Pourquoi fait-on confiance ? Est-ce que s’en remettre à l’autre est à ce point rassurant qu’on est prêt à payer le prix d’éventuelles désillusions ? C’est un étrange équilibre, entre la sécurité, le réconfort qu’on y gagne et le danger que l’on encoure.
Les enfants offrent leur confiance à tout vent, ils ont besoin de cette foi pour avancer, et c’est là tout le résumé de leur état éphémère : les petits ne survivent jamais seuls, sans mère ou sans protecteur. Dans leur cas, l’autre devient une nécessité. Croire en lui, une évidence.
**
La conscience d’Aliésin s’affirma autour de moi : il ne m’avait jamais vraiment quitté. À travers lui je me revis tomber comme une masse, sauvé par les réflexes de Tinam qui arrêta son attaque en pleine lancée, écarta la menace d’Ezoria d’un coup de pied.
— Maylan ?
Sinji me redressa la tête et la première chose que je vis, ce fus l’épée légendaire abandonnée à mes pieds comme l’aurait été un vulgaire bâton.
— Maylan, ça va ?
Ils avaient tous les yeux rivés sur moi, mais seul Sinji semblait encore inquiet. Dans le regard d’Alaina brillait déjà l’éclat de la curiosité, et Tinam attendait, silencieuse, légèrement en retrait.
Je ne sus que répondre. Sinji m’aida à m’asseoir et Aliésin frotta sa tête contre la mienne.
— On dirait qu’il s’est passé quelque chose, dit la jeune sorcière dans un sourire.
On m’avait appelé autre part, en un lieu à la fois irréel et curieusement familier. Les notes s’enchaînaient encore dans ma tête, je connaissais cette mélodie, mais je n’avais pas le souvenir que mes parents l’eurent jamais fredonné. Cet endroit avait laissé une marque au fond de moi, mais peut-être avait-elle toujours été là.
— J’ai vu Céphée, dis-je en sentant une larme dévaler ma joue.
Et il avait mis le monde sur mes épaules. La vie de tous les sorciers, l’avenir d’Atharian. Le héros dont j’avais rêvé enfant, dont j’espérais secrètement la venue et la réussite encore quelques minutes plus tôt ; ne me serait jamais d’aucun secours. J’incarnais l’élu de la prophétie d’Hivanah, et si Ezoria s’avérait décevante, si le cerf légendaire ne se montrait pas plus loquace ; personne ne viendrait me sauver.
Le sourire d’Alaina s’agrandit, victorieux, et la bouche de Sinji s’arrondit sous l’effet de la surprise. Quant à Tinam, je ne la connaissais pas suffisamment pour deviner ses émotions, ou elle s’avérait aussi compétente pour les cacher que pour les partager sans avoir recours au langage oral. Je la vis néanmoins jeter un coup d’œil à l’épée, peut-être soupçonneuse envers cette arme qu’elle avait protégée.
— Tu es l’Adjahïn, conclut mon parrain face à l’évidence.
Il aurait pu sourire : intérieurement, je savais qu’il en était heureux. Il avait vu juste, comme mon père et Alaina. Mais il savait aussi que je ne partageais pas leur enthousiasme, alors, il posa plutôt une main consolatrice sur mon épaule.
— Tout ira bien. Quoiqu’il arrive, je resterai avec toi. Tu ne seras pas seul.
Je lui en fus reconnaissant, mais malgré sa compagnie et son soutien, j’avais conscience que ce titre et tout ce qu’il impliquait me désignerait seul.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ? questionna la jeune sorcière impatiente.
— Alaina ! Tu pourrais au moins faire preuve d’un minium de compassion.
— Qu’il me guiderait.
Mais de loin. En réalité, je n’étais pas plus avancé.
— C’est… Tout ? insista Alaina.
Je hochai la tête avec une légère grimace, me dressai sur mes jambes.
