais à faire demi-tour, mais elle se retourna avant que je n’esquisse un geste, me sourit, m’invita à la rejoindre.
Nous observâmes les étoiles un long moment, l’un à côté de l’autre, sans prononcer un mot. J’avais l’habitude de les admirer autrefois, en compagnie de ma mère. Elle connaissait une histoire pour chacune d’entre elles, et je m’attendais presque à l’entendre m’en souffler une, mais la douce voix d’Alaina s’éleva à la place de la sienne, et une partie du charme fut rompu.
— Je les regarde souvent. Elles me font penser à ceux qu’on a perdus et qui veillent sur nous en attendant peut-être de renaître, et aussi, à tous ceux sur qui je pourrais devoir veiller moi-même un jour.
Je la regardai, elle, son expression lointaine et ses longs cheveux aux reflets lunaires conférés par la nuit. Je devinai un poids, un fardeau qu’elle laissait rarement entrevoir.
Un jour, comme son père, Alaina avait des chances de devenir la guide de son peuple, et cette possibilité se lisait dans son regard cette nuit-là. Mon père m’avait fait apprendre de nombreux manuscrits sur les royautés sorcière et nonmage, je connaissais les différences. Au sein de la capitale d’Ethenne, contrairement à leurs rivaux, frères et sœurs naissaient égaux. De tous ses héritiers, le roi, aussi surnommé « l’Ehoden », n’en retenait qu’un à former, qu’importe son sexe ou sa place dans la fratrie, seul celui ou celle qu’il estimait posséder les qualités les plus proches de celles recherchées chez un souverain ou une souveraine serait choisi, et aucune union ne privait jamais une fille de sa couronne, ni n’en offrait non plus une part à l’élu de son cœur. Mais cette règle ne faisait pas d’Alaina une princesse : comme elle était enfant unique, le roi Korlim la désignerait ; mais elle ne serait pas la seule. Ils seraient au moins trois, trois demi-âges sorciers ou sang-mêlés issus de n’importe quelle famille, mais dont on aura remarqué les qualités. Et c’est le peuple qui, le moment venu, élirait le successeur.
— Comment veille-t-on sur autant de personnes à la fois ?
Il brillait tellement d’astres au-dessus de nos têtes que je n’essayais même pas de les dénombrer.
— Je ne sais pas… J’imagine qu’il faut d’abord apprendre à connaître chacune d’entre elles, passer de longues journées enfermé dans une salle de conseil à entendre des gens importants parler de choses qui le sont tout autant.
Elle sourit.
— Lire tout un tas de manuscrits, comprendre les erreurs du passé pour ne pas les reproduire.
Une nouvelle fois, son regard se perdit dans le lointain. Ne pas reproduire nos erreurs… Ne plus jamais laisser une mauvaise personne accéder au trône ou le conserver. Si un jour Alaina devenait reine et se montrait incompétente, alors son peuple aurait le droit de voter sa destitution, de mettre quelqu’un d’autre à sa place. D’après les manuscrits, c’était arrivé plusieurs fois.
Nous conservâmes le silence un long moment, perdus dans nos pensées respectives sans qu’aucun de nous deux ne se sente obligé de prendre la parole. Et puis ses yeux finirent par se poser sur mon visage, et ses doigts se mélangèrent, se nouèrent solidement avant de se délier, preuve de sa gêne.
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier, Aliésin et toi, pour Keldaria. Ni celle de vous faire mes excuses…
Elle baissa la tête, honteuse.
— Ma peur a bien failli vous coûter la vie.
Son visage redevint sévère, contre elle-même. Je cherchais les mots pour la rassurer ; des dizaines de phrases passèrent dans ma tête, plus maladroite les unes que les autres. Mais les secondes défilaient, son regard s’assombrissait et je ne pouvais la laisser s’accuser d’une peur sur laquelle elle n’avait aucun contrôle.
— Tu sais… Que tu craignes ou non de t’approcher du vide, tu es bien plus courageuse que moi. Tu as choisi de venir jusqu’ici malgré la désapprobation de Galnor. S’il m’avait regardé avec ces yeux-là, à la ferme, je me serais sûrement évanoui.
