Chapitre 11 : Farandoles et concours de grimaces

Notes de l’auteur : 15e jour du mois du dragon d'argent - 21e jour du mois du dragon d'argent
Le mois du dragon d'argent est le premier mois d'été, entre le mois du guépard et le mois du dragon de jade

Souffle du vent dans les voiles. Clapotis de l’eau contre le bois de la coque. Douce plongée des rames dans le lit de la rivière.

Après le train qui roulait sur terre et la tyrolienne à propulsion qui glissait dans les airs, ils retrouvaient les véhicules civilisés qui se mouvaient dans l’eau. Un bon vieux bateau comme on les aime.

Bon, celui-là allait sur la rivière, et non sur les mers et les océans. Mais il restait un bateau.

Ana s’était blottie dans l’armoire de la cabine de pilotage, entre les atlas et les compas. Le contact rigide de la paroi, l’odeur du bois, l’obscurité et l’exiguïté de l’espace la rassuraient. Il y avait beaucoup trop de monde sur ce bateau. Ils bougeaient dans tous les sens, ils faisaient du bruit, ils surgissaient derrière toi sans prévenir, et quand tu te décalais pour les laisser passer vers la gauche, tu te rendais compte qu’en fait ils voulaient aller à droite. Dans l’armoire, elle se sentait en sécurité.

Elle écoutait le battement de son cœur, le bruit des vagues de la rivière, le lointain brouhaha des voix des gens, qui semblaient venir d’un autre monde. Elle était dans sa bulle, bien au chaud dans le cœur du bateau.

 

Esteban s’arrêta devant le fleuve et lapa l’eau à grandes goulées. Rien de tel qu’une bonne course en forêt pour se vider la tête. Les forêts qui bordaient le fleuve étaient bien plus intéressantes que le tas d’humains qui avaient embarqué sur ce rafiot confiné. Ah ! Il n’en pouvait plus de la présence continuelle de gens autour de lui.

Cette petite pause lui avait fait le plus grand bien. Il avait d’abord escaladé des rochers couverts d’une mousse très douce au toucher, où vivaient des lézards émeraude et or qui l’avaient observé avec des grands yeux ; puis il s’était faufilé entre des fougères immenses qui laissaient sur le sol des ombres striées. Il avait croisé des animaux gris et chauves qui vivaient dans des terriers, des moutons dotés d’immenses ailes de papillons, des licornes brunes ou dorées, des ours noirs et blancs qui mâchaient des branches vertes, et des tout petits oiseaux rouges rubis. Il avait humé des petites fleurs blanches qui poussaient sur la mousse et des larges corolles jaunes qui se déployaient dans n’importe quel recoin ensoleillé. Il avait goûté les petites baies rouges au goût sucré et les énormes fruits jaunes et juteux. Il avait attrapé un singe à la queue touffue dont il n’avait fait qu’une bouchée.

Il aurait volontiers continué la route dans la forêt qui bordait le fleuve, plutôt que de remonter à bord du bateau. Mais il commençait à fatiguer. Il devait rejoindre le bateau, pour pouvoir se reposer sans se laisser distancer. Et puis il y avait à manger. Alors il plongea à l’eau et nagea vers l’échelle du navire.

 

Alain observait les cartes qui traînaient sur la table. Il reconnaissait le désert de rocs qu’ils avaient survolé en train volant, le complexe qui rassemblait l’aéroport et le port, le trait ondulé qui matérialisait le Fleuve Vert. Il repéra l’épingle qui indiquait leur position actuelle, au milieu d’une zone hachurée qu’il imaginait représenter la forêt. Ils avaient déjà parcouru un sacré bout de chemin ! Dans deux jours environ, la forêt se ferait plus clairsemée, ils navigueraient alors à travers ce qu’il supposait être des collines faiblement boisées. Mais il ne parvenait pas à interpréter les quadrilatères irréguliers qui ornaient aléatoirement certaines collines.