Comme elle, j’étais déçu et frustré. Je venais de rencontrer un être de légende, aussi merveilleux qu’inaccessible. L’existence de Céphée remontait aux premiers âges. Il était certainement la créature la plus ancienne d’Atharian. Il avait assisté à la création d’Ezoria, d’Ethenne ; il avait côtoyé et guidé Zorren en personne. En lui dormaient sûrement d’innombrables légendes oubliées, un savoir inimaginable désormais à ma portée. Et il n’avait rien dit. Rien à part une simple promesse avant de me chasser.
— Il faut croire.
Alaina se tourna vers Sinji dans l’attente de sa réaction et Tinam en profita pour ramasser l’épée, la remettre au fourreau et me la tendre.
— À toi, maintenant. Mais je reste près d’elle. Et elle aussi, dit-elle en désignant Alaina.
J’attachai Ezoria à ma ceinture à côté du portrait de ma famille. La jeune sorcière semblait ravie et j’acceptai sa compagnie et celle de la Gardienne avec soulagement. Sinji aussi. Malgré le caractère d’Alaina, leur aide pourrait être d’un grand secours.
— Il est tard : nous devrions tous aller dormir, dit-il. La journée a compté plus que son lot d’émotion, et si Céphée a dit qu’il guiderait Maylan : il le fera, mais en son heure.
— Il aurait au moins pu dire où nous devions aller, répliqua Alaina.
— À Ethenne. C’était notre but, et s’il ne nous en a pas détourné, alors, nous irons.
— Tu parles d’un guide !
— Guider ne veut pas dire imposer, Alaina.
Je mis des heures à trouver le sommeil ce soir-là, je me tournais et me retournais sur la pierre dure, comme si je pouvais encore échapper au destin. Je pleurais sur ce petit garçon des bois, si heureux et si libre dans sa clairière perdue au milieu des arbres. Reverrais-je un jour ma maison ? Retrouverais-je une vie normale ?
Je rêvais de ce voyage à Ethenne depuis si longtemps ! Franchir le dôme magique, voir galoper les hardes de chevaux de vent et déambuler dans les rues de la capitale, explorer le château. Mais en arrivant là-bas, je serais l’Adjahïn, le héros, et rien qu’à imaginer la façon dont on me regarderait, j’avais envie de me fondre dans la montagne.
Et si j’échouais ? Je deviendrais du même coup la plus grande déception qui soit. J’espérais au moins que dans ce cas-là…
— Demain n’existe pas, FaiseurDeVoix.
À son ronronnement et ses câlins se joignirent bientôt les notes du monde de Céphée, et mon esprit finit par s’apaiser.
Le lendemain, mes compagnons m’apprirent que j’avais repris conscience avec des yeux bleu nuit qu’ils avaient mis sur le compte de ma peur. Ils s’attendaient à les retrouver noirs à mon réveil, mais ce ne fut pas le cas. Au fil de jours, nous comprîmes sans le dire qu’ils ne perdraient sans doute plus jamais leur couleur.
*
Le printemps régnait même dans les hauteurs désormais. Avec le retour de la chaleur, nous délaissions nos capes à nos fontes ; revêtions les tenues plus légères emportées en prévision. Nous marchions ou chevauchions du matin au soir, sans jamais nous lasser du paysage qui différait sans cesse. Nous franchissions ruisseaux, escarpements et replis rocheux au rythme des histoires de Sinji, des cris de Woln qui survolait parfois notre groupe pour disparaître momentanément au loin. La Gardienne nous guidait sur les chemins de Naimy, et avec elle, nous étions convaincus de traverser les montagnes sans incident. Elle ne s’arrêtait dans aucune grotte à la nuit tombée, préférant établir notre camp à l’écart du chemin et du passage d’éventuels voyageurs, même si nous n’en croisions aucun. Parfois, il lui arrivait de nous laisser un peu en arrière, elle s’équipait alors d’un curieux harnais qui eût certainement mieux convenu à Coranthe, bien qu’il me paraisse trop étroit pour une jument de vent. Ainsi assuré, elle révélait de simples piquets plantés dans la roche et terminés par un anneau métallique. Tel un chat, elle gravissait la paroi en attachant sa corde au fil de sa progression. Je la regardais grimper, à la fois fasciné et admiratif. De ses expéditions solitaires, elle ramenait plantes comestibles, fruits, et parfois : bois, grains, fourrages pour les chevaux.
