Chapitre 10 : Les amants oubliés

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous ! Ce nouveau chapitre est plus long que la moyenne, dites-moi si vous trouvez que ça gêne à la lecture. Comme toujours, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions et de vos hypothèses. Bonne lecture

Rien ne semblait l’étonner. Ni le parfum de fleurs blanches qu’exhalaient les tapis, ni les peintures accrochées aux murs dans leurs cadres dorés, pas même l’immensité de la demeure. Avoir Chidera Volindra comme guide lui semblait la chose la plus naturelle du monde, à en croire son air détaché. C’est à peine s’il levait les yeux vers le plafond recouvert d’étoiles peintes en entrant dans le couloir.

Être l’objet de la curiosité des serviteurs ne paraissait pas plus le perturber. À moins qu’il ne les ait pas remarqués, mais c’était peu probable : ceux-ci ne se gênaient pas pour dévisager avec avidité et surprise ce jeune homme aux traits fins et à la grâce exquise, qui déambulait dans la villa Volindra avec l’élégance d’un danseur et l’aplomb d’un roi. « Dans quelques heures, toute la cité saura qu’un bel étranger s’est rendu chez nous, » songea Chidera en sentant poindre la migraine. Du coin de l’œil, elle pouvait l’apercevoir derrière elle. Il marchait avec aisance là où des hommes plus grands que lui avaient tremblé. 

Cette assurance, voilà ce qui perturbait Chidera. Plus que sa beauté, qui rivalisait avec celle des statues, plus que sa langue acide, plus même que l’étrange amitié qu’il avait tissée avec Ojas. On lui avait rapporté la manière dont il avait rabroué le charpentier quand ce dernier avait essayé de lui apprendre comment s’adresser à une femme de son rang, et la façon dont il était resté collé à lui, attaché à son bras et le nez enfoui dans son épaule pendant toute la durée du trajet. Bien sûr, Ojas ne s’était plaint de rien. Elle avait pourtant cru qu’il protesterait quand elle lui avait annoncé qu’il ne pourrait pas assister à l’entretien, mais là aussi, il s’était contenté d’acquiescer et de se laisser guider jusqu’au petit salon pour y patienter, au grand dam de son invité.

Mirage. Quel drôle de nom, et pourtant elle n’aurait pas pu lui en donner de meilleur. C’est vrai qu’il y avait un air d’irréel à sa personne. Chidera risqua un coup d’œil par-dessus de son épaule et vit qu’il l’observait. Son ventre se tordit d’une étrange sensation, pas dissimilaire à de la crainte. Elle détourna le regard la première. 

Elle avait ressenti ça, une fois, à une partie de chasse : un lynx l’avait repérée avant même qu’elle ne se rende compte de sa présence. En scrutant les feuillages des bosquets, deux yeux sauvages avaient croisé les siens. Fascinée, terrifiée, ils s’étaient fixés l’espace de quelques secondes – une éternité – puis une flèche avait fusé et la bête s’était enfuie.

Elle se demanda ce qui pourrait faire fuir cette bête-là et ce qui, au contraire, pourrait la retenir.

Il esquissa une moue appréciative en entrant dans le bureau de Chidera. Elle le laissa la dépasser tandis qu’il absorbait les atours de la pièce, sa taille, ses couleurs. Une petite part d’elle se trouva satisfaite de son approbation en matière de décoration. Quand elle se retourna pour lui parler, après avoir fermé la porte, il faisait face à une grande carte déroulée sur une table basse. Bouche bée, il la dévorait du regard.

—Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en pointant un endroit.

—Le continent, répondit Chidera en se plaçant à côté de lui. Nous nous trouvons ici, à Galatéa… Là, tu peux voir le royaume de Ters, au Sud, et leurs alliés. Son doigt remonta vers le haut de la carte. Ici se trouve le royaume d'Atern, qu’on appelle désormais Ludu. Et là, l’Empire des Landes.

Chidera examina sa réaction. Mirage lui parut simplement impressionné par ce qu’elle lui montrait.

—Pourquoi Ludu ? lança Mirage.

—Parce que l’Empire a gagné la guerre contre Atern, et que dans sa langue, Ludu veut dire « cendres ».