À défaut d’ôter l’ombre de ses yeux, je réussis au moins à orner ses lèvres d’un sourire amusé.
— Ça, c’est une question d’habitude. Galnor cri fort, mais il n’est pas méchant.
Nous regardâmes encore le ciel, puis je finis par lui demander :
— Pourquoi l’as-tu défié ? Pourquoi vouloir me rencontrer ?
— Entre autres : parce que je sais que tu es l’Adjahïn, et aussi parce que tu vas avoir besoin d’Ezoria.
Sa réponse me bouleversa et je connus à nouveau cette sensation de gouffre s’ouvrant sous mes pieds. Je fis non de la tête sans même m’en rendre compte et cherchai aussitôt de quoi la contredire, mais elle ne m’en laissa pas le temps.
— Aux racines de l’arbre, au début du printemps,
Quand le dôme faiblira, naîtra un enfant,
Au regard de Zorren, et aux pouvoirs voilés,
Le bébé d’une humaine, et le fils des sorciers.
Soutenu par Céphée, il s’en ira chercher,
Au cœur des montagnes, l’héritage caché,
Pour ramener la paix, et pour sauver les siens,
Rétablir sous terre, l’équilibre ancien…
Comme mes yeux s’agrandirent, elle posa un instant sa main sur la mienne, et le rouge me monta aux lèvres. Je fus sauvé par l’obscurité.
— Tu es bien né le premier jour du printemps et aux racines d’un arbre assez mémorable pour se distinguer de tous les autres : Andoss. Tu es des deux peuples et à y réfléchir, des pouvoirs voilés correspondes vraiment bien à un FaiseurDeVoix. Et puis… Je ne sais pas si tu en es conscient, mais quand tu as peur ou que tu es en colère, tes yeux deviennent bleu nuit. Tu es le meilleur potentiel qu’Ethenne n’ait jamais eu.
Par réflexe, je posai la main sous mon œil.
— Oui, là, tu as les yeux de Zorren.
C’était forcément une erreur, et personne ne m’avait prévenu pour mes yeux. Dans un flash, je revis l’expression du chef niou-han face à ma peur et la façon dont il m’avait désigné. Andoss, des pouvoirs voilés… C’était impossible, je ne pouvais pas être l’Adjahïn !
— Tu as peur et c’est normal, mais je ne suis pas la seule à en être convaincue.
« Tout se passera bien, et je suis sûre que toi, tu réussiras », avait dit Sinji à propos des tests sur les potentiels. Mon père pensait aussi que j’étais l’Adjahïn, à tel point que je m’étais inquiété de sa déception une fois à Ethenne.
— Je n’ai rien d’un héros… Je ne veux pas de ce rôle-là. Je ne suis qu’un enfant ordinaire. Après les tests je rentrerai chez moi.
— Chacun se rassure comme il peut… Tu n’as pas de raison de t’en faire : il est déjà prédit que tu réussiras. Et puis, tu pourras toujours rentrer chez toi ensuite.
Elle me laissa là et regagna sa tente.
Elle se trompait, forcément. Ma magie n’était même pas complètement voilée, puisque je pouvais m’en servir. C’était juste qu’on ne m’en avait pas donné l’habitude. Ça pouvait très bien être elle qui éclaircissait mes yeux noirs dans mes moments de peur ou de colère, comme un genre d’instinct qui libérait ma magie de la façon qui m’était la plus familière. Et l’on confondait alors, à tort, mon regard et celui de Zorren. Sans doute parce qu’on le souhaitait que tout le monde espérait la venue de l’Adjahïn ; moi aussi, d’ailleurs, et ce malgré mes faibles convictions quant à ses chances de réussites.
Je n’étais certainement pas le premier et le dernier enfant des deux peuples à naître au début du printemps et rien ne prouvait que l’arbre de la prophétie était Andoss. Alaina était convaincue que j’étais l’Adjahïn, mais en vérité, elle ne faisait rien d’autre que l’espérer.
Si j’avais été l’élu, je l’aurais forcément senti, su, au plus profond de mon âme. Ce n’était pas le cas. Je n’étais rien d’autre que Maylan-Jord, le garçon de la forêt d’Emodal.