Nous comprîmes vite, sans avoir besoin de ses mots, que Tinam n’avait pas survécu ici sans une solide organisation. Peut-être même bénéficiait-elle d’aide extérieur. Du cœur des montagnes, des zones à la fois plus dangereuses et plus riches, elle convoyait le nécessaire en prévision des mauvais jours. Nous l’aidâmes à réapprovisionner certains abris à défaut d’y dormir, dans d’autres, elle préleva le tribut laissé par les voyageurs, rechargea les sorts de dissimulation. Cet univers de roche recelait de nombreux trésors pour qui savait quoi, comment et où chercher. En sa compagnie, nous mangions non seulement à notre faim, mais de manière plus variée que dans les landes précédentes, et parfois avec des efforts moindres. La Gardienne posait ses pièges le soir, récoltait le résultat de son travail au matin, sans avoir besoin de ralentir notre pas plus que nécessaire. Si Aliésin s’obstinait à chasser aux abords du camp, c’était davantage par habitude que par nécessité. Avare de paroles, Tinam compensait par la générosité de son savoir-faire en matière de survie. Sinji enrichit ses connaissances en plantes, fleurs et fruits ; je retrouvais les joies de la pêche à mains nues, et surtout…
Les lames jumelles stoppèrent Ezoria d’un tintement métallique. À une vitesse aussi réduite, c’était un véritable jeu d’enfant. Rien à voir avec les entraînements solitaires de la Gardienne, quand les gardes ocre ne laissaient plus apercevoir que de vagues sillons. À chaque semblant d’attaque suivait une parade ralentie ; nous enchaînions ainsi l’un et l’autre sous l’attention discrète de nos spectateurs. Nous n’en avions pas l’occasion tous les soirs, et je n’étais pas près de pouvoir disputer un véritable duel. D’après Sinji, les quelques échanges de coups ne parviendraient, tout au plus, qu’à me familiariser avec ma lame avant d’atteindre Ethenne. Là, mon éducation échoirait à un véritable professeur.
J’aimais toutefois ces rares moments, le partage silencieux qu’ils créaient, l’apaisement temporaire des pensées. Et malgré tout, je ne partais pas de zéro : la forêt ainsi qu’Aliésin m’avaient enseigné l’équilibre et l’agilité, avantages des plus précieux. Quant à mon père, bien qu’il ne sache pas lui-même manier l’épée, son apprentissage de l’arc, ses exercices aussi bien théoriques que physiques m’avaient préparé depuis ma plus tendre enfance.
Alors que j’arrêtais tour à tour les lames de Tinam, je la revis quelques heures plus tôt, dans la pénombre matinale. Toujours levée avant nous autres, elle semblait s’entraîner à parer les ombres, contrer les ennemis de son imaginaire. Aliésin et moi l’avions observé longuement, fasciné par la beauté, la simplicité du spectacle. Peut-être rejouait-elle d’anciens duels, perdu dans les replis de son esprit, ou en inventait-elle de nouveaux, seuls moyens à sa disposition pour conserver ses acquis dans l’isolement de Naimy. La Gardienne de l’aube se fondit un instant avec celle du soir, elle me salua, croisa ses lames jumelles avant de les remettre au fourreau d’un mouvement empli de grâce.
Le jour déclinait déjà et nous rejoignîmes Alaina et Sinji près du feu. Mon parrain déplia sa carte et l’étala sur le sol rocheux. Nous la connaissions tous de mémoire et l’absence d’indication des sentiers de Naimy la rendait presque inutile, mais le support, confortable, offrait un appui plus concret à nos dires. Se fiant aux ajustements de la Gardienne, le doigt de Sinji évalua notre position approximative.
— Le mieux, c’est de remonter vers le nord et de longer la roche jusqu’à atteindre Limnah. Nous pourrons galoper une fois en terrain plat, nous gagnerons du temps.