Le jeune homme sembla si franchement étonné par cette explication que Chidera dut éliminer sa première hypothèse : ce Mirage n’était pas un agent de l’Empire. Jamais un espion n’aurait posé une question si ignorante qu’elle lui aurait parue outrancière, digne d’un mauvais acteur chez n’importe qui d’autre. Mais Mirage se penchait à nouveau vers la carte, les doigts tendus au-dessus du parchemin, sans oser toucher les forêts d’encre verte et les monstres marins aux nœuds enroulés autour des récifs peints. Il dévorait les pays miniatures comme s’il les découvrait pour la toute première fois. Chidera avait l’habitude des mensonges : ce n’en était pas un. Restait à savoir ce qu’il dissimulait. La jeune femme dit :

—Ojas m’a expliqué que tu vivais chez lui en ce moment.

Mirage hocha la tête, toujours obnubilé par la carte.

—Tout se passe bien là-bas ?

Cela eu le mérite de ramener son attention à elle. Mais de toute évidence, la question lui avait déplu. Il répondit sèchement :

—Bien sûr. Ojas est quelqu’un de bien.

À peine avait-il prononcé ces mots qu’un éclair d’embarras traversa son visage, comme s’il avait parlé plus par instinct que par calcul et qu’il s’était lui-même surpris par cet élan d’honnêteté. Peut-être serait-il plus facile que prévu de le cerner. Elle acquiesça :

—Je sais. C’est un bon ami à moi. Cela lui valut un regard circonspect. Mais il m’a aussi dit que tu avais perdu la mémoire. Ce doit être difficile. Se retrouver dans un lieu inconnu, sans pouvoir compter sur ceux que tu aimes pour te soutenir et te guider… Je ne peux pas imaginer ce que ça fait.

—Tant mieux pour toi. Je ne peux pas dire que je recommande l’expérience.

—Mais à présent, tu as Ojas, insista Chidera sans se départir de son calme. Et moi aussi, je pourrais devenir ton amie.

Le visage de Mirage était aussi lisse qu’une mer d’huile. Elle ne pouvait rien y lire. Pourtant son instinct lui soufflait qu’elle tenait le bon bout. Tout le monde a quelque chose qu’il désire et qui se trouve hors de sa portée. Chidera était juste à la bonne hauteur pour satisfaire nombre de ces vœux : avec elle, un marché était toujours possible. Pour cet homme qui, en l’espace de quelques jours, s’était retrouvé dépouillé d’identité, de famille et de moyens, puis avait dû faire face à un animal que déjà la rumeur appelait monstre, il s’agissait d’une offre en or. Chidera allait faire en sorte qu’il le comprenne.

—Tu es le seul à pouvoir nous aider par rapport à l’attaque au port. Les gens sont paniqués, personne n’est sûr de ce qu’il a vu. Mais toi, tu étais là et tu as survécu. Dis-moi ce qui s’est passé.

Le jeune homme s’était à nouveau tourné vers la carte. Le silence s’éternisant, Chidera insista doucement :

—Tu n’as pas à t’inquiéter. Tu n’es pas accusé de quoi que ce soit – pour l’instant. Mais si tu ne me racontes pas ce qui s’est passé, alors je serai forcée de prendre les mesures qui s’imposent. 

—Forcée ? Par qui ? se moqua Mirage en désignant la pièce et ses dorures.

—Par la loi.

—Et qui est la loi, ici ? N’est-ce pas ce Conseil pourpre auquel toi et Ojas appartenez ? Je ne connais peut-être plus mon nom mais je sais comment fonctionne le monde. 

—Un homme est mort aujourd’hui, et un autre deux jours plus tôt, assena Chidera. La bête qui vous a attaqués doit être mise hors d’état de nuire. À moins que tu n’aies un lien avec elle ? Car c’est ce que je serais obligée de déduire si tu ne me révèles rien. 

Mirage leva les yeux au ciel et, s’étirant avec nonchalance, entreprit de faire les cent pas. Son corps fin trahissait pourtant quelques signes de tension : là, dans la ligne des épaules, dans le sursaut involontaire de sa main qu’il essuyait sur son pantalon. Il jeta sa cape sur un fauteuil et se planta devant une fenêtre. Il se mordait les lèvres maintenant, pesant le pour et le contre. Chidera ne pouvait imaginer ce qu’il gagnerait à ne pas parler, pourtant quelque chose l’en empêchait. À elle de reprendre les rênes de la conversation. Sans le brusquer, cette fois.

—Décris-moi la bête. 