Malgré tout, je fus incapable de regagner ma tente. Je restais devant les reliefs du feu à ressasser mes pensées, jusqu’à ce qu’ennuyé, je me décide à m’entraîner à la magie. Quand Sinji arriva, plusieurs heures plus tard, je ne l’entendis même pas et sursautais au son de sa voix.
— Ainsi, ça ne sera pas le feu…
Je grimaçai : malgré mes efforts, mes brefs éclats lumineux ne donnaient jamais la moindre flamme. L’enchantement, si aisé la veille avec un simple morceau de bois, restait hors de ma portée sans son secours. J’avais essayé de décortiquer le processus, d’imaginer le flux magique qui parcourait mon corps avant de prendre vie au creux de ma main, en vain. J’y avais pourtant mis toute mon énergie, mais en plus de mes échanges avec Alaina qui tourbillonnaient dans mon esprit, la double menace qu’avait évoquée Sinji m’inquiétait et compliquait mes efforts.
— Chacun d’entre nous possède une affinité particulière avec l’un des éléments. On le remarque à la facilité d’apprentissage. Pour moi, c’est l’air, pour Galnor, comme tu auras pu le déduire : l’eau. Ton père est un fils de la lumière, pour Alaina, c’est la terre.
Aliésin somnolait. Il avait très vite perdu son intérêt pour mes tentatives. Allongé près du feu éteint comme s’il gardait quelque semblant de chaleur, il s’était redressé quelquefois, braquant sur moi ses yeux d’ambre quand il m’avait senti plus prometteur, puis, déçu, il était retourné à sa veille. Il trouvait que je réfléchissais trop, que la magie faisait partie de moi et que je n’avais pas besoin de comprendre pour m’en servir. Facile à dire…
Je lâchai un soupir et croisai les bras, vexé.
— Comment pourrais-je être à la fois si puissant et…
— La taille de ton lien n’a aucune incidence sur ton acquisition de la magie. Tu tiendras les sorts plus longtemps, tu seras capable de davantage de choses, mais avant, il faut te familiariser avec les éléments. Et puis souviens-toi que dans ton cas, c’est plus compliqué.
Je baissai la tête. Tout à mon impuissance, j’avais parlé à voix haute sans m’en rendre compte. Le ton de Sinji s’adoucit.
— Patience, Maylan, tu n’apprendras pas en quelques jours.
— Fais-le.
— Je n’y arrive pas !
— Deuxpas.
Il s’agissait de sa plus grosse insulte, celle qu’il me décernait depuis ma prime enfance, lorsque, trop peureux ou trop sage, je me refusais à le suivre. Le mot me frappa en pleine poitrine avec la même ardeur qu’autrefois. Définitivement en colère, j’ouvris violemment la paume gauche devant moi, et la flamme tant espérée en jaillit enfin, m’arrachant un cri de douleur avant de s’éteindre.
Sinji s’empara aussitôt de ma main. Dès qu’il passa ses doigts sur la blessure, le soulagement s’y répandit. Comme pour l’estafilade de Keldaria, les soins de mon parrain laissèrent la brûlure bénigne, apaisée, indolore.
— Les sorciers peuvent être affiliés à six des sept éléments, mais pour utiliser l’omälhne, la magie pure, celle de la vie, il faut avoir recours au tissage, m’apprit Alaina.
Je l’avais cru endormie, mais il n’en était rien. Un grand sourire éclairait son visage et elle braquait sur Sinji un regard victorieux.
— Le tissage ? demandais-je.
— Une autre forme de magie. L’apprendre demande des années et tout le monde est loin d’y parvenir, mais il offre de nombreux avantages : il permet d’infuser de la magie dans les objets, par exemple, et de soigner… Mais c’est à la fois long et visible : les mains du sorcier qui tisse doivent relier les fils de magie, d’où le nom.
Celles de Sinji n’avaient rien fait de particulier, alors que je l’avais vu tracer des gestes étranges au-dessus de nos feux ou pour monter les tentes. Je regardai de nouveau la jeune sorcière ; son sourire s’était élargi et elle ne lâchait plus mon parrain des yeux.
— Tu nous expliques comment tu fais ?
Amusé, Sinji inspira un grand coup, comme s’il rendait les armes.
