Couchée au fond de son lit, Isaure fixait le plafond de sa chambre, le souffle court et le cœur battant. Elle revivait les instants de la journée passée et essayait tant bien que mal de réfléchir à ce qui s’était produit.
Elle en était sûre, elle devenait complètement folle, folle à lier ! Elle était littéralement en train de saboter tout ce qu’elle essayait de construire. Son comportement était ridicule, elle devait absolument se reprendre. La passion qu’elle éprouvait pour Terence Dignard n’avait aucun sens et ne menait à rien. En plus de sa place au château, elle mettait également sa propre réputation en danger, n’importe qui aurait pu les surprendre.
Elle retira la couette qui recouvrait son corps et poussa un long soupir. Une angoisse lui tenaillait le ventre. Elle prit conscience d’une peur qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. Cette histoire de mariage, d’argent et de prétendants l’angoissait au plus haut point.
Elle était effectivement piégée et comprit qu’une simple décision de sa part avait la force de régler tous ses problèmes. Elle songea un instant à refuser son titre de comtesse puis à mettre en vente le château de l’Islette. Pourrait-elle vraiment supporter un mariage de convenance avec tout ce qu’elle ressentait ? Au plus profond d’elle-même, Isaure réalisa qu’elle n’en aurait pas la force.
Assumer un homme comme Darsonval lui serait terriblement difficile… Elle avait posé comme condition que son futur époux ne s’implique pas dans les affaires du comté, mais lui n’avait pas l’air d’être un héritier riche sans ambition. De son point de vue ce mariage était pour lui aussi un investissement. Son rang social allait évidemment s’élever, mais il souhaiterait sans aucun doute gagner plus que cela dans cet accord. L’heureux élu promettait de tenir ses engagements et signerait leur contrat de mariage sans sourciller… mais quelles étaient véritablement les garanties qu’il tienne parole ? Nombreux étaient les mariages qui faisaient fi de leurs propres règles avec le temps ! Les déceptions mènent toujours à des frustrations et à de la colère. Louise avait raison, songea-t-elle, mon mariage ne sera pas heureux.
Se sentant étouffée, Isaure se leva et ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre. Un vent frais, soulevant les odeurs de la nuit, rafraîchit visage et ses pensées. Avec l’argent de ses terres, elle pourrait recommencer une nouvelle vie… Si tout se passait bien, elle pourrait déléguer la gestion de ses biens à une personne de confiance et serait de nouveau en capacité de travailler, à continuer ses tâches d’infirmière aux côtés d’Émery. Devait-elle le prendre à part, pour lui confier cette idée ?
En son for intérieur, elle réalisa que cela ne changerait certainement pas grand-chose aux yeux du jeune médecin. Elle devait laisser tomber Émery… La commissure de ses lèvres se tordit dans une grimace et le visage de Térence réapparut devant elle. Elle tapa ses mains dans un geste rageur contre le rebord en fer forgé de la fenêtre, ce qui produisit un son métallique, qui se répercuta en tremblant contre la façade de pierre.
Je perds vraiment la raison ! Il faut encore que j’en revienne à lui !
Elle ferma sa fenêtre avec colère et tira le rideau en faisant claquer le tissu.
Elle devait encore penser à Camille et à la vie qu’elle serait en capacité de lui offrir. Elle ne pouvait plus se permettre de retourner sur les routes de France, sa place était à ses côtés.
Face à tous ces dilemmes et comprenant qu’elle ne dormirait pas de la nuit, Isaure décida de s’habiller rapidement pour rendre visite à ses amies de Montbazon. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis leur dernière rencontre et elle devait s’enquérir de ces hommes étranges qui continuaient à fouiller la Touraine.
D’un pas décidé, elle ouvrit une de ces malles pour en sortir un chemisier et une paire de bottes d’équitations.
