Chapitre 9 | les soldats endormis

Notes de l’auteur : TW —  menace de mort, confrontation verbale violente

 

Well, it's cold, cold,
cold, cold inside
Darker in the day than
the dead of night
Cold, cold, cold, cold inside.
Doctor, can you help me
'cause something don't feel right?
Something don't feel right.

Cage the elephant, Cold, cold, cold…

 

L’intérieur de l’avion était plongé dans une obscurité presque totale. Les lumières de contrôle offraient une visibilité minimale à l’Atalante, réunie à bord dans un silence tendu. Les huit Gardiens avaient été prévenus de leur départ quelques heures plus tôt, en fin d’après-midi, et leur briefing s’était étendu jusqu’au crépuscule. Leurs visages demeuraient impassibles, fermés par l’anticipation. Chacun se préparait mentalement à l’atterrissage et à ce qui suivrait. Ce vol marquait le début de l’opération pour laquelle ils s’étaient entraînés si durement pendant les dix derniers jours.

Soline, assise à l’avant de l’appareil, s’était retournée afin d’observer les membres de son équipe. Son œil brillait dans la pénombre, ce qui trahissait l’inquiétude derrière son masque de sérénité. La jeune leader connaissait les enjeux. Elle était désormais suffisamment attachée à ses camarades pour que les dangers vers lesquels ils se dirigeaient la tracassent. Ses responsabilités pesaient lourd sur ses épaules. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser à la dernière opération qu’elle avait effectuée pour la Garde. Félix, installé près de la porte de l’avion, sentait sa nervosité. Il lui lança un sourire assuré et essaya de motiver la troupe, comme à son habitude :

— Allez, tout le monde, on s’est préparés pour ça, pas vrai ?

Un soupçon d’optimisme s’invita dans l’habitacle métallique. Aloïs et Yun, l’une à côté de l’autre, échangèrent un regard bienveillant, puis lièrent leurs doigts. Jivan hocha la tête, prit, lui aussi, dans un élan d’encouragement.

— C’est l’occasion de prouver au Haut-Commandement qu’il a fait le bon choix en nous réunissant !
— La Garde nous soutient et a confiance en nous, ajouta Soline. Restons unis, concentrons-nous sur l’objectif et nous rentrerons victorieux, c’est certain !

Ces quelques paroles ravivèrent la fidélité et la détermination de l’unité. Les Gardiens étaient plus soudés que jamais — un peu plus sereins, également. Leur mission leur paraissait moins insurmontable, parce qu’ils agiraient ensemble. Aussi surprenant que ça puisse être, les deux dernières semaines avaient changé leurs états d’esprit : un lien indivisible s’était créé entre eux, et cela tant qu’ils étaient voués à faire partie de la même unité.

Le pilote, un commandant de haute renommée à la Garde, demanda à ce qu’ils se préparent pour l’atterrissage, qui risquait de les secouer. Le cœur de Soline s’emballa à l’idée que quelque chose se passe mal lorsqu’ils toucheraient le sol islandais. Cependant, l’avion se posa au milieu d’une plaine sans encombre ni fracas. Avant d’en sortir, elle fit son rôle de caporale-cheffe.

— Resserrez vos bottes, fermez vos gilets thermiques et portez vos lentilles infrarouges. Nous devons rester prudents et invisibles. Soyez également à l’affût, un comité d’accueil nous attendra peut-être dehors, nous entrons en territoire hostile.

Heureusement, sur la terre ferme, ses prédictions ne se réalisèrent pas. Seules les ténèbres attendaient l’Atalante, dont la silhouette fut immédiatement engloutie. Les soldats demeurèrent tout de même vigilants et silencieux après le départ du Boeing ; les Prométhéens n’étaient peut-être pas dans les parages, mais ils pouvaient très bien les guetter ailleurs, tapis dans l’ombre. Ils venaient d’être déployés non loin de l’Ekla — un volcan aussi majestueux que dangereux — là où la nature dévoilait sa puissance brute. Selon le rapport des espions de la Garde, une base ennemie était dissimulée dans les reliefs des Hautes Terres.