—Grande, déclara aussitôt le jeune homme. Plus grande que moi au garrot. Noire.

—Qu’est-ce que c’était ? Un chien, un ours… ?

—Ah ! s’esclaffa Mirage d’un rire sans joie. Non, je ne pense pas. Quoique ça ressemblait à un chien – si un chien pouvait faire la taille d’un cheval et avoir le poil fait d’ombres et de fumée. Tu ne me crois pas, lança-t-il à Chidera qui conservait pourtant une expression neutre. Tu as tort. Cette… chose, et il y avait autant de répugnance que de frayeur dans sa voix, je n’ai jamais rien vu de pareil.

—Tu te rappelles de ce que tu as vu avant ta perte de connaissance ?

—Je suis capable de reconnaître un chat ou une poule, et ne pas confondre une maison avec une barque ! s’exclama-t-il. Mais ça, ça ne ressemblait à rien de vivant, de normal. Ça, c’était un vrai monstre. 

Chidera se demanda brièvement ce qu’il entendait par là. Existait-il de faux monstres ? Pas le temps pour se perdre en pareilles conjectures. Elle poursuivit son interrogatoire :

—Pourquoi t’a-t-il épargné ?

—Je ne sais pas. Il ferma les yeux, fort, comme s’il conjurait l’image de la créature. Il s’est jeté sur l’autre type… J’étais juste venu me balader sur le port, voir si je me rappellerais quelque chose. Et puis le monstre est apparu du bateau aux voiles fleuries.

—De ce navire-là ? Avec les fleurs d’ajonc dessus ? répéta Chidera le cœur battant.

Quand Mirage hocha la tête, la jeune femme fut submergée par une vague de jubilation vengeresse. Voilà la preuve dont elle avait besoin ! Si le monstre venait de l’Empire des Landes, si la délégation était responsable de la venue du monstre et de ses crimes… Ils auraient enfin une arme dans leur arsenal pour les négociations du traité. Certes, il y aurait une enquête qui n’aboutirait peut-être pas, le temps de confirmer le lien entre la bête et la galère impériale. Mais les habitants de Galatéa, eux, sauraient la vérité et la répandraient comme une traînée de poudre, limiteraient les actions et les revendications des diplomates. Chidera inspira profondément. Il lui revenait de savourer cette petite victoire. 

—C’est une bonne chose ?

Chidera se réveilla de sa transe.

—Pardon ?

—Tu avais l’air contente. Mon témoignage t’aide ?

—Oui, Mirage. Chidera se laissa aller à sourire. Oui, ça m’aide beaucoup.

Cela sembla lui faire plaisir. Le regard étrangement vague, il esquissa un sourire à son tour. Pendant un instant, les deux se turent, chacun perdu dans ses propres pensées. C’était agréable de se trouver ainsi à côté de quelqu’un, sans avoir à parler, à chercher le sens caché de chaque parole. Chidera en oubliait presque la raison pour laquelle cet inconnu se trouvait dans son bureau. Puis la magie se brisa. Peut-être que des servantes s’étaient esclaffées dans le couloir, qu’un corbeau avait croassé trop fort en prenant son envol, que les nuages dehors avaient glissé et que la lumière, coulant dans la pièce, avait ramené Chidera au temps présent. Toujours est-il que le moment était passé et qu’ils s’en étaient tous les deux rendus compte. Mirage fut le premier à reprendre la parole :

—Tu sais ce que ça pourrait être comme créature ?

—Peut-être, dit lentement Chidera tandis que des idées fusaient dans son esprit. Mais c’est improbable. 

—Tu ne peux pas demander à tes dieux ? Ils doivent savoir, eux. D’ailleurs, j’ai vu le temple de loin. Il a brûlé non ? Ojas m’a raconté qu’il y avait eu un incendie. Ils vivent encore là-bas ?

Et ainsi Chidera retourna à la réalité. « Les dieux, bon sang, je les avais oubliés. » Les dieux disparus, le temple en ruine, le monstre qui devait hanter la cité en ce moment même et le jeune homme, ce Mirage qui lui cachait encore des choses. Il n’était pas à la botte de l’Empire, et c’était déjà une bonne nouvelle, mais il n’était pas entièrement honnête. Il avait pu tromper Ojas, certes, mais ce n’était pas là chose difficile !