De l’autre côté du château, dans la chambre des domestiques, Tibère avait également du mal à trouver le sommeil. Il ne cessait de tourner dans son lit, accablé par la chaleur qui s’était accumulée toute la journée par les tuiles du toit. L’air chaud ne parvenait pas à sortir par la lucarne pourtant ouverte et comme d’habitude ses compagnons de chambrée ronflaient terriblement. Lorsqu’il se leva pour rincer son visage couvert d’une fine pellicule de sueur, il remarqua à la lueur de la lune que l’eau, versée dans une bassine de fer blanc, tremblotait au rythme du souffle des dormeurs.
Tibère aurait pu être fasciné par la force causée par leur bruit s’il n’était pas si épuisé.
Toute la journée il avait eu l’impression d’être la cible de toutes les attentions. Durant le repas, alors qu’il s’attelait à faire le service à table, Louise et le docteur Émery l’avaient fixé discrètement et avait échangé plusieurs messes basses. Il ignorait depuis quand ces deux-là s’étaient rapprochés, mais quelque chose lui dit que ce duo allait devenir inséparable. Darsonval avait été particulièrement désagréable et hautain, dépassant même ses standards habituels. Il aurait juré qu’il lui avait délibérément soufflé la fumée de son cigare en plein visage, juste au moment où il débarrassait son verre de cognac.
Isaure avait totalement ignoré sa présence, comme devait le faire n’importe quelle comtesse digne de ce nom. Et lui avait fait de son mieux pour éviter tout contact avec elle.
En essuyant son visage avec un linge propre, il pensa à la facilité qu’il avait eue de céder aux exigences de Mademoiselle d’Haubersart. Comme la dernière fois le moment avait été fugace, mais si intense et délicieux !
Ce n’est décidément pas la première fois qu’elle séduit un serviteur ! Dans dix ans, je suis certain qu’elle égayera son triste quotidien avec des laquais du même genre, afin d’oublier son imbécile de mari !
Son estomac se tordit un instant, il était à la fois subjugué et dégoûté par sa maîtresse.
Le souvenir de son regard désespéré lui pinça cependant le cœur. Pouvait-il véritablement la juger ? Elle avait décidé de se marier pour honorer son héritage. Elle avait fièrement pris une décision, même si cela allait à l’encontre des conseils prodigués par ses amis les plus proches. Plus de la moitié des femmes de France prenaient pour époux des hommes fortunés et toujours plus titrés qu’elles. D’ailleurs, n’était-il pas censé faire de même, en tant que fils de bonne famille ?
Lui avait fui son château et ses responsabilités comme un lâche. Il s’était terré pendant des semaines dans une ruine pourrie d’humidité et se faisait passer actuellement pour un homme du peuple. Il vivait sous un nom d’emprunt et mentait à des gens aussi bons et réputés que les Sérocourt. Il trompait même les braves gens avec qui il travaillait chaque jour et se faisait passer pour l’un d’entre eux. C’était là un péché qu’il savait devoir payer un jour.
Un jour…, pensa-t-il, je reviendrai à Couzières et je m’excuserai. Mon anniversaire est bientôt et j’irai à ce moment-là sur Paris, pour faire reconnaitre mes droits et pour chasser Ravignant de chez moi. Je promets devant Dieu que je ferai pénitence pour avoir calculé tout cela.
Cette décision allégea son cœur et ses épaules devinrent plus légères. Ce serait là sa première obligation en tant que maître de Vaufoynard.
Il se servit un verre d’eau et retourna se coucher, pliant l’oreiller trop mou sous sa nuque.
Malgré lui, les souvenirs de la journée refluèrent et allèrent vers les mines nouvellement ouvertes. Il devait à tout prix réussir à mettre la main sur les documents cachés dans la bibliothèque de Vaufoynard, afin de prouver de la duplicité du grand Joseph Ravignant. Devait-il s’y introduire en cachette ? Comment pouvait-il y parvenir ?
Accablé de fatigue, il ferma les yeux et fini par s’endormir, bercé malgré lui par les ronflements sonores de ses vieux camarades de chambre.
***
Isaure huma l’air frais des arbres. Elle sentit que les chaleurs des jours précédents étaient les dernières de la saison. En pleine nature, les nuits redevenaient humides et fraîches, annonçant déjà les prémices d’un automne généreux.