— Les amis, ça ne sera pas une promenade de santé : le temps et les éléments agissent contre nous, annonça Soline. Nous allons devoir redoubler d’efforts, on ne doit pas perdre notre objectif de vue. On trouve la planque, on s’y introduit, on prend toutes les infos dont on a besoin, les artéfacts s’ils y sont cachés… et on se tire ! Plus vite on réussira la mission, plus vite on pourra rentrer chez nous !

Ses camarades hochèrent la tête, leurs traits à peine visibles dans la nuit. En Islande, les températures de décembre étaient impitoyables, même pour des Gardiens aguerris. Le vent glacial balayait leurs visages, mordant la peau exposée à travers leurs uniformes tactiques. Le froid raidissait leurs muscles et endormait leurs extrémités. Respirer devenait douloureux, demeurer statique l’était encore plus. S’ils ne bougeaient pas maintenant, ils risquaient de se transformer en statues de glace, peu importe les facultés thermiques de leurs combinaisons. Ils ne tardèrent donc pas à se mettre en route vers l’Ekla, prêts à surmonter tous les obstacles qui surgiraient sur leur chemin. Soline, en tête du groupe, tenait fermement son géotracker dans l’espoir de se frayer un passage dans le paysage inhospitalier qui les entourait. Camouflés par les ombres qu’Orion manipulait, ils progressèrent à travers une forêt dense et incertaine. Les arbres les couvraient partiellement du vent, mais réduisaient davantage leur visibilité. Ils devaient être encore plus prudents, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans l’inconnu.

Soudain, une lueur orangée rompit la pénombre. Elle oscillait au loin, entre les buissons et les feuillages. Soline leva la main pour signaler aux autres de s’arrêter, puis mima de nouvelles directives. Comme elles l’avaient déjà fait des dizaines de fois lors des simulations, Aloïs et Yun partirent en reconnaissance, laissant le reste de l’équipe se disperser par sécurité. Elles découvrirent un campement aux pieds d’un mur de roches. Un feu crépitait faiblement, prêt à s’éteindre, au milieu de quatre tentes. La zone était déserte, mais des déchets, un repas carbonisé, des provisions et des équipements gisaient sur le sol. Les deux Gardiennes partagèrent un regard perplexe : qui pouvait bien faire du camping dans un environnement aussi abrupt ? Était-ce un piège tendu par les Prométhéens ou une simple halte abandonnée ? Ces questions restèrent sans réponse, même après une analyse approfondie des lieux. Ni victime ni assaillant. Les occupants semblaient s’être volatilisés, laissant derrière eux un bivouac fantôme.

— On devrait peut-être demander aux autres de venir pour fouiller avec nous ? suggéra Aloïs au bout de cinq minutes d’investigation.
— Je m’en charge.

Yun concentra toutes ses capacités magiques dans ses cordes vocales, puis ouvrit la bouche pour transmettre des ondes à peine audibles. Elles se répercutèrent dans la forêt, jusqu’à atteindre le reste de l’Atalante. Leurs plastrons vibrèrent et leurs oreillettes grésillèrent. Reconnaissant le signal, pré-établi lors de leurs sessions d’entraînement, ils émergèrent des bois au compte-goutte.

— Alors, vous avez trouvé quelque chose ? demanda Mereg, en arrivant.

Aloïs secoua la tête.

— Rien. Pas une âme. Pas le moindre indice sur ce qui s’est passé ici. C’est comme si les campeurs avaient disparu juste avant qu’on débarque.

Jivan scruta les lieux et fit le tour des tentes, au cas où ses co-équipières auraient manqué quelque chose. Lui non plus ne trouva rien. Les sourcils froncés, il s’interloqua :

— C’est étrange. On les aurait forcément détectés s’ils traînaient encore dans le coin quand on est arrivé, non ?
— Pas forcément, rétorqua Orion. Tout dépend de leurs capacités ou de leurs équipements. Un sort de protection aurait pu dissimuler leur présence, comme mes ombres.
— Si c’est le cas, je devrais peut-être me projeter pour chercher un peu plus loin. On sait jamais, ils se planquent peut-être dans un bosquet ou sous terre… Je pourrais détecter leur conscience s’ils sont dans la forêt.