Tinam fit non de la tête. Son doigt à elle, tout au contraire, se rapprocha de la ligne sud des montagnes. Il suivit grossièrement l’extrémité de Naimy, jusqu’à s’arrêter à hauteur de Kedan. La ville nonmage se trouvait toutefois à plusieurs jours des premières roches.
— Après les deux ponts, sentier large et dégagé. Plus sûr.
Son itinéraire longeait la lisière des montagnes, au plus près de nos ennemis, mais certainement dans la zone la moins traîtresse, abrupte, de ce territoire rocheux. Elle remarqua nos visages méfiants, se contenta de rappeler.
— Aucun nonmage ici. Jamais.
Par les gestes qui complétèrent ses paroles, je compris que les ponts qu’elle venait d’évoquer, comme ceux franchi en sa compagnie et avec Sinji étaient invisibles aux nonmages. Si son intervention nous rassura, mon parrain et moi, elle fit blêmir Alaina plus que de raison. Elle n’avait triomphé des précédents obstacles qu’avec les plus grandes peines, et il lui faudrait bientôt en affronter deux autres à la suite. Elle ne serait pas la seule à détester l’exercice : près de ces larges précipices, nous trouverions certainement encore des méphilides, traîtres petites fleurs duveteuses qui priveraient Aliésin de son meilleur sens : l’odorat. Contrairement à la jeune sorcière, mon compagnon félin ne songerait pas à cette épreuve avant d’y être réellement confronté, mais tout comme elle, il serait soulagé de la laisser derrière.
*
Tinam s’arrêta au bord du précipice. Son regard se porta au loin, ignorant le vide monstrueux, infranchissable. Juste derrière elle, jucher sur Ewonda, je devinais à peine l’autre falaise tant elle se trouvait loin. Le pont, lui, apparut comme les précédents, dès qu’elle posa la paume sur le cordage invisible et fit des gestes de l’autre pour désactiver la magie. Il était nettement plus long que tous ceux que nous avions traversés depuis notre arrivée dans les montagnes, et sans doute, beaucoup plus mobile. En plus de celles reliant la construction à chaque rive, une épaisse corde attachée à un mat plantée dans la roche courrait au-dessus des autres.
— Une ligne de vie, informa Sinji.
La Gardienne s’assura de sa solidité en s’y accrochant, se tourna vers nous avec un sourire de satisfait et nous désigna l’ensemble de la construction.
— Le pont de l’infini.
Au fil des jours, nous avions appris à nous apprivoiser. Même si elle conservait ses mystères, son silence, et qu’elle ne partageait que le nécessaire à l’oral ; Tinam était une compagne de voyage efficace et agréable.
Mon parrain approcha à son tour et contempla un moment la frêle passerelle.
— Le plus long pont jamais construit d’après ce qu’on raconte, et un obstacle de taille pour les nonmages. Ils peuvent aussi bien franchir son petit frère, tant que celui-ci leur restera protégé, cette partie des montagnes se fermera à eux.
Et d’après Tinam, le prochain précipice apte à faire barrage aux nonmages n’était pas loin de ceux-ci. La tête baissée, les lèvres serrées, Alaina écoutait fébrilement la conversation, pressée de quitter Naimy au profit de la forêt. Je n’osais imaginer l’étendue de l’épreuve qui l’attendait.
— Deux par deux, annonça Sinji, cela devrait limiter le mouvement… Si tu veux bien, Tinam, je passerai avec Alaina, mais j’aurais peut-être besoin que tu face un deuxième voyage pour récupérer sa jument.
Tinam acquiesça, les yeux rivés sur le visage blanchâtre de sa filleule. Sinji lui avait déjà fait franchir plusieurs ravins, mais sa force de persuasion, déjà mise à très rude épreuve les fois précédentes, risquait bien de ne pas suffire aujourd’hui.
— Personne ne tombe, Volonté.