Torturée par son insomnie, elle avait décidé de mettre à profit ses heures sans sommeil pour se rendre à la maison close de Montbazon. Elle avait décidé cette fois-ci de ne pas réveiller quelqu’un de la maison pour témoigner de sa fuite. Car finalement il s’agissait bien de cela, d’une petite fugue nocturne pour oublier l’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de la tête. Elle se refusait également de réveiller Térence. Depuis cet après-midi, elle n’osait même plus regarder dans sa direction lorsqu’il se trouvait dans la même pièce.
Elle arrivait donc plus tard que d’habitude dans la jolie citée et ses deux vieilles connaissances l’accueillirent avec surprise.
Ce fut la tenancière elle-même qui lui ouvrit la porte de la maison close. Elle était vêtue ce soir-là d’une robe pompeuse de style Louis XVI et une perruque poudrée couronnait sa tête. Sa bouche outrageusement rouge s’arrondit dans un « oh ! » de plaisir en voyant Isaure sur son palier.
— Bonsoir, Mademoiselle ! s’exclama-t-elle en lui ouvrant grand la porte de la cuisine.
Comme à chaque fois, Isaure dû se baisser pour ne pas percuter la traverse de la porte et entra en tenant à la main sa valise de soin.
— Bonsoir, Marraine, répondit Isaure dans un sourire. Je n’arrivais point à dormir, cette nuit… Et il me semblait juste de venir vous rendre visite.
— Dame, mais c’est toujours avec plaisir ! Je pense que vous êtes la seule personne qui peut se pointer ici à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et à qui la porte sera toujours ouverte !
— Et pour qui il y aura toujours un petit quelque chose à manger…, fit la voix de la cuisinière.
Cette dernière, toujours vêtue de son châle de dentelles et de son bonnet gris, revenait de la cave, une bouteille de vin rouge entre les doigts.
Une musique entrainante, jouée sur un vieux piano désaccordé se fit entendre depuis le salon. Isaure d’Haubersart ne put s’empêcher de regarder l’épais rideau de velours qui masquait l’entrée de la cuisine et un sourire apparut sur ses lèvres. Une voix de crécelle, aiguë, mais pourtant joyeuse, ne tarda pas à accompagner la mélodie et des éclats de rire s’élevèrent.
Au trente-et-un du mois d’août
Nous vîm's venir sous l’ vent à nous
Une frégate d’Angleterre
Qui fendait la mer-z-et les flots :
C’était pour bombarder Bordeaux
— J’arrive un peu tard, j’en suis navrée, s’excusa Isaure. Vous semblez faire salle comble, ce soir.
— Oui, répondit la maquerelle. Les affaires sont bonnes, mais faut point vous inquiéter.
Buvons un coup, tirons-en deux
À la santé des amoureux,
On lui fit signe de s’asseoir, elle prit une chaise et aussitôt, une tartine de rillettes apparut sous son nez.
— Z'avez pas l’air dans votre assiette, déclara la cuisinière qui sortait une timbale en fer d’un placard.
D’un geste sûr, elle débouchonna la bouteille de vin et servit la Comtesse avec un sourire.
— Cela se voit tant que cela ? demanda tristement cette dernière.
— Vous êtes blanche comme un linge, répondit La Marraine en hochant la tête. Qu’est-ce qui vous trotte dans la tête ?
— C’est cette histoire de mariage, répondit Isaure en vidant cul sec la timbale.
Aussitôt, la cuisinière la lui remplit avec un air compatissant.
La Marraine se gratta le menton :
— Z'avez pas envie de vous marier ? Apparemment, il y aurait toute une guirlande de jolis cœurs à Couzières, venus tout exprès pour vous de Paris. Tout le monde ne parle que de ça !
— On dit une ribambelle, corrigea la vieille au châle. Prenez une seconde tartine, vous êtes toute maigrichonne.
— C’est vrai que vous avez perdu des joues.
Que va-t-on dir' de lui bientôt,
En Angleterre et à Bordeaux
D’avoir laissé prendr' sa frégate
Par un corsair' de six canons,
Lui qu’en avait trente-six bons ?