Vangelis joignit ses gestes à ses paroles : il s’installa au sol, en position de méditation, puis ferma les yeux et plongea dans une transe profonde. Son esprit fut projeté au-delà de son corps. Ses camarades l’observaient, intrigués et perplexes. Ses pouvoirs étaient invisibles à l’œil nu ; il était difficile de comprendre leur fonctionnement, notamment parce que tout se passait au cœur de son âme. Ils gardèrent donc un silence respectueux. Vangelis put se concentrer sur son objectif avec sérénité. De longues minutes s’écoulèrent, emplies d’une tension palpable, pendant qu’il explorait les recoins du paysage environnant. Trop de minutes pour que l’espoir d’obtenir des résultats perdure. Mereg s’avança pour interrompre Vangelis, mais il rouvrit les yeux aussi brusquement que si on l’avait extirpé de force de son immersion. Il s’exclama :

— Il y a quelque chose ! J’ai vu quelque chose !

Soline se précipita pour l’aider à se relever. Un éclair d’inquiétude brilla dans son œil.

— Qu’as-tu découvert ?
— Une dizaine de Gardiens… tous ligotés, endormis ou évanouis. Ils sont dans les rocheuses, juste au-dessus de nous.

L’annonce de Vangelis sema la confusion parmi l’équipe. Leurs supérieurs ne leur avaient transmis aucune information sur la présence d’une autre unité. Comment une telle chose avait-elle pu passer à la trappe lors du briefing ?

— Caporale-cheffe Barnes… On doit leur venir en aide, on ne peut pas les laisser crever de froid là-haut, se récria Aloïs.
— D’accord, allons-y, mais restons sur nos gardes, ça pourrait être un piège.

L’Atalante se mit en mouvement, sur les pas de Vangelis, qui tentait de se souvenir de ce qu’il avait vu avec précision. Ils avancèrent prudemment et se faufilèrent entre les obstacles naturels du terrain, en formation serrée. Quand, finalement, ils débouchèrent sur un plateau, la seconde unité se trouva bel et bien au centre de celui-ci. Inerte, pieds et mains liés, yeux bandés. Un frisson d’effroi parcourut les Gardiens. Craignant que des Prométhéens se cachent à proximité, ils se séparèrent à nouveau et se partagèrent les tâches. Yun et Jivan se glissèrent auprès des autres soldats pour les libérer, tandis qu’Aloïs, Mereg et Félix montèrent un peu plus haut dans les roches pour de sécuriser la zone. Vangelis, Orion et Soline demeurèrent en arrière, leurs sens affutés, prêts à réagir en cas de danger ou d’ennemis. Jivan secoua à plusieurs reprises les corps inanimés, après avoir ôté les bandeaux et les cordes. Malgré ses efforts et ceux de Yun, les militaires restèrent inconscients. Vangelis décida d’utiliser une nouvelle fois ses pouvoirs psychiques, puisqu’aucun geste ne parvenait à les réveiller. Il entra dans leurs esprits afin de les défaire de leur ensorcellement. Son intervention fut un succès : les soldats étrangers se levèrent progressivement et essayèrent de se remettre de leur léthargie forcée pendant que leurs sauveurs rejoignaient de leur propre groupe pour qu’ils aient de l’intimité et de l’espace. Le plus imposant d’entre eux — un homme à la peau tannée et aux yeux jaunes perçants, aussi musclé qu’un bœuf — se dirigea vers Soline, chancelant légèrement. Méfiante, elle dressa l’un de ses poignards entre eux et ordonna :

— Ne fais pas un pas de plus et identifie-toi.

L’inconnu s’exécuta, sans rechigner ni tressaillir.

— Lieutenant Mallory Larsen, chef de l’unité Cadmos.

Soline avait déjà entendu parler des membres du Cadmos. Elle savait qu’ils étaient de véritables exemples à la Garde, notamment parce qu’ils avaient capturé plusieurs têtes pensantes du clan ennemi, l’été dernier, et ne reculaient devant rien. Elle reconnut l’insigne de leur unité — un dragon — ainsi que les étoiles de grade, brodées près du cœur de Mallory, et elle comprit qu’il ne mentait pas. Elle demeura tout de même perplexe : s’ils opéraient en Islande, pourquoi le Haut Commandement avait-il formé l’Atalante ? Partageaient-ils le même but ? La mission principale dissimulait-elle un sauvetage depuis le début ? Pourquoi personne n’avait jugé bon de leur donner des consignes plus précises ou de mentionner la présence d’alliés ?

