Chapitre 10 : Trains aériens

Notes de l’auteur : 11e jour du mois du dragon d'argent.
Le mois du dragon d'argent est le premier mois d'été, entre le mois du guépard et le mois du dragon de jade.

Grâce aux bons soins d’Ana, il ne leur fallut qu’une petite demi-heure pour rejoindre le terminus. Le train s’arrêta, les portes s’ouvrirent et les derniers passagers descendirent, ravis de pouvoir profiter de l’air frais après deux heures enfermés dans un wagon. Alain, Esther, Esteban et Ana descendirent également. Le Père Noël leur avait dit que quelqu’un viendrait les chercher, mais la gare se vida rapidement.

« Vous cherchez quelque chose, les enfants ? leur demanda un cheminot vêtu de l’uniforme de la SFCF.

- Ils sont avec moi ! »

Ils se retournèrent. Une femme en manteau vert clair courait vers eux. Elle s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Elle était plus petite que le Père Noël, ses cheveux n’avaient pas encore été blanchis par l’âge, et une paire de fines lunettes dorées surmontait son nez et ses oreilles, mais cela mis à part, elle était le portrait craché de son frère aîné.

« Excusez-moi, je suis un peu en retard. J’ai reçu un colibri de la SFCF m’informant qu’il y avait une panne, je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit réparée si vite. Venez, ma carriole est garée sur le parking sud. »

 

Elle s’appelait la Mère Pascale, et elle s’était installée dans la ville la plus au nord de l’Empire Féerique parce que c’était dans cette région qu’on trouvait les meilleurs cacaoyers. Tandis qu’ils traversaient la ville, elle leur posa des questions sur leur trajet, sur les Îles civilisées, sur la magie et sur l’amulette volée. Elle leur parla de l’Empire, de son histoire, racontait des anecdotes au sujet des monuments de la ville. Elle n’était pas aussi puissante que Cristalline, mais elle était de toute évidence d’une grande érudition.

Ils arrivèrent devant une petite maisonnette entourée d’un jardin fleuri. Le cadre bucolique contrastait fortement avec les rouages métalliques du train des fées. Pendant que la Mère Pascale dételait son âne, Ana et Alain s’extasièrent sur les massifs de fleurs et Esther essaya d’amadouer un lapin au pelage crème qui gambadait dans le jardin. Le lapin renifla sa main avec méfiance sans se laisser caresser.

Puis leur hôtesse les conduisit à la cuisine. C’était une jolie cuisine, avec des chaises confortables, une table recouverte d’une nappe brodée, une grande cheminée et des placards remplis de bonnes choses. Des plantes en pot étaient accrochées au plafond et un arbre à lapins occupait un angle de la pièce. La sœur du Père Noël leur apporta quatre tasses, mais rangea la dernière quand elle s’aperçut qu’Alain avait déjà son verre à dents ; elle leur servit un chocolat chaud épais et onctueux, qui dégageait une odeur divine. Valag ronronna de bonheur.

Pendant qu’ils savouraient leur chocolat, la Mère Pascale regardait par la fenêtre comme si elle attendait quelque chose. Finalement, une poule sauta sur le rebord, un morceau de papier dans le bec.

« Ah, merci Clytemnestre. Tu as réussi à en avoir pour demain ? Formidable ! »

Elle servit une poignée de graines à la poule puis se retourna vers les envoyés des Îles.

« L’Empire Féerique est délimité au nord par une longue bande stérile de roches escarpées. On dit que ce désert s’est formé suite à un violent coup de queue du dragon des temps anciens, qui a détruit la végétation et fait voler le sol en éclats. Il est possible de la traverser à pieds, mais c’est quand même mieux de prendre le train aérien. Je vous emmènerai demain matin à l’aéroport. Je ne pourrai pas vous accompagner plus loin que le pied de la tour, je suis claustrophobe, mais les employés de la SFCF sauront vous guider mieux que moi. »

Un lapin blanc et gris pointa son museau dans la pièce, et la Mère Pascale s’accroupit pour le caresser. Visiblement, ces bêtes-là préféraient la main de leur maîtresse plutôt que celle d’une parfaite inconnue, constata Esther avec une pointe de jalousie.

« Après le train aérien, vous rejoindrez la base de l’Extrême-Septentrion et vous embarquerez à bord d’un navire en partance pour les pays du nord. Vous demanderez à descendre à l’embouchure de la Mer d’Ellane ; après quoi, vous n’aurez plus qu’à continuer vers l’est à travers la forêt d’Ix-et-Lut. Vous en aurez pour un mois, un mois et demi tout au plus.

- Un mois ? s’écria Esteban ; mais il nous en a fallu deux pour venir !