Au lieu des prénoms, Tinam utilisait leur signification, particularité étrange à laquelle nous commencions à nous accoutumer. Dans sa bouche, Alaina devenait « Volonté », Sinji « Montagne », et moi-même « Promesse ». Seul Aliésin gardait sa désignation habituelle
De son sac, la Gardienne extirpa un généreux tas de corde emmêlée. La veille au soir, elle avait pris nos mesures et jusque tard dans la nuit, nous l’avions vu confectionner des harnais similaires au sien, ce qui n’avait pas manqué d’inquiéter Alaina. La corde dont avait usé Galnor pour passer le fleuve fut sacrifiée à cet effet, mais Sinji la lui avait cédée de bon cœur : je comprenais pourquoi.
Tinam nous équipa rapidement sous un ciel gris, menaçant, qu’elle suivait d’un regard contrarié. Sur les conseils de Sinji, je rectifiai la charge dans les fontes d’Ewonda, répartissant le poids de manière plus homogène pour éviter de le déstabiliser. Mon cœur battait à tout rompre, alors que, déjà bien encombré par mon harnais de fortune, je me défaisais de mon arc pour le lier solidement à ma selle. Je ne m’inquiétais pas trop pour Ewonda, convaincu qu’il passerait les ponts sans problème. Alaina, elle, paraissait plus livide que le pelage immaculé de sa jument, et je surpris Tinam lui adresser quelques sourires rassurants alors qu’elle ajustait les cordes autour de ses hanches. J’aurais voulu être capable de la soutenir moi aussi, mais ma pauvre tentative se transforma en grimace, et je n’osai pas recommencer. Je ne souffrais pas du vertige, mais l’obstacle s’avérait conséquent et je n’avancerai pas non plus en toute sérénité.
Aliésin réduit sa taille, se réfugia dans mon vêtement. Lui ne serait pas attaché. Il avait refusé tout lien, accepté à contrecœur de profiter du mien pour me tranquilliser. La Gardienne m’attendait, elle me questionna d’un signe de tête et par égards pour Alaina, je hochai vaillamment la mienne pour signifier que j’étais prêt.
Je m’engageai sur le pont en plaquant davantage ma main sur ma bouche et mon nez : avec l’approche du vide, l’odeur des méphilides devenait insoutenable. Seul Tinam semblait supporter les effluves sans souci, accoutumée à leur proximité.
— Devant toi, Promesse, toujours.
Elle avançait juste dans mon dos, se chargeait de débloquer mon cordage quand il s’emprisonnait sur la ligne de survie hors de ma portée. Je faisais de mon mieux pour ignorer les tangages de la construction ; Coranthe me devançait et ne semblait ni s’en soucier ni chercher à les diminuer. Derrière la Gardienne, tenu à la longe, mon Ewonda avançait plus prudemment. Je veillais à placer chacun de mes pieds bien à plat sur le bois déjà humide et ma main cramponnait les cordes jouant le rôle de garde-corps de toutes ses forces. Mais je progressais, un pas après l’autre.
— Tu es passé souvent ici ?
Un, deux, trois pas, et sa voix s’éleva enfin.
— Plus au nord.
Évidemment. Elle privilégiait les zones boisées et plus riches de Naimy malgré une faune qu’il valait mieux connaître parfaitement. Hormis l’entretien des ponts, l’échange de denrées, de ressources avec les voyageurs, cet endroit ne présentait pas grand intérêt pour elle. Comprenant le rôle apaisant de ma tentative de conversation, elle fit un effort pour détourner mon attention du vide, et je l’en remerciais.
— De quel sorcier es-tu le fils ?
Elle ne devait pas connaître grand monde, voire personne, et ma réponse ne lui apprendrait sans doute rien.
— Cédow-Nars.
— Chemin…
La signification du prénom de mon père sembla l’amuser. Comme beaucoup, elle devait trouver en ce nom un symbolisme particulier, parce que mon père avait emprunté un chemin peu conventionnel en choisissant une nonmage pour compagne.
La Gardienne n’était pas accoutumée aux bavardages, et malgré son effort, le silence retomba inévitablement.
Plus nous approchions du pic voisin, plus nous gagnions en stabilité. J’avançais plus vite sur les derniers mètres, voyant s’achever l’épreuve du pont sans que corde et harnais n’ai dû prouver leur utilité.