— À votre tour, lui intima Mallory.

Orion échangea une œillade dubitative avec Soline. Il se plaça, lui aussi, en position de défense. Ses ombres ondulaient derrière lui, en guise de dissuasion.

— Je suis la Caporale-cheffe Barnes et voici mon second, le Caporal Sullivan. Que faites-vous ici ?
— Nous avons été envoyés pour enquêter sur les Prométhéens installés dans la région et intercepter des informations, continua le lieutenant. On devait démanteler la branche la plus active de leur réseau, mais les choses ont mal tourné. Un groupe nous a repérés et capturés pendant qu’on essayait de se rapprocher d’un des leaders. Je suppose qu’ils possédaient au moins un mage dans leurs rangs, puisque nous avons été mis en sommeil sans pouvoir répliquer.

La réponse du lieutenant était lipide, presque trop bien ficelée. Orion avait l’impression qu’il répétait en discours préparé, dénué d’émotion. L’écho avec les objectifs de l’Atalante et la facilité avec laquelle Cadmos avait été maitrisée renforçaient sa vigilance. Soline partageait les doutes de son bras droit, mais elle opta pour la conciliation.

— Nous sommes également une équipe furtive. L’unité Atalante. Notre référent est le Commandant Rivera.

Cette fois, la surprise se dévoila dans les prunelles vives de Mallory. Il passa une main dans ses nattes, presque dénouées, et demanda :

— Vous n’êtes pas l’escouade d’assaut qui devait nous secourir ?

Orion nia d’un signe de tête.

— Non. Nous pensions être les seuls déployés en Islande.
— Ça veut dire qu’une troisième unité va débarquer dans le coin, intervint Félix, depuis le roc où il faisait le guet. Depuis combien de temps êtes-vous arrivés ici ? Et quand avez-vous demandé de l’aide ?
— Puisque vous n’êtes pas liés à notre mission, je ne crois pas que ça vous regarde, si ?

L’une des soldates de Cadmos venait s’écrier. Toutes les têtes se convergèrent dans sa direction, y compris celles de ses co-équipiers. Une aura mystérieuse flottait autour d’elle. Lorsqu’elle se détacha de son groupe pour s’approcher de Soline et Orion, elle les fixait comme si elle allait leur sauter à la gorge. Les traits de son visage semblaient ciselés par la pénombre. La lumière de la lune accroissait son apparence sinistre. Sa chevelure écarlate contrastait avec son teint pâle. Une cicatrice marquait sa joue droite, s’étirant jusqu’à son menton et barrant sa bouche. Soline ne put s’empêcher de la comparer à Mereg. Elles possédaient une hargne similaire… Et, surtout, une réticence palpable par rapport aux alliances.

— Vous prétendez être des Gardiens et jouer le même rôle que nous. Pourquoi devrions-nous vous croire sur parole ? Qu’est-ce qui nous certifie que vous n’êtes pas des usurpateurs ?

Les questions de la soldate, emplies de suspicion, exacerbaient un climat déjà tendu. La mâchoire de Soline se contracta, tandis qu’elle cherchait comment lui répondre. Elle peinait à garder son calme face aux sous-entendus de corruption, puisqu’elle avait toujours été une Gardienne dévouée, tout comme le reste de l’Atalante.

— C’est absurde de croire que nous pourrions être des Prométhéens. Nous venons de vous libérer, alors que nous aurions très bien pu passer notre chemin et vous laisser crever de froid.
— Vous avez sauvé notre peau, je vous l’accorde. Mais ça ne signifie pas que vous êtes dignes de confiance. Votre bonne action pourrait être une ruse.
— Vous insinuez donc que nous sommes des traîtres ? la défia Soline. Dans ce cas, je vous propose que l’on contacte nos supérieurs ensemble. Ils seront ravis de savoir que nos deux unités ont failli à leurs tâches parce qu’elles préféraient céder à leurs pulsions.