- Évidemment, c’est plus long si on fait tout le trajet à pieds, même en allant en ligne droite. Regardez, il ne vous a fallu qu’une journée pour rejoindre l’Empire des fées et le traverser du sud au nord. Les véhicules féeriques sont plus rapides que vos petites jambes. À présent, que diriez-vous d’un bon plat de lasagnes pour le dîner ? »

 

Après une longue nuit de repos et un petit-déjeuner bien nourrissant, la Mère Pascale les conduisit jusqu’à l’aéroport. Il s’agissait d’une immense tour au sommet de laquelle partaient des câbles qui faisaient penser à des rails aériens. Au-delà de la tour, des roches pointues et coupantes s’étendaient presque jusqu’à l’horizon. Les quatre magiciens comprirent pourquoi les fées avaient construit cette complexe et certainement coûteuse ligne aérienne : traverser les roches à pieds aurait été certes faisable, mais éprouvant et dangereux.

La Mère Pascale fit poinçonner leurs billets par le contrôleur de la SFCF, puis ce dernier leur ouvrit la porte de l’ascenseur. C’était une petite cabine que des câbles en acier hissaient jusqu’au sommet de la tour. Ils s’y entassèrent et le contrôleur referma la porte. À l’extérieur, ils entendirent la machine à vapeur se mettre à ronronner ; et peu après, une secousse les informa que la cabine montait.

Esteban se tenait recroquevillé sur lui-même.

« Je n’aime pas les espaces clos », gémit-il en serrant ses genoux contre sa poitrine.

Son visage habituellement brun avait pâli jusqu’à rivaliser avec la carnation d’Esther, et ses cheveux avaient viré au blanc de neige. Ana se contorsionna pour accéder à son sac et en sortit la bouteille au contenu violet. Le philtre anxiolytique.

« Merci.

- Tu es claustrophobe, comme la Mère Pascale ?

- Non, c’est juste que je suis habitué à vivre en plein air.

- Oui, enfin, là, c’est quand même un peu plus qu’une simple question d’habitude, non ? Moi aussi, j’ai tendance à angoisser quand je suis dans des situations auxquelles je ne suis pas habituée, mais pas à ce point ! »

Esteban haussa les épaules. Le philtre l’avait un peu apaisé, mais il ne se sentait toujours pas très bien. Alors il sortit ses dessins et, pris en sandwich entre Alain et Ana, il entreprit de crayonner les moustaches du mignon petit lynx tout en essayant de ne pas donner de coups de coude à ses voisins. Il avait hâte d’être arrivé en haut.

Ana, de son côté, aurait aimé que la montée s’éternise. Être dans un endroit clos, en petit comité, sans devoir se préoccuper de surveiller ses nombreuses sœurs ou ses encore plus nombreux camarades de classe pour vérifier que personne ne mettrait le nez à un endroit où il n’aurait pas dû, c’était un immense soulagement. Elle avait beau savoir que les fées du sud ne la condamneraient pas à mort si elles la surprenaient en train de faire de la magie, son esprit avait assimilé que foule égale danger. Merci le cerveau, comme disait Esther. Alors elle prit mentalement note de se blottir dans un endroit clos la prochaine fois qu’elle se sentirait oppressée par son entourage.

 

Finalement, après un bon quart d’heure de montée, l’ascenseur s’immobilisa. Un employé de la SFCF leur ouvrit la porte de l’extérieur, et ils sortirent de la cabine. Ouah… La vue était hallucinante. Les fenêtres de la tour offraient un magnifique panorama sur Pondajes, sur la campagne environnante et sur les rivières qui sillonnaient les collines. La plus haute tour du monde ! C’était hallucinant.

« Veuillez mettre vos harnais et vous accrocher, les pria l’employé. Je vais ouvrir la porte, et les vents sont parfois violents en altitude. »

Le fé leur montra comment attacher les ceintures à bretelles autour de leur taille et de leurs jambes, puis il fixa à chaque harnais un mousqueton relié à une sangle, elle-même reliée au bâti de la tour. Esteban tira sur la sangle pour en éprouver la solidité et hocha la tête d’un air satisfait. Puis le monsieur abaissa un loquet, et tout un pan du mur coulissa.

Les fenêtres n’avaient été qu’un avant-goût de ce qui les attendait. Le vide. Près de huit cent mètres de vide sous leurs pieds. Alain se cramponna à sa sangle pour se rassurer. Ana n’en menait pas large non plus. Esther lui prit la main.