Isaure soupira en mâchant le pain de campagne recouvert de viande.
— Non, je n’ai point envie de me marier, mais je n’ai guère le choix.
Les deux femmes s’échangèrent un regard compréhensif. Isaure fit passer sa première tartine d’une nouvelle rasade de vin.
Elle préféra questionner :
— L’une des filles auraient-elles besoin de mes soins ?
La Marraine répondit à l’affirmative :
— La petite Poularde est fébrile et a des douleurs dans le bas-ventre, depuis plusieurs jours. Je crains qu’un client lui ait refilé la chaude-pisse. Elle est à l’étage. On est aussi en manque d’éponges et d’infusions.
Isaure nota cela dans un carnet, elle passerait discrètement commande le lendemain et leur apporterait les paquets au plus vite. Le risque que l’une des filles tombe enceinte était trop grand pour se permettre d’attendre.
— Avez-vous des informations sur les gaillards qui étaient à la recherche d’un jeune héritier ?
La maquerelle prit place en face d’elle et se pencha en avant pour mieux lui parler. Serrée dans son corset, l’énorme poitrine dont elle était dotée manqua de sauter sur la table.
— Oui… Il y a eu du nouveau, fit-elle en chuchotant.
Au même moment, fit irruption dans la pièce une femme portant elle aussi robe démodée et perruque à l’ancienne. La cuisinière ouvrit aussitôt son four et lui fourgua dans les mains une tourte à la viande dorée à souhait. La fille de joie repartie avec, s’éclipsant derrière le rideau en criant à tue-tête :
— Allons, mes bons messieurs, vous resterez bien un peu plus longtemps pour casser la croûte, non ?
Son arrivée avec le plat fit chanter encore plus fort les clients :
Le capitaine tout aussitôt,
Fit mettre le cap sur Bornéo,
Mais quand on débarqua dans l’île,
Le marin n’avait plus d’roustons
Et les filles se suçaient l’bouton.
En voyant débarquer les gars
Les filles poussèrent des cris de joie
Et réclamant tout l’équipage
Chacune étendue sur le dos
Se fit baiser par trois matelots.
— Je ne connaissais pas cette version…, déclara Isaure en rapport à la chanson entonnée en chœur par l’assemblée éméchée.
La Marraine haussa des épaules en souriant :
— C’est qui y a autant de variantes que d’interprètes !
Tout l’équipage pendant un mois
Baisa soixante-douze mille fois
Et le navire revint en France
Avec une vérole mes agneaux
Qui fut donnée à tout Bordeaux
— Donc, qu’avez-vous de nouveau ? demanda de nouveau Isaure, en essayant d’ignorer les paroles reprises à pleins poumons.
— Ils ont fini par passer une soirée chez nous et j’ai réussi à les faire un peu causer. Ce sont des marins, de ça, j’en suis certaine ! Ils viennent de Paris, mes fesses ! Mon père, Dieu ait son âme, était pêcheur à Concarneau et j’ai passé ma jeunesse à Pontivy, donc je sais reconnaitre un marin quand j’en vois un ! C’était avant que Napoléon…
— Ils ont eu ordre de rester à terre pour fouiller la Touraine, coupa la cuisinière.
La Marraine lui jeta un regard courroucé et se racla la gorge, avant de continuer :
— Oui, c’est ça, c’est ce qu’ils ont dit. Apparemment leur patron est un très gros riche et il serait à la recherche d’un garçon, un jeune héritier fraudeur. Il serait prêt à payer fort cher celui qui parviendra à lui mettre la main dessus. Ils ont pas voulu nous dire qui était ce gars, mais ils avaient l’air de penser à lui comme à un maître. J’avais jamais vu auparavant des équipages partir à la chasse à l’homme !
L’âme d’Isaure chavira. Elle fit de son mieux pour cacher son émoi :
— Vous ont-ils révélé quels sont les crimes commis par ce garçon, si les autorités ne sont pas prévenues ?