Le lieutenant Larsen, dont le visage impassible cachait une autorité naturelle, agrippa l’avant-bras de sa recrue, qui s’apprêtait à cracher son venin. Son geste interrompit le face-à-face.

— Soldate Khalil… Ces Gardiens, quels qu’ils soient, nous ont évité une situation désastreuse. Je comprends tes préoccupations, mais nous devons accepter la main qu’ils nous tendent. Je n’exige pas de confiance aveugle, seulement un peu de coopération de ta part. Nous avons besoin de toutes les forces disponibles pour atteindre notre objectif.

En retour, elle fixa son supérieur avec une obstination farouche. Ses yeux gris reflétaient son mépris pour cette proposition d’alliance.

— Pourquoi se fier à eux alors qu’ils sortent de nulle part ?

Orion, sentant son exaspération monter en flèche, s’indigna :

— Nous pourrions vous demander la même chose. Après tout, nous ne devions rencontrer personne, ici. Votre capture pourrait avoir été mise en scène.
— C’est vous qui débarquez dans notre champ d’action et qui exigez des comptes, comme si nous vous étions redevables ou inférieurs.

Soline ne prit plus la peine de cacher son agacement.

— Nous n’attendons ni médaille ni de tapis rouge, si c’est ça qui t’inquiète. Nous voulons simplement éclaircir la situation.
— Oh la situation est très claire ! Vous êtes des intrus. Je devrais vous réduire en cendres, histoire de m’assurer que vous ne soyez plus une menace.

Avant qu’elle ne mette ses paroles à exécution, Yun surgit dans son dos. Elle appuya la pointe de sa naginata contre sa nuque, en guise d’avertissement, et elle gronda :

— Ne bouge plus, où je te fais sauter la tête.

La tension monta d’un cran, une nouvelle fois. Dans l’espoir de temporiser la situation, Orion leva les mains en signe de paix.

— Personne ne va brûler ou faire tomber la tête de qui que ce soit. Nous sommes des adultes, dans le même camp qui plus est. C’est inutile de se liguer les uns contre les autres.
— Parle pour toi !

 Des flammes ardentes jaillirent des poings de la soldate Khalil. La lame de Yun, toujours collée contre sa peau, ne semblait pas l’inquiéter. Cependant, le regard noir que le Lieutenant Larsen lui assena l’empêcha de démarrer son offensive.

— Azzara ! Ça suffit ! Je ne crois pas t’avoir autorisé à te battre ni à prendre des décisions à ma place. Calme-toi et va vérifier si les autres vont bien. Je veux un rapport complet de vos symptômes dans dix minutes.

La contrariété bouillonnait derrière les dents serrées d’Azzara. Elle ne pouvait pas contredire ouvertement Mallory, qui demeurait son chef.

— Très bien, mais je garde un œil sur vous, grogna-t-elle.

Après avoir pris une longue inspiration, elle s’exécuta, éteignant son feu aussi vite qu’elle l’avait allumé. Yun la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle se penche sur l’un de ses camarades meurtris, puis elle se retira également. Une fois seul avec les leaders de l’Atalante, le lieutenant s’excusa à la place de sa subalterne.

— Pardonnez-la. Azzara est un peu… sauvage et a tendance à s’emporter rapidement. Le fait que nous nous soyons déjà fait berner cette nuit rend son tempérament encore plus explosif… J’ai du mal à la contrôler dans ce genre de scénario.

Orion prit un air compatissant.

— On comprend… Nous avons aussi quelques membres impulsifs dans nos rangs. Et si l’on y réfléchit bien, c’est une bonne chose qu’elle se méfie, elle fait ce qu’on nous a enseigné à la Garde… Elle devrait simplement être un peu moins virulente, je pense.
— Je vous présente également nos excuses, déclara Soline. On voulait seulement vous venir en aide, mais on a agi sans tenir compte de vos ressentis et sans évaluer la situation dans sa globalité… Je crois qu’être une escouade novice nous a pas mal désavantagés. On doit encore prendre nos marques.