« Excusez-moi, capitaine, que signifient ces symboles ?

- Mais qu’est-ce que tu fais, toi ? C’est pas pour les enfants, et encore moins pour les gueux ou les races inférieures.

- Je vous demande pardon, mais je suis un prince ! s’offusqua Alain. Et au sujet de la race, ce n’est pas un sang-mêlé comme vous qui allez me donner des leçons. »

Aussitôt après avoir prononcé ces mots, le garçon se rendit compte qu’il s’était montré aussi bête que son interlocuteur. Les sang-mêlés, aux Îles, étaient vus comme des aberrations de la nature, car les couples mixtes ne donnaient que rarement naissance à des enfants. Cependant, dans les oreilles de l’être féerique, « sang-mêlé » ne semblait pas sonner comme une insulte. Le capitaine lui adressa à peine un regard :

« Eh bien, petit prince des contrées barbares, je te conseille de retourner jouer avec ta couronne en carton. Peut-être que si tu avais ne serait-ce qu’une seule goutte de sang féerique, tu te montrerais un peu plus mature et sensé… »

 

Ana se leva et s’étira. Ce quart d’heure dans le placard l’avait apaisée. Elle rejoignit le pont et y trouva Esteban, encore tout essoufflé de sa petite fugue. Les deux amis s’accoudèrent au bastingage et regardèrent l’eau de la rivière, essayant d’oublier tous ces gens qui déambulaient derrière eux sans aucune logique.

« Trouvé ! »

Ils entendirent au loin les éclats de rire du petit Merle de la famille Clochette, probablement victime d’une attaque de chatouilles de la part d’Esther. La jeune elfe prenait son pied au milieu de tous ces gens, jouant à cache-cache avec les enfants ou bien rendant des menus services aux adultes en échange de quelques cadeaux. Elle était bien loin de l’écolière toujours sur ses gardes qu’avait connue Ana. Et bien que l’humaine aux cheveux roux soit ravie pour son amie, elle-même avait hâte de quitter le bateau.

« C’est stupide, pourtant, commenta-t-elle à voix haute. Je n’ai pas de raisons d’avoir peur d’eux. La Mère Pascale nous a bien dit que les fées ne sont pas magicophobes, et d’ailleurs, lorsque Pluie de Perles fait de la magie au vu et au su de tout le monde, elle n’a aucun problème. Mais je continue à me sentir menacée.

- C’est les caprices du cerveau. Moi aussi, mon instinct me crie de m’enfuir, et pourtant, je n’ai pas été autant traumatisé que toi. Il y a juste eu Mathieu et sa bande qui m’ont… quelque peu malmené, mais ça n’a duré que quelques mois.

- Mathieu et sa bande ! s’écria Ana. Ce n’est tout de même pas anodin. Esther m’a parlé d’eux et apparemment ils sont encore plus méchants que les amis d’Al… »

Elle s’interrompit brusquement. Alain venait d’apparaître derrière eux.

« J’en ai assez de ces hybrides ! Le capitaine, le second, le maître d’équipage… Ils m’ont tous envoyé promener !

- Tu devrais peut-être essayer avec l’officier de bord ? suggéra Ana. C’est un fé de pure souche, il me semble.

- J’ai essayé, et il a été le pire de tous ! Il n’a même pas daigné me répondre. Je parie qu’il a du sang de gnome et qu’il essaie de le cacher. »

Esteban ne comprenait absolument rien au tournant que prenait la conversation.

« Euh, il n’a rien à voir avec un gnome. Et puis d’abord, c’est quoi le rapport avec le fait qu’il n’ait pas voulu te répondre ?

- Tu as raison, je me suis juste énervé. Pff… J’ai besoin de me changer les idées. On va se chercher à manger ? »

 

Quelques minutes plus tard, ils étaient tous les quatre assis dans un coin à peu près tranquille avec leurs bols de bouillie devant eux. Les repas servis à bord du bateau n’étaient pas gastronomiques, mais au moins, il y avait des féculents – ce dont ils avaient quelque peu manqué lorsqu’ils voyageaient à travers la forêt sauvage. Esther les avait rejoints, les joues encore roses après sa partie de cache-cache endiablée ; elle réchauffait le contenu tiédasse de son assiette avec des petits mouvements de la main.