— Je n’en sais rien. Je ne le contrôle pas. Ça ne fonctionne pas à chaque fois.
— Et tu en es capable depuis longtemps ?
— Toujours.
— Qui est au courant ?
— Peu de monde, et je vous prierai de ne pas l’ébruiter : je préférerais éviter d’attirer les désespérés et de les décevoir. D’ailleurs, je ne les aiderais pas beaucoup plus qu’un tisseur ordinaire.
— Tu les aiderais plus vite, en tout cas. Cédow a été bien avisé de choisir pour son fils un mage avec un don aussi remarquable. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un d’autre comme toi… Surtout que tu es aussi affilié à l’air.
— Il ne m’a pas choisi pour ça. Pourrions-nous aborder des sujets plus utiles, maintenant ? Aucun de vous ne sera même formé au tissage avant d’atteindre l’âge adulte, alors concentrons-nous sur le feu.
J’aurais aimé en apprendre plus sur le talent de mon parrain, comme Alaina visiblement. Mais Sinji créa une flamme claire dans sa paume et reprit sa leçon là où il l’avait laissé la veille.
— Il s’agit plus d’une évocation que d’un véritable feu, d’où sa teinte pâle et l’absence de chaleur. Son emploi requiert bien moins d’énergie et surtout, il est possible de le toucher, de s’éclairer avec sans se brûler ou risquer de déclencher un incendie.
J’entrouvris la bouche et son sourire s’élargit : j’avais invoqué une véritable flamme, d’où ma blessure.
— Dis-toi que ton père a attendu des jours avant de m’en informer.
Il cligna d’un œil ; je sentis poindre l’amusement d’Aliésin.
— Ton don fonctionne sur toi-même ? demanda Alaina.
— En partie.
Avant qu’elle ne réclame des précisions, il se leva et récupéra de quoi remplir nos estomacs. Le sujet était clos.
*
Le vent se déchaînait depuis le milieu de matinée et les chevaux s’étaient d’eux-mêmes rapprochés les uns des autres, comme pour se réconforter face aux froides bourrasques. Elles s’engouffraient sous les capes, faisaient voler les cheveux en tous sens, assourdissaient nos oreilles.
Le temps était toujours au gris, mais à présent, une relative immobilité régnait dans la plaine, cet étrange répit qu’on nomme : calme d’avant tempête. Seules quelques rafales s’infiltraient entre les jambes des chevaux, envoyaient tournoyer des débris de végétaux pour les relâcher plus loin. Malgré les vêtements de mon père, je tremblais de froid et songeais avec aigreur à l’après-midi difficile qui nous attendait. Mes compagnons arboraient des mines similaires ; Aliésin profita même du répit pour fuir ma capuche et se réfugier dans les fontes qui l’abriteraient de la pluie prochaine.
— Il y a longtemps, on raconte qu’une ferme en marge de cette plaine fut attaquée par des brigands. De ce carnage il ne resta presque rien, mais sauvé par sa petite taille, un enfant parvint à prendre la fuite. Il s’appelait Ménoïs.
Je savais bien qu’il finirait par raconter l’histoire de la plaine : c’était plus fort que lui. Ravi de chasser mes sombres pensées ainsi que l’épreuve à venir pour l’un de ses contes merveilleux, j’accueillis l’intervention de mon parrain d’un sourire.
— Sans ressource ni protecteur, abattu par sa perte et incapable de s’orienter, le garçon erra au hasard, les pieds nus, sans même une cape pour s’isoler du froid.
Sinji leva son bras droit et le déplaça d’un gracieux geste en avant, comme s’il nous invitait à voir. Et là, sous ses doigts tendus, fouettés par le vent, la silhouette tremblante d’un garçon avança de deux pas avant de se dissoudre.
— À bout de force et affamé, il finit un soir par s’étendre dans l’herbe.
Je clignais rapidement des yeux : je venais encore de l’apercevoir, frêle silhouette roulée en boule, dessinée par l’air en colère.