— C’est là que cela devient intéressant…, continua la patronne un ton plus bas. Il aurait embabouiné puis tiré la fille du richard, en promettant mariage et fortune. Les filles de la haute, jvous jure ! Puis évidemment, le jeune empressé se serait évaporé le lendemain. Des histoires comme ça, il y en a plein vous me direz. Mais la jouvencelle se trouverait à présent pourvue d’un bébé et démise de sa réputation !
Le soulagement que ressentit Isaure à l’écoute de cette histoire lui arracha un sourire. Il ne s’agissait donc pas du véritable successeur de Bréhément ! Les malandrins étaient à la recherche d’un autre héritier !
— Je vois que l’histoire vous amuse ! remarqua La Marraine, contente de voir enfin la jeune femme sourire.
— Vous ont-ils donné des détails sur la jeune fille ? demanda-t-elle.
— Non, rien du tout ! Mais ils m’ont donné la description du coquelet, au cas où il se pointerait ici et qu’on voudrait faire appel à eux. Un garçon arrogant, blond de cheveux et pas bien grand. Il aurait mauvais caractère et serait oisif au possible, un enfant gâté ! Il serait apparemment à moitié Parisien, ou aurait fait ses études là-bas. C’est pas un noble, d’après eux… mais un fils de commerçant, très riche !
— Blond de cheveux, vous dites ? répéta Isaure, incrédule.
— Oui, répondit la cuisinière, aux alentours des vingt-cinq ans. Ça vous parle ?
Le visage de Darsonval s’imposa dans son esprit. Il est vrai que le portrait dressé par la tenancière du bordel correspondait à cet affreux goujat ! Se pouvait-il que ce soit lui ?
Un doute s’insinua dans son esprit, sans aucun doute poussé par le dégout que lui inspirait l’idée d’épouser un homme tel que lui.
Cet indolent crétin n’avait-il pas dit qu’il était déjà venu dans la région pour affaires ? Il semblait tout à fait capable d’entortiller une fille autour de son petit doigt pour la jeter ensuite !
La pauvre… enceinte et perdue à cause d’un enjôleur.
— Des goduleraux de cette trempe, il y en a plein dans tout l’empire de France, murmura-t-elle d’une voix blanche.
La Marraine prit la seconde tartine de rillettes, qui manqua d’être oubliée et ajouta, la bouche pleine :
— En tout cas, je sais pas à qui cette histoire est arrivée parmi les nobliaux de la région… mais les parents mettent le paquet pour retrouver ce diable. Les marins nous ont dit que leur patron avait aussi embauché une sorte de détective, ou un ancien policier afin de retrouver le fuyard de manière plus discrète. Sans doute un gars capable de taper l’incruste chez les nantis. Apparemment il se trouverait toujours en Touraine et se cacherait quelque part.
L’estomac d’Isaure tomba dans ses talons. Ses pensées s’entrechoquèrent, elle avait déjà entendu ce genre d’histoire, quand elle œuvrait sur les champs de bataille. Les hommes commettant ce genre de fautes étaient capables de tout pour échapper à leur devoir. Ils s’enrôlaient aussi dans l’armée… Si cet homme était aussi lâche qu’elle le disait, il n’y avait alors que peu d’issus : cette canaille devait vouloir sécuriser sa place avant que le scandale ne le rattrape ! Il devait chercher à faire ce que Pierre, Paul ou Jacques avaient déjà réalisé avant lui : sauver sa réputation, trouver une autre crétine au plus vite pour ne pas avoir à reconnaitre le chérubin qui arrive et l’épouser au plus vite !
Isaure grimaça, oui, elle devait en avoir le cœur net… Pour son bien et pour celui de cette jeune fille et de cet enfant à naître, elle devait vérifier que cet homme n’était point Darsonval.
— Et cet homme, dont vous parlez… Savez-vous où il se trouve ? questionna la jeune comtesse. Les héritiers stupides, ce n’est pas ce qui manque en ce moment…
Les yeux gourmands des deux femmes se mirent à luire, saisissant là l’opportunité d’avoir un potin retentissant, elles n’hésitèrent pas à donner l’adresse de Fourchet.