Aliésin quitta mon épaule dès que je posai les pieds sur la roche. Il redressa la queue deux fois d’un air tendu, me signalant la bêtise de mon inquiétude déjà oubliée. Je ne pus que sourire. Tinam me rendit les rênes d’Ewonda et je risquai un coup d’œil en direction de la grotte devant nous. À part elle, le pont et la vue aussi prodigieuse qu’effrayante, il n’y avait pas grand-chose à explorer. Nous nous tenions sur un étroit promontoire, à peine suffisamment large pour nous héberger tous, chevaux compris. Presque vierge de toute végétation, l’endroit n’accueillait, en bordure, que quelques mousses rases et de généreux bouquets de méphilide. Le ciel grisâtre ne cédait pas à la pluie, mais il protégeait les reliefs de mon regard ébahi, enrobant les merveilles de son cocon de secret et de magie.
D’ici, surveiller la progression de Sinji et d’Alaina n’était pas chose aisée. Nos compagnons ressemblaient à de vagues silhouettes happées par la distance. Zahara venait en première, nous obstruant davantage la situation des autres. D’après l’arrangement de mon parrain, sa cavalière devrait la suivre, et Aykone fermerait la marche. Pourtant, le convoi semblait immobile depuis de longues minutes. Je devinai la peur panique de la jeune sorcière, mais je savais que Sinji n’hésiterait pas à la porter si elle ne parvenait pas à la vaincre.
La jument blanche s’agitait, refusait manifestement d’avancer, bloquant le passage et accroissant la peur d’Alaina. Nous avions sous-estimé la relation qui les unissait, l’animal adoptait les craintes de sa sorcière : la situation pouvait dégénérer très rapidement.
Tinam me regarda, tendit la main en direction du pont. J’acquiesçai, elle posa le bout de ses doigts sur le nez de Coranthe pour lui indiquer de ne pas la suivre, s’avança de nouveau au-dessus du vide.
Je la regardais progresser l’appréhension au ventre, tâchant de me raisonner. Après tout, elle serait rapidement sur place, calmerait la jument et la conduirait jusqu’ici. Sinji n’aurait plus qu’à faire de même avec Alaina.
Aliésin gronda. Je me tournai dans sa direction, le vis grandir et quitter le promontoire. Que lui prenait-il ? Je lui laissai faire quelques pas dans la caverne avant de lâcher les rênes d’Ewonda et d’abandonner provisoirement le sauvetage de mes compagnons pour le rejoindre. L’étalon noir se rapprocha de la monture de Tinam contre la paroi.
— Asin ?
La grotte étroite semblait creusée de main d’homme, tout juste assez haute pour le passage d’un cheval. Le cavalier lui, ne pourrait ni rester en selle ni avancer aux côtés de sa monture. Il lui faudrait marcher devant ou derrière, désavantage moindre au vu de la longueur du conduit. Aliésin le quitta en quelques secondes et s’engagea sur le second pont, construction courte en comparaison du premier. Aucun sort ne dissimulait sa présence, l’artifice semblait inutile puisqu’un second ravin bloquerait incontestablement l’avancée de nonmages trop entreprenants.
Aliésin s’arrêta, les oreilles dressées, aux aguets. Réflexe dû à l’inquiétude, son pelage s’ébouriffa, augmentant encore sa large carrure.
— Immobile. Pas un souffle.
D’un pas chaloupé, il se faufila en avant, échappant bientôt à mon regard inquiet. La place sur laquelle je l’attendais semblait à peine plus grande que le promontoire accolé à la grotte. Devant moi, fruit d’un ancien éboulement, des rochers jalonnaient le sol dans un ensemble disparate et accidenté. Un chemin serpentait entre les rocs, dont certains dépassaient ma propre taille de plusieurs têtes. Mon attention se reporta vers les hauteurs, sur la falaise qui grimpait à perte de vue, n’offrant que peu de prises, même à une Gardienne amatrice d’escalade.
Malgré la consigne je tournai très vite en rond, tiraillé entre l’envie de courir après Aliésin, celle de rejoindre mes compagnons. Qu’ils s’aperçoivent de mon absence et ils ne tarderaient pas à s’alarmer. Une fois de plus, la curiosité du fauve risquait de m’attirer des ennuis… Troublé par la présence des fleurs, il redoublait de vigilance, mais il partait rarement sans moi. J’espérais que cette fois il ne toucherait à rien de dangereux.