« Question stupide, Esther, mais quand tu bouges tes doigts comme ça, c’est pour quoi ? »

Esther s’interrompit, regarda ses doigts et haussa les épaules.

« Euh, je ne sais pas, je pense que ça m’aide à me concentrer ou quelque chose comme ça. Je n’y avais jamais fait attention. Pourquoi ?

- Je repensais à ton frère qui t’a mis de l’amanite tue-baleine sur les mains. Je me demandais s’il n’y avait pas une histoire comme quoi ta magie serait contenue dans tes mains, ou quelque chose comme ça. »

Esther s’immobilisa une fraction de seconde, le regard dans le vide. Puis elle reprit ses mouvements des mains :

« Non, pas du tout. Mais lui, par contre, il est capable de s’être imaginé une bêtise pareille sur la simple base de ma façon de bouger. »

Et, contrariée par la mention de son frère, elle plongea sa cuillère dans sa bouillie tout en remuant les oreilles avec vigueur.

 

Les rations de céréales, de galettes à la « poussière d’étoiles » ou de soupe de légumineuses n’étaient cependant pas très copieuses, et après quelques jours, les quatre adolescents se décidèrent à diversifier leur alimentation. Esteban, lorsqu’il partait courir en forêt, prenait désormais soin de rapporter des fruits frais et parfois un peu de viande. Ana se bricola une canne à pêche et ramenait de temps en temps un beau poisson. Alain et Esther, de leur côté, unissaient leurs pouvoirs et leurs connaissances afin de les cuisiner de la meilleure façon possible. De plus, la Mère Pascale leur avait laissé une bonne quantité de chocolats, du chocolat noir, du chocolat blanc, du chocolat au lait, du chocolat aux noisettes et du chocolat fourré à la praline. Rien de tel qu’un petit chocolat pour terminer un repas de qualité douteuse.

Hélas, d’autres passagers avaient trouvé une option plus simple pour obtenir des suppléments de nourriture.

« Allez, file-moi ton repas ! »

Deux hommes costauds molestaient un jeune garçon qui devait avoir à peu près l’âge d’Esteban. Ana intervint, indignée.

« Eh ! Qu’est-ce que vous faites ?

- Toi, ne te mêle pas des affaires des hommes !

- Laissez-le tranquille ! »

Les deux fés ricanèrent. Les hommes de l’Empire n’avaient visiblement pas coutume de s’estimer menacés par une femme. Malheureusement pour eux, Ana était costaude et elle savait où frapper pour faire mal. Les agresseurs durent se retirer, non sans proférer une belle bordée de jurons que le bracelet magique de Cristalline refusa de traduire.

Ana tendit la main vers le garçon qu’ils avaient attaqué pour l’aider à se relever.

« Ça va ? »

Il la regardait avec des yeux ronds. Il n’avait pas l’air de réaliser ce qui venait de se produire. Ana ramassa son bol et le lui tendit, à moitié vide.

« Je suis désolée, je crois qu’il a dû se renverser. Viens avec nous, Esteban a tiré une belle oie tout-à-l’heure.

- C’est vous, les étrangers de l’est ?

- Oui. Je m’appelle Ana, et toi ? »

Il répondait au nom de Saule d’Hiver. Il était issu d’une famille très pauvre, et il avait quitté l’Empire pour aller chercher fortune dans le nord. Mais il ne savait pas se battre, seulement tirer à l’arc. Esteban se montra soudain intéressé et lui proposa de se retrouver le lendemain pour aller chasser ensemble.