Elle réalisa alors, brusquement, qu’il n’était pas ce qu’il prétendait être. Pas complètement en tout cas. Qu’il ne sache pas qui il était, elle aurait pu le croire ; mais il savait désormais qui elle était, elle, et s’en moquait. Ça allait au-delà de l’insouciance qu’il affichait, ou du mépris avec lequel il décochait ses flèches. Un lynx ne s’attaque pas à un tigre au cœur même de sa tanière. S’il avait été idiot, Chidera aurait pu croire qu’il ne s’agissait que de bravade destinée à se faire sentir plus grand au milieu de tout ce luxe. Mais Mirage ne faisait pas semblant : il était grand. Il se tenait droit et fier dans le ventre des Volindra et la seule peur qui agitait ses iris était due au monstre qui l’avait manqué de peu. Même celle-là était en train de s’effacer. La tête légèrement penchée sur le côté, observant avec attention la jeune femme, il dit d’une voix claire :

—Il s’est passé quelque chose là-bas. Tout là-haut, dans le temple… Quelqu’un ? suggéra-t-il. Chidera pétrifiée ne dit rien. Les yeux de Mirage s’écarquillèrent légèrement, ses prunelles noires rétrécirent. Quelques-uns ? Tous ? Sa voix se fit murmure. Ils sont tous partis ?

Lentement, Chidera glissa sa main dans son dos et se saisit discrètement de la dague qui s’y cachait. Mirage posa un doigt sur ses lèvres boudeuses et s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil, pensif. Le trouble qu’elle avait cru déceler un instant auparavant avait entièrement disparu, si jamais il y avait été un jour. Son visage n’exprimait désormais qu’une intense réflexion. Les doigts de Chidera, serrés autour de l’arme dans son dos, commençaient à transpirer. Il se leva alors, sans hâte, et alla jusqu’à elle avec grâce. Ses pas ne faisaient pas de bruit, comme s’il eut été fait d’air et d’écume. Il s’arrêta presque sous son nez et bien qu’il soit légèrement plus petit qu’elle, il se tenait avec une telle autorité désinvolte qu’on aurait dit qu’il était le vrai propriétaire du bureau. Chidera dut faire un effort pour ne pas bouger.

—Entre ça et le traité, pas étonnant qu’Ojas ait essayé de me garder enfermé. Oui, je crois que je comprends… Les risques auxquels Galatéa est exposée désormais… !

—Et les risques auxquels tu t’exposes, toi, en disant des choses pareilles ? répliqua Chidera. 

Mais il ne paraissait pas l’entendre. Ses yeux avaient beau être fixés sur elle, il ne donnait pas l’impression de la voir. Elle aurait aussi bien pu être invisible. Ses propres déductions l’avaient surpris, et le guidaient désormais vers des chemins de pensée que Chidera ne pouvait discerner. Il fallait qu’elle reprenne le contrôle d’une manière d’une autre. C’est consciemment, et malgré son corps qui lui criait de lui planter sa lame dans le torse, qu’elle relâcha sa prise sur le manche de sa dague et la rangea discrètement dans sa ceinture de soie. 

—Écoute-moi bien, Mirage. Ne pense même pas à aller répéter ces propos à l’extérieur. Il s’agit là d’hérésie, et tu seras pendu pour cela.

—Loin de moi cette idée. J’avais juste envie de comprendre ce qui se passe sur cette île. Tout est tellement… cryptique et mystérieux par ici, avec ce tas de ruines sur la colline que personne ne veut approcher et cet empire que les habitants n’ont visiblement aucune envie de voir traîner dans leurs pattes. Considère ma curiosité satisfaite.

« Et la mienne grandit chaque jour, » songea Chidera en ajoutant le jeune homme à la liste de ses problèmes. Elle devrait le faire surveiller par Élos et ses hommes, et tant pis pour la vie privée d’Ojas. Sa sécurité n’en serait que meilleure. Elle poursuivit :

—Tu comprends que je ne peux pas te laisser partir d’ici comme si de rien n’était.

—Mais je viens de dire que je ne répèterai rien ! s’écria-t-il, choqué. Je t’ai donné ma parole !

—Qui ne vaut, pour ainsi dire, rien. Tu es un inconnu, un étranger, qui a probablement des liens avec le monstre qui se trouve encore dans l’enceinte de nos murs.

Les joues de Mirage s’empourprèrent. La jeune femme leva une main et lança :

—Toutefois, je n’ai pas l’intention de te faire prisonnier.