J’attendais plusieurs minutes sans que rien ne se passe, puis un grondement d’Aliésin envahis soudain mon esprit, et s’éteint. Mon cœur s’accéléra : cela ne signifiait pas forcément un danger, simplement qu’il avait trop à faire avec l’instant présent. Pourtant, ce vide si anormal m’effrayait au plus haut point, comme à chaque fois. Je comptai les secondes, pris mon mal en patience, mais je n’en laissai passer que trente avant de remonter sa piste.
Je marchais au tout début, mais mon pas s’accéléra, se changea en course une fois passés les premiers obstacles. Je ne possédais ni ses sens ni son instinct, mais une peur de plus en plus pressante me poussait en avant. Fort d’une enfance en pleine liberté, je slalomai aisément entre les rochers. Le rugissement du fauve, cette fois-ci, ne se cantonna plus à mon seul esprit et un sifflement bien trop humain lui répondit. Quelques instants plus tard, la scène m’apparut enfin, celle de mon compagnon se débattant, grondant et assénant de puissants coups de patte à travers les mailles d’un épais filet. Les griffes acérées passèrent à un cheveu d’un des assaillant. Je freinai au tout dernier moment, alors qu’Aliésin réduisait sa taille pour échapper au piège. Au sol, une silhouette se contorsionnait dans les affres de l’agonie, ruisselantes de sang, mais ses compagnons avaient trop à faire avec le fauve pour s’en émouvoir. Seul l’un d’eux se tourna vers moi, et un large sourire étira lentement ses lèvres.
Cette fois, j’en eus la certitude, car je ne fermai pas les yeux. Ma colère, ma peur se muèrent en un puissant mur d’air qui repoussa les quatre assaillants, les jeta violemment au sol… Puisa dans mes forces.
— Cours, FaiseurDeVoix !
Le coup qui frappa son crâne vola sa conscience à la mienne, me força à réagir. Seul, je n’avais aucune chance de le libérer. Il me fallait de l’aide ! Hurlant intérieurement, je fis volte-face et m’enfuis en direction des secours. Je sentis l’ennemi bondir à ma suite, mais sa masse d’adulte gênait sa course plus que la mienne. Seule l’épée freinait ma progression et lui permit de rester sur mes talons. Le poids inhabituel de l’arme me déséquilibrait ; encore si peu accoutumé à la porter, elle manqua à deux reprises de m’envoyer à terre en s’accrochant sur mon passage.
Je retrouvai les abords du pont quelques souffles avant mon poursuivant. C’était la deuxième fois que je voyais passer un éclat de lumière dans le ciel. Du coin de l’œil, je surpris le vol d’un nouveau projectile à plusieurs mètres de moi. En m’y attardant, j’aurais constaté qu’il s’agissait d’un trait enflammé, que la flèche venait du pic à ma droite, qu’elle visait l’énorme rocher posté au-dessus de la grotte. Mais on me talonnait de trop prêt pour me permettre d’y réfléchir. Le pont n’était plus très loin, l’étroitesse de la grotte le ralentirait, elle serait mon salut.
Pourtant, alors que j’approchais dangereusement de la passerelle, qu’une énorme déflagration me déchirait les tympans, ma seule aide vint de l’instigateur de mes cauchemars. Son bras heurta le mien à moins de deux pas du pont, me déviant de ma trajectoire, m’envoyant rouler au sol. Les archers avaient enfin atteint leur cible, l’explosion délogea rochers et pierrailles qui s’abattirent sur la construction sorcière. Le bois céda dans un grincement plaintif, débris de roche et échardes volèrent en tous sens, je protégeai ma tête de mes mains.
En relevant le menton, je constatai les dégâts et fus prit de panique. Plus rien ne me rattachait à mes compagnons. À la place de la passerelle, un unique poteau profondément fiché dans la roche et quelques lambeaux de cordages subsistaient. J’étais seul, sans Aliésin, sans mon parrain, pris au piège.