 

Vingtième jour du mois du dragon d’argent

Le bateau est sorti de la forêt, et nous traversons à présent les collines représentées sur la carte du capitaine. Je surveille la cuisson des poissons pendant qu’Alain guette le paysage. Il veut apercevoir les marques qu’il avait repérées sur la carte. Enfin, ce à quoi correspondent les marques qu’il avait repérées. Il est toujours blessé dans son orgueil devant la réaction méprisante des fées et demi-fées. On le méprise, non seulement à cause de son jeune âge, mais aussi parce qu’il ne vient pas de l’Empire et parce qu’il est entièrement humain. Apparemment, pour les fées, leur race est au-dessus de toutes les autres – même leurs hybrides, c’est dire !

 

« C’est quoi cette histoire avec les hybrides ? s’interrogea Esteban, qui lisait par-dessus l’épaule d’Esther.

- Comment cela ?

- On dirait que vous les considérez moins bien que les gens de pure race, Ana, Alain et toi. »

Esther reposa son porte-plume.

« Non, enfin ce n’est pas qu’ils sont moins bien, c’est juste que, tu sais, ce n’est pas très naturel les hybrides, si les couples interraciaux ne font pas beaucoup d’enfants ce n’est pas pour rien, ce sont des anomalies, mais après tu vois je n’ai rien contre les hybrides, d’ailleurs Ana a une amie hybride au lycée de Touseque, mais c’est juste que ce n’est pas très naturel. »

Esteban la regarda. Elle baissa les yeux.

« C’est vrai que maintenant que je le dis à haute voix, ça a l’air stupide.

- Bah oui, répondit Esteban avec son tact habituel. Autant que les fées qui se croient supérieures aux elfes ou les non-magiciens qui pensent que nous sommes des aberrations. »

Esther se mordit la lèvre et raya sa dernière phrase.

Soudain, Alain courut vers eux.

« Esther, Esther ! Oh, Esteban, tu es là aussi. J’ai enfin compris ce qui était représenté sur la carte. Ce sont…

- MATELOTS ! DESCENDEZ LES VOILES ! hurla le maître d’équipage.

- Ce sont des villages ! Et je crois qu’on va s’y arrêter ! »

Esther sauta sur ses pieds, réjouie par la nouvelle. Ni elle ni Alain n’entendit Esteban marmonner dans sa barbe : « Oh non, pas encore des gens… »

 

Heureusement pour Esteban, ils ne restèrent pas longtemps au village. Juste le temps d’échanger quelques babioles contre une quantité de vivres bien frais. Alain essaya de discuter avec les locaux, mais le bracelet fourni par Cristalline ne traduisait que la langue des fées du sud, et pas le dialecte des gens de la plaine. Il put tout de même remarquer que ces êtres étaient principalement des gnomes, des ogres et des humains, qu’ils vivaient dans des jolies maisons de bois et que des champs cultivés entouraient les villages. Esther échangea quelques chocolats de la Mère Pascale contre des friandises locales, et ils repartirent.

 

Le lendemain matin, une bonne odeur de cuisine flottait dans l’air. Alain eut l’eau à la bouche. La bonne cuisine lui manquait. Pas les vieilles bolées de céréales, pas les soupes aux herbes ou les lambeaux de viande grillés sur un feu magique : les vrais repas. Avec entrée, plat, fromage, dessert. Il avait eu droit à un fantastique dîner chez Cristalline, et la Mère Pascale leur avait servi des lasagnes dignes de ce nom ; et à chaque fois qu’il y repensait, cela ne faisait que lui rappeler plus durement encore que depuis deux mois, il mangeait comme un chien. Allait-il, ce jour-là, pouvoir retrouver une forme de civilisation ?