Accroché à la tour, un long câble s’élançait dans le vide, jusqu’à la station d’arrivée qu’ils pouvaient deviner, loin à l’horizon. Et tout près d’eux, une robuste poulie supportait la cabine dans laquelle ils allaient effectuer leur trajet. Enfin, supportait… Ce n’était pas vraiment la poulie qui retenait la cabine. En réalité, cette dernière ne semblait pas vouloir tomber vers le bas, mais plutôt vers le haut, comme une mongolfière. Ana repéra la sangle en bas de la cabine, qui la rattachait à la tour et l’empêchait de s’envoler au-dessus du câble.

Les quatre adolescents s’installèrent dans l’habitacle. Le poids des passagers compensait la mystérieuse force qui tirait la cabine vers le haut, et cette fois-ci, c’était bien la poulie qui les soutenait. La grosse sangle empêchait cependant la cabine de glisser le long du câble. Ils décrochèrent les mousquetons de leurs harnais et laissèrent le cheminot rembobiner les sangles. Puis la porte se referma. Ils étaient désormais enfermés dans le train volant pour cinq longues heures.

Alain et Esteban s’assirent sur le banc de gauche, Ana et Esther s’accaparèrent celui de droite. Il y avait de la place pour six, si bien que même avec leurs bagages, ils étaient plutôt à l’aise, et les sièges étaient relativement confortables. Esteban avait toujours sa pochette à dessins dans les bras, qu’il positionna sur ses genoux. Malgré l’espace et les petits hublots, il craignait de se sentir mal de nouveau.

Un vrombissement les informa que l’employé avait allumé les propulseurs. Le départ était imminent. Enfin, la courroie qui retenait la cabine fut détachée, et le train volant s’élança le long du câble aérien.

 

La vue était fantastique. Depuis les fenêtres du train volant, ils pouvaient contempler l’Empire des fées qui s’étendait au sud jusqu’au bout du monde ; les bois-peinture à l’est de l’Empire, bien plus vastes que ce qu’ils auraient pu imaginer ; la Crête du dragon, au centre du monde, vestige supposé du cadavre du dragon des temps anciens, dont les sommets constamment enneigés constituaient la source de la plupart des cours d’eau qui sillonnaient leur terre. Et droit devant eux, plein nord, la Plaine du Soleil couchant. Ils n’en voyaient pas les détails, mais ils savaient qu’elle constituait leur prochaine étape.

Les Îles civilisées se trouvaient quelque part au nord-est. De l’autre côté des hautes montagnes de la Crête du dragon. Ils ne pouvaient pas les voir, évidemment ; le train aérien était haut, mais pas à ce point-là. Et même si leur regard avait pu porter au-dessus des monts, les Îles étaient bien trop petites pour que l’on puisse les discerner au milieu de la Mer douce. Si loin… Quand seraient-ils de retour chez eux ?

Au fur et à mesure que le temps passait, et que leur navette perdait en altitude, ils parvenaient à distinguer de plus en plus de détails. Au-delà de la bande rocheuse qu’ils survolaient, une forêt avait poussé, une forêt pas aussi dense que la forêt Mora, mais une forêt tout de même. Plus au nord, la plaine se faisait plus clairsemée. Des prairies colorées. Et au milieu de ces terres serpentait le Fleuve Vert. Long cours d’eau qui prenait sa source dans la Crête du Dragon, tournait vers l’Empire, l’approchait puis au dernier moment obliquait vers le nord. Il se jetait dans la Mer d’Ellane, dont ils devinaient à peine la présence grâce à une ligne bleue qui dansait à l’horizon. Leur cabine descendit encore le long de la tyrolienne, et ils n’eurent plus droit qu’à un gros plan sur la plaine boisée.

 

Les projecteurs s’éteignirent. Ana supposait que leur réserve énergétique avait été calculée pour qu’ils tombent en panne précisément quand il fallait commencer à ralentir. Glissant désormais grâce à la seule gravité, la cabine de train aérien atteignit doucement la cime des arbres. Puis elle descendit encore, s’immergea dans la verdure, et finit par s’arrêter devant un grand bâtiment en pierres. Le complexe aéroportuaire de la base de l’Extrême-Septentrion.

 

Ils passèrent quelques jours là-bas, à attendre l’arrivée d’un bateau. Ils étaient une quinzaine de voyageurs, des fées qui s’expatriaient pour diverses raisons, ou bien simplement désireuses de voir du pays ; ainsi qu’une poignée de soldats de l’Empire dégoûtés d’avoir été mutés à ce poste si éloigné de tout le reste. Le train volant amenait des touristes ; des catapultes géantes les ravitaillaient en blé et en matériaux, tout ce qui était suffisamment peu fragile pour pouvoir être expédié de cette façon. Et après quatorze dessins, vingt-quatre parties de dames, sept combats amicaux et trois démonstrations de tir à la baguette magique, ils montèrent à bord du bateau. Ils quittaient définitivement l’Empire des fées.

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