— Ménoïs pleura. Il versa des larmes pour ses frères, sa petite sœur, sa grand-mère et son père. Pour la douceur et l’amour de sa mère, pour le dernier baisé qu’elle lui avait donné, la chaleur de leur foyer perdu à jamais. Il cria sa peur, le froid, la soif et la faim, la fatigue ; la solitude. Pour l’avenir imaginé en vain, il planta ses mains dans la terre qu’il serra par poignées. Et enfin, vide de sentiment et d’espoir, il ferma les yeux.
Les miens s’embuèrent. J’étais pendu au moindre mot de Sinji, comme à chaque fois qu’il racontait. Au loin, je ne percevais plus qu’à peine le bruit du tonnerre qui fonçait pourtant sur nous.
— Mais la magie de la terre est grande et elle ne laissa pas mourir l’enfant. Alors qu’il était inconscient, une renarde vint renifler Ménoïs et déposa près de lui le fruit de sa chasse. Pour le protégé du froid, la créature au pelage vif s’allongea contre son ventre et le guida à la vie par les battements de son cœur.
Je vis la renarde hésiter un moment puis s’avancer, je crus même apercevoir l’éclat de sa rousseur, seule tache de couleur dans la plaine attristée.
— Quand il ouvrit les yeux et découvrit la renarde, Ménoïs recula précipitamment. Mais il vit que son regard était vert, d’un doux verre d’eau, comme celui de sa mère. Il l’a reconnu, la laissa approcher, et jusqu’à ce qu’il trouve un nouveau foyer, l’animal singulier veilla sur lui, le maintint en vie.
Ce n’était plus Ménoïs que je voyais. J’avais abandonné les illusions de Sinji, la belle renarde pour fermer les yeux. Le seul regard que je contemplais, c’était celui de ma propre mère.
— Les êtres qu’on aime ne disparaissent jamais vraiment. Leur amour brille dans nos cœurs, nos mémoires, et parfois, par le corps d’un animal ou d’un bébé nouveau-né, ils reviennent auprès de nous.
Les premières gouttes chutèrent contre mon dos et l’ondée se changea en averse qui nous recouvrit. Nous ne pouvions plus ni parler ni nous entendre, mais qu’aurais-je pu dire ou demander ? S’il s’agissait d’un simple conte ? S’il contenait une part de vérité ? Croyaient-ils vraiment possibles de tels retours à la vie ? Pouvait-on mourir, puis revenir ? J’aurais tant aimé revoir les yeux de ma mère, sentir son cœur battre contre le mien, qu’elle soit femme, renarde ou tout autre animal.
*
Nous étions au milieu de nulle part quand Sinji fit halte devant un maigre arbuste. Si l’ombre des montagnes de Naimy était visible à l’horizon depuis la veille, plusieurs dizaines de kilomètres et un barrage ennemi nous séparaient encore d’elles. Et je me demandais comment les atteindre quand mon parrain posa une main au sol et effectua des gestes de l’autre.
L’herbe miroita, ondula, disparue. À sa place, sous mes yeux ébahis, toute une parcelle de verdure se changea en bois. Reliées solidement entre elles, les planches formaient une immense trappe ; Ewonda et Aykone pouvaient sans problème tenir dessus.
— Aidez-moi, demanda Sinji.
Nous attrapâmes chacun un bord et tirâmes de toutes nos forces. La construction dissimulée n’était pas légère, mais il la fallait sans doute assez solide pour qu’un nonmage passant dessus ne se doute pas de quelque chose.
Essoufflé, je regardais le trou, ou plutôt le tunnel dégagé. Il s’enfonçait sous terre en une pente raide, accessible à des chevaux, mais à pas prudents et tenus par la bride. Il n’était pas bien large, pas plus qu’il ne semblait haut : juste ce qu’il fallait pour passer les montures les unes derrière les autres. Alaina soupira, elle n’était visiblement pas ravie à l’idée de s’y engager.
— Il n’y a rien de mauvais là-dessous, Alaina. La traversée n’est pas agréable, mais pas non plus dangereuse ; et nous n’avons pas d’autre choix.
— C’est moins pire que le Kézin, répliqua la jeune sorcière en haussant les épaules.
— Mauvais, compléta Aliésin.
Alaina fit descendre Zahara sans autre commentaire et remonta pour s’occuper aussi de mon Ewonda. Une fois toutes les montures dans le tunnel, mon parrain me fit signe de les rejoindre. À trois et à l’aide de cordes prévues à cet effet, nous remîmes la trappe en place. Seules les flammes pâles de mes compagnons nous empêchèrent de sombrer dans le noir.