J’aurais simplement pu rester allongé ici, puisque rien ne pourrait améliorer ma situation. Les hennissements mécontents de Coranthe retentirent : quelques instants de plus et la jument de la Gardienne sombrait dans le néant. À présent, l’animal cherchait à reculer pour libérer le passage, sans doute encouragé par sa cavalière. Je m’éloignai moi aussi du vide, me hissai à quatre pattes dès que j’entendis du mouvement.
— Pas le temps de jouer ! Debout !
La haute silhouette me dominait et je songeai à mon arc, laissé bêtement à Ewonda. J’avais reconnu l’homme du fleuve au premier regard, mais sa voix me transperça. Je me relevai et reculai le plus vite possible, veillant à garder les restes du pont et l’ancien éboulement bien en vue, craignant de voir arriver des renforts. Mais dans mon dos, la seule issue se résumait en un vide meurtrier : je n’avais aucun moyen de rejoindre les autres.
L’image du cerf passa dans mon esprit. Quel merveilleux guide ! C’était droit dans un piège qu’il m’avait conduit ! Pas même une alerte, le moindre avertissement ! Il m’avait laissé avancer seul face au danger et isolé comme je l’étais, déjà fatigué par un acte magique non maîtrisé…
Me dérober davantage ne m’apporterait rien, mais il était hors de question de me rendre sans lutter. Je ne mourrais pas les bras croisés comme l’enfant dont j’avais l’apparence ! Déjà trop proche du ravin, je m’immobilisai, tirai Ezoria de son fourreau. Ce n’était qu’une blague, qu’une comédie, et Torel aurait certainement ri de son petit-fils s’il avait pu le voir.
La seule réaction du chef niou-han fut un profond soupir. Sans même dégainer son épée, il avança d'une démarche conquérante. Il arrivait sur moi par la droite, m’obligeant à pivoter pour rester face à lui. Malgré ma détermination, je ne pus m’empêcher de faire encore plusieurs pas en arrière. Il ne me laissa même pas l’occasion d’imiter la garde de Tinam et envoya un puissant coup de pied dans mon bras pour me faire lâcher l’arme. Je me retrouvai plaqué à la roche et Ezoria dérapa à plus d’un mètre de moi dans un concert métallique. Je voulus empoigner mon membre meurtri, mais je heurtai violemment le sol, menton en avant, sans avoir eu l’occasion de bouger. La pierre sur laquelle j’atterris chassa tout l’air de mes poumons, des étoiles dansèrent devant mes yeux, et un nouveau fracas résonna à mes tympans.
Je ne compris pas pourquoi, mais d’une pirouette, le chef niou-han bondi en arrière. Il évita d’extrême justesse ce qui me parut être de la foudre, puis se jeta de nouveau sur moi. Sa poigne se referma sur ma cheville, me tira en arrière, et je surpris son sourire victorieux juste avant qu’il plante l’un de ses genoux dans mes reins.
Une nouvelle explosion électrique frappa à deux pas de nous, mais il l’ignora superbement, s’empara de mes poignets et les lia sans ménagement. Je criai quand la corde mordit ma chair, tentait de lui décocher des coups de pieds alors qu’il me remettait sur le dos, tout le poids de mon corps écrasant mes mains lancinantes.
Je le touchais à deux reprises, mais jamais il ne me lâcha, et alors qu’une troisième déflagration retentissait à quelques centimètres de nous, il m’assena une puissante gifle pour faire cesser mes attaques.
Je l’aperçus au tout dernier moment, quand, sonné et les oreilles bourdonnantes, il me chargea sur son épaule. Tinam se tenait debout, en équilibre au-dessus de la grotte. Elle n’avait dégainé aucune de ses lames, mais ses mains semblaient recouvertes d’électricité. Si le chef niou-han avait perdu sa prise sur moi, ne serait-ce qu’un instant, elle aurait pu le frapper sans me blesser aussi. Mais il était trop tard désormais, et ce fut son regard brillant du désir de revanche que j’emportais dans les limbes.