Ses espérances furent confirmées lorsque le capitaine convoqua tout le navire sur le pont principal :

« Matelots ! Passagers ! Voilà une semaine que vous êtes à notre bord, et la navigation s’est déroulée au mieux. Les vents et les courants nous ont été favorables, et ni barbare ni bête sauvage ne s’en est pris à nous. Mon second prédit que nous entamerons dès demain la traversée de la mer d’Ellane. Célébrons cette aubaine et remercions les dieux de leur clémence ! »

Une acclamation assourdissante s’éleva de la foule rassemblée sur le pont. Esteban couvrit ses oreilles pour se protéger du bruit, puis se transforma en guépard pour pouvoir se rouler en boule. Ana était plus enthousiaste, mais les gens la mettaient toujours aussi mal à l’aise ; alors, à défaut de pouvoir se cacher dans une armoire, elle sortit de son sac un petit flacon de sigmonasique qu’elle s’amusa à faire passer du mauve au bleu. Faire de la magie simple l’apaisa un peu.

« Comme vous vous en doutez, reprit le capitaine, nous n’avons pas vraiment la possibilité d’organiser des courses à cheval – les passagers rigolèrent – mais un bon capitaine ne se laisse pas décourager. Je vous propose donc de commencer par une course en sac ! »

 

Visiblement, pour les fées, rendre hommage aux dieux n’était qu’un prétexte pour s’amuser sans passer pour des gamins. Après la course – quel étrange énergumène avait un jour pu avoir l’idée de s’envelopper dans un grand sac de tissu pour sauter à pieds joints ? – le maître d’équipage annonça le concours de bras de fer. De l’autre côté, le second proposait des jeux de mimes. Les quatre étrangers se contentèrent d’abord d’observer ; mais lorsqu’on proposa une compétition d’escrime, Alain ne put s’empêcher de s’inscrire parmi les participants.

Le prince d’Ekellar était bien décidé à prouver sa valeur. Entre son épée maniable, sa technique perfectionnée aux côtés de Messire Arthur, et le soleil qui se reflétait sur sa lame pour aveugler son adversaire, il avait toutes les chances. Sans parler d’un autre avantage significatif : ces messieurs de l’Empire Féerique avaient une tendance certaine à sous-estimer un simple garçon originaire des îles perdues du nord-est. Il se qualifia pour la demi-finale, puis, sous les encouragements de ses camarades, esquiva l’attaque du Sire Fleur-de-Roseau et porta une touche. À la surprise générale des fées du sud, le blondinet joufflu se vit donc propulsé jusqu’à la finale.

Alain et le second se faisaient face. Alain avait encore quelques bottes sous le coude, mais il savait qu’il ne connaissait même pas les tours de passe-passe les plus élémentaires de l’Empire Féerique. Il avait vu combattre le second, et il avait pu voir que celui-ci était parfaitement à l’aise avec les techniques d’escrime du sud. Enfin bon, il n’allait pas se dégonfler pour si peu ! Il leva lentement son épée, attentif aux moindres mouvements de son adversaire. Cela pouvait se jouer d’une seconde à l’autre…

Soudain, Alain se lança. Il jeta sa lame en avant, vers le bras droit de son adversaire. Celui-ci esquiva sur la gauche, comme Alain l’avait prévu ; il pirouetta alors sur lui-même, se laissant entraîner par le moment cinétique de l’épée. Hélas, il manqua sa cible d’un cheveu, et l’arme féerique de son adversaire lui entailla l’épaule. Alain avait perdu le dernier duel.

Mais c’était face à un combattant d’exception, donc l’honneur était sauf. La médaille d’argent, cela restait tout de même très bien.

 

Après ce petit succès, les autres insulaires prirent leur courage à deux mains et s’essayèrent également à quelques épreuves. Ana prit part au chamboule-tout, mais elle échoua lamentablement. Elle eut de bien meilleurs résultats au stand de reconnaissance d’odeurs. Esteban participa au tournoi d’escalade ; quant à Esther, elle accepta, après beaucoup d’encouragements, un jeu consistant à faire tourner un cerceau autour de sa taille. Elle s’avéra très douée, et on lui attribua la troisième place sur huit.