— Sinji ? Et la trappe ? On peut la voir maintenant…
— Ne t’en fais pas : je ne l’ai levée le sort que temporairement. Il va très vite se régénérer de lui-même.
Il laissa Alaina passer devant et ferma la marche comme j’étais le seul incapable de m’éclairer. Il était impossible de monter en selle, ici, le plafond était trop bas et le sol pas toujours égal. Les chevaux gardaient leur calme, mais au moins Ewonda n’appréciait pas trop les lieux. Il n’était pas le seul : malgré les flammes pâles devant et derrière moi, je n’arrêtais pas de trébucher.
— Deuxpas aveugle.
— C’est facile, pour toi.
— J’ouvre les yeux et je vois. Tu préfères rester dans le noir.
— Je ne sais pas encore m’éclairer, et comment veux-tu que je m’entraîne ici ? J’ai déjà bien du mal à rester debout.
— Tu as peur de te brûler.
L’inconvénient d’être lié par l’esprit, c’est qu’il était presque impossible de nier ou de mentir. Et l’autre bénéficiait d’un recul qui nous faisait souvent défaut. Maintenant qu’Aliésin l’évoquait, je réalisais qu’en effet, j’avais peur de commettre la même erreur que lors de ma dernière tentative et de me blesser en essayant de créer une flamme pâle. C’était idiot puisque Sinji me soignerait aussitôt.
Piqué au vif, je me collais contre Ewonda afin qu’il me serve de guide et vis Aliésin se jucher sur son dos pour mieux observer mes efforts. La veille, sous l’agacement, je réalisais qu’il ne m’avait finalement pas été si difficile de créer une flamme dans ma main, mais comment la faire froide ? Changer sa couleur ? Peut-être en l’imaginant ? J’avais vu la magie en esprit avant qu’elle ne soit vraiment, et elle était apparue telle que je l’avais voulu. Terre, il ne me fallait du feu que sa lumière, et tant pis s’il perdait un peu de son éclat au passage ; tant qu’il ne me brûlait pas.
— Fait !
Et la flamme pâle jaillit, mais pour s’éteindre aussitôt. Face à mon étonnante réussite, j’avais perdu ma concentration.
— Encore.
J’y parvins de nouveau, mais dès que mon attention était attirée par mes victoires, détourné par une pensée, mes compagnons ou un élément du terrain, je replongeais dans le noir. L’exercice demandait une grande concentration ; quoi que je fasse ou qu’il se passe, je devais visualiser la flamme pâle.
— C’est une sorte de gymnastique de l’esprit, me dit Sinji. Tu t’y habitueras.
Il créa une flamme dans chacune de ses mains avec un air de défi. Alors que j’acceptais le nouvel objectif d’un signe de tête, il laissa disparaître l’un des deux feux et s’amusa à faire passer le second d’une paume à l’autre sans qu’il ne s’éteigne.
— Familiarise-toi. Quand le manier deviendra naturel, je t’apprendrai à projeter de véritables flammes. En cas de danger, tu auras peut-être la puissance de faire reculer tes ennemis. Tu n’es pas un sorcier du feu, mais un lien comme le tien risque de t’ouvrir de nombreuses portes, et à défaut, il reste un excellent allié de la survie.
— Tu ne t’es servi ni du feu ni d’aucun autre élément au bord du fleuve…
J’avais hésité à faire cette remarque, mais elle me trottait dans la tête depuis lors ; je ne parvenais pas à m’en débarrasser. Face au danger, cette fois-là, mon parrain n’avait pas usé de magie pour nous protéger ou gagner du temps, seul Galnor l’avait employé afin de dompter une partie du Kézin.
Je risquai un regard en biais, mais ne croisai que le discret sourire de Sinji se tournant vers moi. Si mes mots lui causèrent la moindre blessure, il me le cacha efficacement.
— J’ai appris à tisser à force de patience, certes, mais je dois pouvoir t’avouer être un modeste magicien en comparaison de celui que tu deviendras, ou de ce dont est déjà capable Alaina. L’eau et la terre m’échappent en grande partie, je n’ai jamais maîtrisé la foudre et bien que je sache jouer du feu, je suis loin de pouvoir en faire une arme.