—Ojas ne t’aurait pas laissé faire, persifla-t-il en retournant vers la table basse.

Chidera se retint de commenter sur les pouvoirs d’Ojas quant à la juridiction des Volindra et son influence au sein du Conseil pourpre. Ce Mirage avait le don d’échauffer ses interlocuteurs. Elle serra les mâchoires et dit :

—Ojas travaille pour moi, actuellement. Sur le temple. Tu vas l’accompagner.

—Tiens ? se moqua Mirage après une seconde de surprise. On fait confiance à l’étranger menteur, maintenant ? On lui confie des responsabilités ?

« Est-ce que j’ai vraiment le choix ? » Non, Chidera n’avait pas d’autre issue. Elle aurait pu le tuer, certes, mais ç’aurait mis à mal sa toute fraîche amitié avec Ojas. Le garder en vie lui permettrait d’avancer sur l’enquête du port, s’ils parvenaient à capturer le monstre, et potentiellement l’utiliser comme témoin contre la délégation impériale. Au moins, en le confiant à Ojas, elle pourrait savoir où il se trouvait à chaque instant. Le charpentier ne la trahirait jamais, même au profit de son invité : l’interrogatoire, seul à seule, en était la preuve. De plus, son instinct lui soufflait qu’il y avait des choses à apprendre de lui. Il recelait des informations, cachées dans les plis de sa mémoire disparue – ou de ses mensonges. Chidera hésitait encore sur ce point. « Perte partielle de souvenirs ? Ça pourrait être ça. Ça expliquerait pourquoi il est si vif d’esprit et n’a pas peur de moi, tout en n’ayant aucune connaissance de l’invasion d’Atern. Bon, peu importe. Un problème à la fois. » Et Mirage qui continuait de grommeler :

—Et pour quoi faire, hm ? Aller au temple dans quel but ? 

—Pour savoir où ils sont partis, expliqua Chidera en serrant les dents.

—Vous ne savez pas où ils sont ? Ils ne vous ont pas dit ?

« Peut-être que j’avais tort, » pensa Chidera en inspirant profondément. « Peut-être qu’il est juste idiot. » Mais Mirage semblait sincèrement stupéfait par ce qu’elle lui annonçait, donc elle condescendit à lui répondre :

—Non. Ils n’ont rien dit. Ils sont juste… partis.

Le jeune homme en resta bouche bée. 

—Pour aller où ?

—C’est ce que nous aimerions savoir. C’est la raison pour laquelle Ojas et moi enquêtons sur leur disparition. La situation est délicate… Elle se frotta le visage à deux mains, abandonnant toute prétention. Nous devons agir discrètement, et le plus vite possible. 

Était-ce à cause de la tension de ces derniers jours ? Chidera voulait raconter à Mirage tout ce qu’elle savait. Il n’était pas digne de confiance, elle l’aurait juré ; pourtant l’éclat de ses yeux noirs la poussait à parler, à lui donner les moindres détails de la situation. Il lui chantait jusqu’au creux de l’âme une mélodie rassurante. Et Chidera était si, si fatiguée. Elle s’entendit dire :

—Il faut absolument que nous ramenions les dieux à Galatéa. Si jamais l’Empire décide de rompre le traité de paix et de nous attaquer, nous ne serons pas capables de les repousser sans leur aide. Nous n’avons pas assez d’hommes, ni d’armes ; notre argent pourrait nous obtenir des mercenaires, mais aucune troupe ne sera assez folle pour se dresser devant l’empereur actuel. Autrement dit, sans eux, nous courons à notre perte.

Mirage se rapprocha d’elle avec précaution.

—Et le monstre ? Qu’est-ce que tu sais de lui ?

—Rien, malheureusement, répondit Chidera en se frottant les tempes. Hormis qu’il y a un lien avec la délégation – et je vais devoir tirer les vers du nez à Astor, qui va encore essayer de m’insulter sous ces faux compliments… Et de détourner mon attention.

La tête commençait à lui tourner. Mirage effleura sa main :

—D’accord, ça suffit. Je comprends. Chidera papillonna des yeux, comme étourdie, tandis que Mirage déclarait : J’irai au temple avec Ojas, d’accord ? Je veux bien travailler avec toi.

—Je crois que tu veux dire travailler « pour » moi.

—C’est pareil. L’important, c’est que tu aies des réponses, non ?