Soline finit une pause, pour s’assurer que Mallory ne rejette pas ses justifications. Puisqu’il n’émettait aucune réserve et ne semblait pas outré par ses propos, elle continua :

— Si vous préférez que l’on parte chacun de notre côté pour mener à bien nos missions respectives, nous pouvons disparaître tout de suite et vous laisser tranquille.

Mallory secoua frénétiquement la tête.

— Non ! Non ! Au contraire, j’aimerais qu’on forme une seule et même équipe, si ça ne vous dérange pas.
— Vous deviendrez notre leader, c’est ça ?

Orion s’inquiétait pour l’organisation et la stabilité de l’Atalante, ainsi que pour son grade de second. Après tout, Mallory était lieutenant, Soline et Orion se trouvaient quelques rangs en dessous de lui dans la hiérarchie de la Garde. S’ils unissaient leurs deux unités, la subordination devrait être respectée, peu importe les affinités.

— Non, chacun garde son rôle. Je n’ai pas l’intention de diriger votre troupe à votre place, certifia Mallory. Déjà, parce qu’il y a peu de chance que vos soldats soient efficaces sous mon commandement, vu la tension actuelle. Et je vous assure que j’ai assez de mauvais caractères sous mes ordres. Ensuite, parce que j’aurais l’impression de vous destituer de vos responsabilités, comme si vous aviez commis une grosse erreur… Ce qui n’est absolument pas le cas.

Soline échangea un nouveau regard avec Orion. C’était une façon peu commune de rassembler deux équipes, mais si ça leur permettait de garder leurs rôles, ça n’était pas plus mal. Ils laissèrent passer quelques secondes, le temps de vérifier qu’ils étaient bel et bien sur la même longueur d’onde. Orion se détendit légèrement, en supposant que le lieutenant Larsen cherchait simplement à éviter un conflit plus sérieux. Il renvoya un sourire entendu à Soline, qui annonça :

— Il est clair que nous devons collaborer… Mais, avant ça, je pense que nous devrions mettre deux ou trois choses au point, tous ensemble.

Les épaules de Mallory se relâchèrent, tandis qu’il affichait un air satisfait et que la nervosité disparaissait peu à peu de l’atmosphère.

— Bien sûr. Il est temps de faire connaissance. Réunissons-nous près de notre campement et discutons de tout ça avant de reprendre une escapade dans le massif montagneux.

Les Gardiens de l’Atalante et de Cadmos se dirigèrent ensuite vers le bivouac abandonné, sans broncher. Sur le chemin, des bribes de conversations s’élevèrent et percèrent, une fois de plus, le calme polaire de la forêt. Les militaires échangèrent des banalités et tentèrent de se trouver des points communs, au fur et à mesure qu’ils avançaient dans la pénombre. Pendant qu’ils marchaient en fin de la file, Orion chuchota à l’oreille de Soline :

— Tu crois qu’il est sincère et que ses intentions sont seulement stratégiques ?
— Pas sûre, j’ai l’impression qu’ils cachent tous quelque chose. J’ai un mauvais pressentiment, mais il est dans notre intérêt de nous lier à eux, pour l’instant. On va rester vigilants et espérer que je me trompe, répondit-elle à voix basse.

Soline ne cessait de penser à la dernière fois qu’elle avait ressenti cette étrange intuition. Allait-elle les mener tout droit dans un piège ? Ou pire, dans un bain de sang ? Son appréhension n’augurait rien de bon, mais elle ne pouvait pas se défiler. Pas maintenant, pas sans solution de repli, du moins. Les deux caporaux n’eurent pas le temps d’exprimer davantage leurs doutes : Mallory et Azzara marchaient à quelques mètres d’eux et pouvaient entendre leur conversation, même s’ils murmuraient.

Le groupe arriva rapidement au campement. Le feu était totalement éteint, aucune braise n’avait subsisté après le passage de Yun et Aloïs. Par chance, Azzara était une Gardienne d’Héphaïstos ; elle ressuscita les flammes en un claquement de doigts. Les seize soldats rangèrent le désordre, laissé par les Prométhéens lors de la capture de Mallory et ses hommes, puis s’installèrent autour des bûches incandescentes. Ils étaient prêts à définir les contours de leur alliance, aussi soudaine et incertaine que nécessaire pour leur survie en territoire ennemi.

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