Ils assistèrent à d’autres épreuves. La course sur les mains les impressionna. Les marins fées étaient vraiment des acrobates hors pair. Le concours de grimaces était à la fois drôle et mignon, et l’enfant victorieuse se vit offrir une jolie coquille d’escargot. Le spectacle de tours de passe-passe les amusa beaucoup : comme si la vraie magie pouvait faire sortir des colombes d’une casserole à double-fond ! Esther fut assez déçue par le concours de poésie, parce que les bracelets de Cristalline n’étaient pas assez performants pour traduire la beauté des vers ; Ana estima le concours de tir à la corde stupide, et Alain leva les yeux au ciel devant le concours de beauté.

Mais le plus étrange à leurs yeux fut un concours de celui qui boit le plus de bouteilles de jus de fruit périmé sans tomber d’ivresse. Plusieurs participants furent évacués à l’infirmerie, et d’autres perdirent complètement contrôle d’eux-mêmes au point de devenir une menace pour les enfants. Aux Îles, ce genre de compétition serait totalement interdit.

 

Lorsque tous furent bien fatigués, le maître cuisinier servit le repas. Il avait bien profité des vivres achetés au village : fromage blanc aux baies, oiseaux rôtis, pains chauds et dorés fourrés aux figues, perles de pluie, gelée de rose, brochettes de criquets, pépites de caramel blanc, coquillettes d’œuf, gâteau au cachalot, fromage à la moisissure, escargots farcis et tiramisu périmé. Visiblement, la moisissure et le dépassement de la date de péremption faisaient partie de la recette. Comme boissons, il y avait de la pétillantine, du jus de fruit frais, du sirop, de l’eau chaude parfumée, du lait de monoptère, et également la fin du jus de fruit fermenté. Les adolescents se gardèrent bien de toucher aux aliments passés de date et se cantonnèrent aux produits comestibles qui ne présentaient pas de risque avéré pour la santé.

Une fois rassasiés et, pour certains, un peu gris, les fêtards donnèrent le signal pour commencer à danser. Certains saisirent leurs appareils à faire des jolis sons (il y avait notamment des tuyaux percés et une étrange caisse de bois qui se tenait avec le menton), d’autres prirent la main de leur voisin, et ils commencèrent à se trémousser au rythme de la musique.

Ana les regardait en battant la pulsation avec son pied. Un fé lui tendit la main et elle l’accepta, se laissant embarquer sur la piste de danse. Il ne lui fallut guère de temps avant de comprendre la logique des mouvements de pieds et de mains, et bientôt, elle dansait comme une fée. Alain se lança lui aussi, mais il était moins doué qu’elle pour comprendre les règles strictes qui régissaient la danse, et il était toujours un temps en retard. Esther, de son côté, terminait les plats de sucreries.

Esteban était moins intéressé. Il préférait la musique de la forêt à celle que les gens tentaient pitoyablement de reproduire. Alors il se changea en oiseau et s’envola vers les collines. C’était tout de même plus agréable de filer seul sur le vent plutôt que de se dandiner en touchant d’autres personnes !

 

Le cavalier d’Ana lui embrassa la main en s’inclinant. La jeune fille crut qu’elle devait faire de même, mais apparemment pas, parce qu’on la regardait bizarrement après cela. Elle rejoignit Esther, qui consignait un compte-rendu précis de ses dégustations, et Alain, qui étudiait la carte pendant que le capitaine faisait les yeux doux à une jolie damoiselle.

« Je suis épuisée ! Il reste du jus d’ananas ? »

Mais à ce moment, Esteban fondit sur le bateau, reprit sa forme originale et s’écria :

« Attention ! Des barbares ! Ils viennent droit sur nous ! »

 

Alain se leva d’un bond. Les autres combattants le rejoignirent, arme au poing, en position défensive. Le maître d’équipage tenta de repousser Ana, mais elle se dégagea d’un coup d’épaule :

« Je ne suis pas fatiguée ! »

Esteban escalada un mât avec son arc et ses flèches. Esther, qui ne pouvait pas vraiment faire usage de ses pouvoirs magiques sur un bateau, se porta volontaire pour conduire les enfants et les vieillards en lieu sûr.