—Et toi ? fit la jeune femme qui reprenait peu à peu pied dans la conversation. Qu’y gagnes-tu ?

—Je veux de l’argent, d’abord. De l’aide, ensuite. Un jour, je retrouverai qui j’étais avant et ce jour-là, j’aurais sans doute besoin d’un allié. 

—Un salaire et une dette, donc, soupira Chidera. Soit, j’accepte. Mais souviens-toi : si tu parles de notre accord, ou des dieux, à qui que ce soit…

Le jeune homme leva les mains en signe d’apaisement.

—C’est très clair. Limpide, même ! Bon, nous en avons fini, non ? Le temps passe et Ojas doit s’inquiéter.

Chidera acquiesça lentement. La migraine était revenue. N’avait-elle pas accepté trop facilement les arguments du jeune homme ? N’avait-elle pas cédé trop vite à ses demandes ? Elle se frotta le front à l’aide de ses phalanges. « Pas le choix. De toute façon, c’est fait, » pensa-t-elle. La douleur qui lui enserrait la tête se fit plus légère, comme si elle validait cette décision.

—Suis-moi, dit-elle en passant devant Mirage qui lui tenait la porte. Ojas te rejoindra à l’extérieur. Nous allons prendre un passage plus discret.

—Et empêcher tes serviteurs de profiter du spectacle ? fit-il en se désignant d’un large geste. Tu es une bien cruelle maîtresse.

Chidera leva les yeux au ciel, se demanda pourquoi les dieux s’amusaient-ils à lui infliger la compagnie d’hommes plus agaçants les uns que les autres et se mit en route sans un mot. Mirage dut courir pour la rattraper.

Mais alors qu’ils s’apprêtaient à descendre les marches d’un imposant escalier en colimaçon, Mirage s’arrêta net. Chidera se tourna à son tour vers le mur et dit :

—Ah oui ! C’est plutôt impressionnant, n’est-ce pas ?

Une gigantesque tapisserie, large de deux mètres et longue de trois, ornait le mur qui leur faisait face. Au milieu d’une forêt luxuriante, en riches nuances de vert, de rose et d’or, un couple se faisait face. La jeune femme – une fée, sans doute – s’enfonçait dans les eaux d’un lac, sa robe violette se gorgeant d’eau. Elle se tenait de dos, ses longs cheveux bruns ne dévoilant que le bout d’un nez pâle et un cercle rose peint sur l’arrondi de sa joue. La main qu’elle tendait vers son amant ne dévoilait que le bout de ses ongles. Lui, sur un genou, dissimulait le bas de son visage derrière un large chapeau rond et blanc, mais ses yeux verts parlaient pour lui. Ses boucles blondes tombaient sur ses épaules et attiraient le regard sur le reste de sa tenue, d’un blanc éclatant. Perdus dans la nature, sans prendre plus de place que nécessaire, ils paraissaient naître des bois. Chidera aimait cette tapisserie, et c’est avec plaisir qu’elle l’observa à nouveau. Elle finit par dire :

—Un prêtre m’a dit un jour que c’est l’histoire d’une fée et d’un vagabond qui tombent amoureux l’un de l’autre. Mais personne n’est sûr. Elle date… oh, d’au moins cinq siècles. Je crois qu’il y a une sorte de laque dessus, ou une protection quelconque. C’est une technique des Landes, il me semble.

—Où l’avez-vous trouvé ? demanda Mirage.

—Elle appartenait au temple, à l’origine. Nos hommes l’ont récupérée en fouillant le temple lors de l’incendie. Tu l’aimes ?

Mirage haussa les épaules. Pourtant il ne parvenait pas à se détacher du couple tissé de fils brillants. Il avait abandonné ses manières et son attitude hautaine et son visage était redevenu un masque vide d’émotion. Pourtant, n’était-ce pas de la colère que Chidera décelait ? Ils restèrent là encore un peu, silencieux, à admirer la tapisserie, jusqu’à ce que les habitudes de Chidera ne la poussent à ramener Mirage à la sortie : il lui restait quantité de choses à faire. Comme elle marchait devant lui, elle ne remarqua pas l’éclair de rage qui brûla un instant dans ses yeux en passant devant la figure de l’amant inconnu. En revanche, elle entendit clairement son conseil :

—Quand tu reverras cet Astor qui te pose tant de problèmes, parle-lui des Fonds sombres. Ça devrait te donner un avantage.