La comtesse de Bréhémont rentra à Couzières à l’aube, légèrement éméchée et un sourire sur les lèvres. Quelques serviteurs étaient déjà levés et eurent les yeux écarquillés en la voyant arriver dans la cour, cheveux aux vents et vêtue comme un homme. Elle s’occupa de sa monture en fredonnant l’air de quelques chansons militaires puis remonta dans sa chambre, montant les marches quatre à quatre.
Elle croisa Marie-Rose dans les escaliers et lui intima de ne pas être dérangée pour les heures à venir. Une fois dans sa chambre, elle se déshabilla en jetant ses vêtements au travers de la pièce, puis plongea dans son lit.
Elle ferma les paupières sur ses yeux brûlants de fatigue dans un soupir de plaisir et s’endormit aussitôt.
Le soleil était déjà haut dans le ciel et midi passé lorsqu’Isaure émergea de sa torpeur. Elle bâilla largement en se redressant au milieu de ses oreillers, frottant d’une main son visage encore gonflé de sommeil.
Machinalement, elle tira sur le cordon à côté de son lit pour appeler un domestique. Elle mourrait d’envie de prendre un bain et la faim lui tiraillait l’estomac.
Elle se leva et passa rapidement une robe de chambre de soie crème puis prit place sur le petit secrétaire. Grâce aux nouvelles d’hier soir, elle avait le cœur rempli d’une sensation qu’elle n’avait pas goûté depuis longtemps : la plénitude.
En sortant du papier et une plume, elle réalisa à quel point la paix lui avait manqué. Depuis la mort de son père, elle était plongée dans l’angoisse et s’était encore plus enfoncée dans la terreur en apprenant que des hommes étranges cherchaient nuit et jour un héritier de Touraine.
Mais grâce à aux découvertes de La Marraine, elle savait que ce n’était point la famille d’Haubersart qui était visée, et encore moins le comté de Bréhémont !
Enfin ! pensa-t-elle, notre secret est bien gardé et l’ombre s’écarte.
D’une main empressée, elle rédigea quelques mots pour Camille, un sourire aux lèvres.
On frappa à sa porte et quelqu’un entra. Isaure s’attendit à voir Térence Dignard et tourna vivement la tête. Elle vit sur le seuil de sa chambre Marie-Rose.
— Bonjour, Votre Grâce.
Isaure scruta un instant la jolie petite bonne qui lui faisait face et ne peut s’empêcher, l’espace de quelques secondes seulement, de ressentir une pointe de déception. Elle eut envie de demander où était son valet et se ravisa.
— Bonjour, Marie-Rose. J’ai dormi fort longtemps et j’ai une faim de loup. Pourriez-vous m’envoyer un solide petit-déjeuner et me préparer un bain ? Pas la peine de faire chauffer l’eau.
La servante acquiesça et disparut.
Isaure chassa Térence de son esprit et entreprit de terminer son courrier.
Deux heures plus tard, elle descendit les escaliers en sautillant presque de joie. Fraîche et reposée, son teint resplendissait et ses yeux scintillaient d’un éclat particulier. Elle portait une robe mauve, légère et fluide, dont la coupe n’entravait point ses mouvements. En la voyant arriver, aussi pimpante et de belle humeur, les personnes présentes au salon se levèrent pour l’accueillir.
— Vous souhaitez sortir ? demanda Louise, un sourire aux lèvres.
— Oui, je vais demander à Tér… mon valet de préparer ma voiture.
Un petit silence étonné accueillit le ravissement d’Isaure.
— J’aurai également besoin de me rendre à Veigné, articula subitement Émery. Je me permets donc de me joindre à vous.
Honorine remarqua la lettre que la jeune femme avait à la main et devina qu’elle était adressée à Camille. Elle répondit donc au médecin :
— Je pense que Mademoiselle d’Haubersart voudra se rendre seule en ville, pour affaires, je présume ?
— Point du tout ! répondit Isaure en dévoilant ses jolies dentes blanches dans un sourire. Je serai heureuse que vous puissiez vous joindre à moi, Docteur Émery.