Il sourit tristement et je baissai la tête, honteux de lui rappeler ses propres limites.
— L’air protège et repousse. C’est un élément des plus utiles la plupart du temps…
— Mais pas face à douzaine de niou-hans quand on est acculé au bord d’un cours d’eau ?
Je déclenchai son rire, peut-être moins maladroit que je le redoutai.
Même si je n’arrivais pas à jongler avec le feu, je fis des progrès dans le tunnel, mais j’étais plus fatigué que de raison en retrouvant la surface : maintenir ce simple sort puisait déjà dans mon énergie.
Nous émergeâmes d’une seconde trappe similaire à la première et signalée cette fois par un rocher à proximité. Les chevaux, bien que tolérants, étaient aussi soulagés qu’Alaina et moi de retrouver l’air libre. Nous nous occupâmes d’eux puis Sinji demanda à la jeune sorcière d’activer son talisman. Nous ne pourrions pas encore le suivre car il n’existait que quelques chemins praticables pour rejoindre les hauteurs, mais nous saurions au moins la direction générale et le parrain d’Alaina saurait qu’elle arrivait.
La ligne défensive nonmage était derrière nous, et très vite, nous pourrions enfin relâcher notre vigilance. Les niou-hans ne nous suivraient pas à Naimy : leur chef, comme les autres, ne resterait plus qu’un vague cauchemars. Malgré tout, une autre inquiétude les remplaçait : je marchais vers Ezoria, la légendaire épée de Zorren, et je redoutais qu’il se passe quelque chose à son contact. L’arme pouvait aussi bien lever les soupçons de mes compagnons et de mon père que les confirmer. J’espérais qu’il n’en serait rien et j’essayais de me convaincre que je n’avais aucune raison d’avoir peur, mais je n’y arrivais jamais complètement.
*
Naimy… La masse des pics montagneux se dressait devant nous telle une interminable chaîne. Les rocs les plus hauts s’élevaient jusqu’à toucher le ciel, chatouillant les nuages de leurs pointes acérées. En plus forte altitude, même les plus vaillants végétaux semblaient renoncer à la lutte. Leur manteau vert cédait progressivement la place à une pierre d’un ton plus chaud, perdu quelque part, entre le brun et l’ocre. L’immensité elle-même se déployait devant mes yeux. Le Kézin, son bouillonnement impétueux, sa furie indomptable me paraissaient moins vivants que cet endroit, moins infini… C’était pourtant là, dans ce spectacle fascinant qu’il prenait doucement vie, bien plus à l’est.
Un chemin serpentait en partant de la plaine, il progressait chichement vers les hauteurs au prix de nombreux détours ; nous ferions assurément de même.
— Bienvenue dans le septième comté ! s’exclama Sinji.
Les sorciers ne pouvaient faire fausse route en désignant ainsi l’immense territoire regroupant les montagnes de Naimy et la forêt de Limnah. D’après Sinji, aucun nonmage ne s’aventurait bien loin au sein de cette zone. Notre peuple le recouvrait de légendes et de peurs, en augmentait les dangers naturels à l’aide d’artifices magiques renouvelés avec le plus grand soin. Sans vivres ou connaissance du terrain, la montagne tuait d’elle-même les imprudents, et tout ce qui pouvait aider à la survie été savamment dissimulé à qui n’avait pas les moyens de voir au-delà des illusions.
— À partir de maintenant, vous obéissez sans discuter à chacune de mes demandes, sur-le-champ, et sans protestation.
Alaina soupira.
— Naimy regorge de pièges et d’obstacles invisibles. Les sorciers eux-mêmes ne sont pas tous aptes à s’y risquer alors : ne laissez pas s’endormir votre vigilance, ne touchez à rien, même si vous trouvez ça joli, et marchez dans mes pas.
Cette fois, le regard de la jeune sorcière croisa le mien et j’hésitai à prier Aliésin de me rejoindre en selle.
— En route !
Aykone partit en avant, commençant la longue ascension avec une assurance que seul partageait son cavalier.