Chidera fit volte-face.

—Des Fonds… quoi ? 

Mais Mirage ne disait rien et Chidera sentait confusément qu’il valait mieux ne pas insister. Elle préféra demander :

—Et comment est-ce que tu sais ça ?

—Disons que certains souvenirs commencent à remonter.

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Portequigrince
Posté le 09/09/2025
Plus ca va, plus je me méfie de Mirage, je me demande ce dont il va se souvenir au fur et à mesure!
J'ai l'impression qu'il influence ou embobine ses interlocuteurs. Aurait-il un don particulier? Le mystère se poursuit!
Bleiz
Posté le 14/09/2025
Salut Portequigrince,
Oui, il est définitivement suspect x) Et sans trop en révéler, disons que tu es sur la bonne piste !

À bientôt :)
Raza
Posté le 19/07/2025
Mmh, j'avais déjà un soupçon hier sur Mirage et sur Ojas qui est étonnament coulant... mais du coup je comprends que Mirage a un pouvoir quelconque ou bien que quelqu'un (chose ?) protège Mirage.
Histoire d'amants ? Une sombre histoire de vengeance d'amoureux déçu ? J'espère qu'elle sera au moins sanglante et terrible, pleine d'injustice et de ressentiment alors. XD
À bientôt !
Bleiz
Posté le 20/07/2025
Mirage, suspect comme toujours... On peut supposer qu'il y a un truc, en effet...
Pour les amants je ne sais pas, mais promis, il finira par y avoir du sang et des larmes ! x)
Edouard PArle
Posté le 22/06/2025
Coucou Bleiz !
Mirage (et l'histoire du même coup) est de plus en plus fascinant ! Excellent chapitre, c'est très cool de découvrir ce personnage du pdv de Chidera vu ses talents d'analyse et son sens de l'observation. On en apprend finalement presque autant qu'avec le propre pdv de Mirage^^ Le passage où il la pousse a parler était particulièrement bien écrit !
J'ai beaucoup aimé cette présentation de tapisserie, le fait qu'elle fascine autant Mirage est très intrigant ! Tout comme cette chute, clairement excellente ! Je suis oblige de lire le prochain chapitre xD
Petite remarque :
"Existaient-ils de faux monstres ?" -> Existait il
Je continue !
Bleiz
Posté le 23/06/2025
Salut Edouard,

Merci, la rencontre Chidera-Mirage me tenait à coeur ! Le discernement de Chidera permet de distiller pas mal d'informations, heureusement qu'elle est là x) La tapisserie cache pas mal de mystères mais c'est vraiment une pierre d'angle dont le secret ne sera révélé que plus tard... Mais cruciale donc ! Merci pour la faute, je corrige ça :)
Maëlys
Posté le 08/06/2025
Ah ! J'aime bien cette dernière phrase, énigmatique, ça donne vraiment envie de savoir la suite !
Sinon, ce dialogue entre Chidera et Mirage est vraiment intéressant (d'ailleurs j'ai déjà des théories concernant l'évolution de leur relation...) et pas trop lourd d'informations ! Mais il nous montre les deux sur un jour différent.
Super toute cette introspection de Chidera, on découvre de plus en plus son caractère, c'est sympa !
Mirage est toujours très mystérieux (ce qui est le but, j'imagine) mais on a vraiment du mal à le cerner, d'autant plus qu'il y a pas vraiment d'introspection de sa part... Sinon, belle description de la tapisserie, j'imaginais bien !
juste petite remarque : "Qui vaut très exactement rien." : un peu perturbant, ça sonne familier je trouve, peut-être simplement "qui ne vaut rien" ou "qui ne vaut, pour ainsi dire, rien"

A très vite !
Bleiz
Posté le 09/06/2025
Salut Maëlys,

Je suis très, très curieuse de savoir ta théorie sur Mirage et Chidera, si tu en as envie n'hésite pas à la partager x)
Mirage mystérieux est le but, j'essaye de révéler des éléments à son sujet petit à petit (le prochain chapitre notamment) mais je ne veux pas aller trop vite. Si tu trouves que ça gêne à la lecture/l'histoire, dis-moi !
Merci beaucoup pour ta suggestion que j'ai utilisée du coup :)

À bientôt !
Maëlys
Posté le 09/06/2025
Juste une impression qu'une petite romance pourrait se dessiner à l'horizon...
Non non le mystère c'est bien !!
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