Monsieur Darsonval, qui venait de se faire voler un tête-à-tête avec Isaure, replongea avec mauvaise humeur dans la dégustation de son petit-déjeuner.
Isaure s’adressa à Honorine :
— Puis-je vous demander d’ajouter un couvert, pour le diner de ce soir ? Je souhaite convier quelqu’un à notre table.
— Oui, bien sûr ma chère. Mais qui sera votre invité ?
Isaure répondit avec un sourire :
— C’est une petite surprise. Je vous remercie, mon amie.
Dans un tourbillonnement de soie, la belle héritière quitta les lieux.
Aujourd’hui, elle se devait de remplir une mission : vérifier que Darsonval n’était point l’héritier recherché par tous les brigands de Touraine. Cette idée de partir dans cette aventure lui mettait du baume au cœur. Enfin un peu de sport, après tous ces jours englués d’angoisses !
Les yeux baissés et avec empressement, Tibère prépara la voiture avec l’aide du cochet. Il fit de son mieux pour effacer sa présence et ne regarda pas une seule seconde Isaure monter sur le marchepied. Pourtant, l’odeur de son parfum ne put l’empêcher de l’étourdir et sous son uniforme, il eut l’impression d’étouffer.
Émery prit place à son tour et la porte se referma sur lui.
C’était la première fois qu’ils se trouvaient seul à seul depuis leur arrivée à Couzières.
— Vous auriez dans doute préféré monter à cheval…, commença Isaure, légèrement mal à l’aise.
— Cela n’aurait pas été une preuve d’élégance envers vous, répondit Émery d’un ton tranquille.
— Vous plaisez vous, à Couzières ?
— Oui, l’endroit est calme et les Serocourt sont charmants. J’ai entendu parler d’eux de nombreuses fois lors de vos discussions avec Louise. Je suis heureux d’avoir fait leur connaissance.
Il replaça une mèche de cheveux rebelle du plat de sa main. Le sang afflua dans les joues d’Isaure et elle avala sa salive, avant d’articuler :
— Je souhaiterais m’excuser, Docteur Émery… Pour la scène que je vous ai causée avant de quitter Calais. Je pense que vous ai mis terriblement mal à l’aise. Je vous remercie également d’avoir accepté l’invitation d’Honorine, alors que les circonstances entre nous étaient…
— Soyez rassurée, Mademoiselle d’Haubersart, la coupa-t-il. Les sentiments que vous éprouviez à cet instant étaient confus et il était, après réflexions de ma part, tout à fait naturel que vous vous soyez tournée vers moi. Votre père est décédé à Cordoue dans des circonstances tragiques et vous n’avez pu récupérer son corps. S’ajoutent à cela les dettes de votre famille et vos nouvelles fonctions. Vous m’avez déclaré votre affection et votre attachement à l’un des pires moments de votre vie et je suis navré de n’avoir pu y répondre de la meilleure des manières.
— C’est… Je suis désolée, répondit Isaure, totalement confuse.
— N’ayez point honte, aujourd’hui je puis vous affirmer que je n’ai jamais ignoré l’admiration que vous portez envers moi… et que cette estime que vous me portez n’est point de l’amour.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— J’éprouve le même sentiment pour mes propres mentors.
— Je vois…
Elle baissa les yeux sur le bout de ses chaussures.
— Vous étiez une excellente assistante et une infirmière remarquable, annonça-t-il après quelques secondes de silence. Je suis déçu de ne plus pouvoir travailler avec vous.
— C’est… C’est le plus beau compliment qu’un homme puisse me faire.
— J’ose espérer que non, Mademoiselle d’Haubersart. Je suis certain que vous possédez d’autres qualités et que votre valeur ne se limite point à ce rôle. Votre devoir vous appelle à de nouvelles responsabilités. J’espère que votre futur époux vous accompagnera dans l’accomplissement de vos tâches.
— Merci, Docteur Émery, dit Isaure, le cœur rempli d’émotions.
Un silence s’installa entre eux, brisé par une question subite de la jeune femme.
— Puis-je vous demander une faveur, Docteur Émery ?