Lorsqu’elle remonta, elle vit que les barbares étaient déjà sur la rive. Elle ne les avait pas imaginés aussi nombreux, ils devaient être une cinquantaine ! Esteban, du haut de son mât, tirait en leur direction. Il était secondé de trois matelots armés de projectiles féeriques. Alain, Ana et les soldats fés repoussaient à coups de sabre ceux qui avaient déjà gagné le bateau à la nage. Et elle, que pouvait-elle faire ?

Elle leva la tête vers le ciel nuageux. À ce moment-là, ce fut comme si l’instinct prenait le dessus. Elle ne faisait plus qu’un avec le ciel. Elle sentait la puissance phénoménale emmagasinée dans les gouttelettes d’eau. Esther ferma les yeux, inspira profondément, leva les bras vers le ciel, lentement. Elle se laissait guider par la foudre et la foudre se laissait guider par elle. Elle n’était pas une elfe, elle était le vent, elle était la neige, elle était la glace.

Un flash de lumière, le tonnerre gronda, Esther tomba en arrière. Là-bas, sur la rive, une grande faille fumante s’ouvrait dans le sol, en plein milieu des barbares. La puissance du ciel avait frappé.

 

Esther se releva, titubante. La moitié de leurs ennemis étaient tombés. Certains luttaient pour étouffer les flammes sur leurs cheveux, d’autres se débarrassaient de leurs armures brûlantes. Quelques-uns combattaient toujours, mais la défense du bateau n’eut aucun mal à venir à bout de cette poignée d’assaillants. Elle avait anéanti une armée entière… avec un éclair ? Un barbare aidait son compagnon à boiter jusqu’à la forêt. Un autre baignait ses brûlures dans l’eau de la rivière. Qu’avait-elle fait ?

 

« Une attaque de barbares, alors que nous rendions hommage aux dieux ! C’est un comble !

- Les dieux sont mécontents, supposa le capitaine. Je ne comprends pas. Ils nous ont laissé voyager tranquillement jusque là, mais soudain, nous sommes attaqués ?

- Je ne pense pas que les dieux en aient contre nous, répondit le maître d’équipage. Ils nous bénissent et nous protègent, mais ils nous ont envoyé un avertissement pour nous demander de changer quelques détails qui les contrarient.

- Qu’est-ce qui pourrait…

- Cela me semble évident. Nous nous conduisons tous bien comme il faut, depuis le début, nous respectons bien les bonnes mœurs… sauf quatre d’entre nous. Et puis, qui a vu les barbares en premier ? C’est forcément un signe. »

Ana, Esteban et Esther ne suivaient que d’une seule oreille, et n’étaient pas forcément habitués aux sous-entendus politiques ; mais Alain, lui, avait très bien compris. Il fallait un bouc émissaire. Qui de mieux que les gens qui ne faisaient pas comme les autres ? Qui de mieux que les étrangers ? C’était tellement logique. Ana portait des shorts et une coupe au carré, alors que toutes les femmes des fées revêtaient de longues jupes et de longs cheveux noirs. Esther n’avait aucune tenue par rapport aux jeunes filles de son âge, elle jouait à cache-cache avec les petits et elle n’hésitait pas à remettre à leur place les messieurs qui la prenaient de haut. Esteban n’aimait pas se mêler aux autres, il était le « sauvage », il se transformait en bête, et pour ne rien arranger, ses cheveux changeaient de couleur sans prévenir. Quant à lui… Il le savait, il avait agacé le capitaine et ses officiers. Sans parler de Valag, son verre à dents. Le petit bonhomme avait toujours autant tendance à mordre ceux qui l’irritaient. Cela aussi, ça n’avait pas dû jouer en sa faveur.

« Vous quatre, là. Vous avez cinq minutes pour faire vos bagages. Ensuite, vous déguerpissez. »

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