Il hocha la tête à l’affirmative.
— Pourriez-vous rester à mes côtés jusqu’à mon mariage ? Votre présence me rassure.
— Bien sûr, mon amie, bien sûr…
Isaure et Émery arrivèrent à Montbazon après avoir discuté tout le trajet. Elle se rendit compte avec ravissement qu’elle n’avait point vu le temps passer.
— Je dois me rendre à La Poste, annonça subitement Émery. Du courrier m’attend et je me dois de répondre à certaines missives. J’ose espérer que cela ne vous dérange en rien, pourriez-vous me récupérer sur votre retour ? Je vous attendrai, bien évidemment.
La jeune femme concéda en hochant la tête et, après l’avoir regardé quitter la voiture, les joues plus cramoisies que jamais, elle demanda au cochet d’arrêter sa voiture devant l’auberge de La belle Hortense.
Elle se présenta à l’entrée de l’établissement et demanda à la tenancière :
— La Comtesse de Bréhémont pour l’inspecteur Louis Fourchet, s’il vous plait.
Elle prit place ensuite dans un salon confortable et s’installa proche d’une fenêtre.
Un homme grand et brun ne tarda pas à venir la retrouver. Essoufflé et mal à l’aise Louis Fourchet s’inclina devant elle.
— Madame la Comtesse, je… quel honneur…, bredouilla-t-il en tripotant son chapeau entre ses doigts.
Isaure leva un sourcil et lui fit signe de s’asseoir en face d’elle. Il obtempéra et ne tarda pas à retrouver une certaine contenance.
— Que puis-je faire pour vous, Madame ?
— Vous êtes bien Louis Fouchet, un ancien officier de la police des mœurs ?
— Tout à fait.
— L’on m’a dit que vous exercez actuellement comme détective, cela est-il vrai ?
Il contracta légèrement la mâchoire, contrarié d’avoir été dévoilé.
— Vous êtes effectivement bien renseignée…, articula-t-il en l’observant avec intérêt.
— Il paraît que vous êtes à la recherche de quelqu’un.
— C’est souvent la mission d’un détective.
— Comme vous le savez certainement, je séjourne au Château de Couzières, chez mes amis de longue date, Honorine et Isidore de Sérocourt. Nous accueillons cette année plusieurs invités et je serai ravie de vous voir partager ce soir notre repas. Je suis certaine que votre venue, en votre qualité d’officier à la retraite, sera digne de leur intérêt et que vous trouverez sans doute leur rencontre intéressante.
Les yeux de Fourchet brillèrent.
— Très certainement, Madame La Comtesse. Je ne puis refuser une telle invitation. Puis-je savoir de quelle manière vous avez eu connaissance de ma présence à Montbazon ?
— Non, je le crains. La Touraine est une région où les nouvelles vont vite et où chaque famille se connaît. J’ai déjà oublié par qui j’ai eu vent de votre venue… Ce genre de chose ne retient pas mon attention. Cependant, je peux vous confier que je souhaiterais faire profiter vos aventures de détectives à mes amis et à leurs invités. Je suis certaine que les conversations de ce soir seront passionnantes… Et qui sait ? Notre campagne est si petite, vous trouverez peut-être quelques renseignements sur ce que vous recherchez. Nous ne tenons point à fréquenter de personnes qui seraient défavorablement connues de vous ou de qui que ce soit d’autre.
Le sous-entendu d’Isaure fit mouche et le détective capta immédiatement son intention.
Oui, sans doute les notables des environs ont-ils entendu des rumeurs…, pensa-t-il avec satisfaction, la famille des Petremand de Frosnier est tout de même connue sur ces terres et même Monsieur Ravignant, aussi intraitable et puissant soit-il, ne peut empêcher son personnel de parler. Elle a sans aucun doute entendu parler de ce mirliflor ayant défloré sa cousine… Personne ne l’a jamais vu par ici et cette Comtesse vient de récupérer son titre, elle ne souhaite point faire d’erreur dans ses fréquentations.
— À quelle heure souhaitez-vous me recevoir ? demanda-t-il, un sourire aux lèvres.