Aux premières heures de la journée, Tibère fut forcé de quitter le giron de Couzières. Il dut accompagner Marie-Rose au marché et, effrayé à l’idée de tomber sur les hommes de son oncle, avait pris grand soin avant de partir d’enfiler chapeau et par-dessus pour ne point se faire reconnaître.
À bout de bras et sous une pluie fine, il porta les paniers garnis de volailles et de légumes frais tout en suivant sa collègue, qui ne cessait de piailler avec les commerçants du coin. Il serra les dents en soulevant les commissions, aussi lourdes que lui, pour les entreposer dans la charrette. Les Sérocourt ne lésinaient pas sur les dépenses en ce qui concernait la bonne chère ! Il y avait de quoi faire bombance pour la semaine entière. Où était-ce lui, qui était habitué à des repas frugaux ? Il n’avait jamais été un gros mangeur et Ravignant dînait toujours à part, dans son bureau.
Le valet de pied suivait docilement sa truculente comparse et ne vit pas, non loin de lui, un homme longiligne et aux allures sombres qui prêtait l’oreille à toutes les conversations.
— Je suis ravie que vous soyez là pour m’accompagner, sourit Marie Rose, les paniers sont si lourds ! À nous deux, nous allons bien plus vite. Et votre compagnie change un peu de celle dont j’ai l’habitude.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda Tibère avec curiosité.
— Vous avez des manières si différentes ! Votre manière de parler, si polie. Et puis votre écriture, vous avez écrit notre liste de commission de si jolie façon ! Bonjour Monsieur ! Nous prendrons un demi cochon pour le château de Couzières ! Tiens, votre fils n’est pas là aujourd’hui ?
Le jeune garçon rentra sa tête dans ses épaules et prit soin de ne pas croiser le regard du boucher qui lui faisait face. Ce dernier ne se souciait pas de lui, tout occupé qu’il était à se lamenter devant Marie Rose :
— Dame ! C’est qu’il a quitté la ferme.
— Comment ? Mais… pour s’enrôler ?
— Bon Dieu, non ! L’est bien trop jeune encore pour l’armée ! Non, il est parti s’engager pour les mines à Noyers. Quand ils ont vu mon p’tit gaillard, ils l’ont recruté d’office !
— Seigneur, les mines ! C’est aussi dangereux que la guerre !
Le boucher hocha la tête, un air las sur le visage
— Oui, mais ils payent bien. C’est qu’on a des bouches à nourrir et que les temps sont durs.
Marie Rose se lamenta avec lui des conséquences de la guerre et déplora les famines qui éclataient un peu partout dans l’Empire. Tibère demanda :
— Excusez-moi, mais… Vous parlez des mines de cuivre, celles qui sont près de l’Abbaye ?
— Oui, tout à fait ! Un nouveau gisement qu’a été trouvé ! Avec la guerre, ils ont tout relancé ! Mais…, le boucher s’arrêta et fixa sur le jeune homme un regard désolé, navré mon gars, mais tu seras pas recruté chez eux… mon fiston est plus solide des épaules que toi.
Tibère grimaça pour toute réponse.
Foutredieu ! hurla-t-il à l’intérieur de lui-même, Ravignant m’avait affirmé chez les mines de ma famille était à sec depuis des années ! Voilà pourquoi il souhaitait récupérer mes biens, afin de les exploiter pour la guerre ! Elles doivent en réalité valoir une fortune !
Marie Rose le tira de ses pensées en se collant à lui :
— Laissez-le, tant de gentils garçons sont partis, gaspillés à la guerre… maintenant c’est dans les mines qu’ils s’en vont !
Louis Fourchet remarqua ce jeune homme, étrangement couvert de la tête au pied et le fixa quelques instants. Il songea une seconde qu’il pouvait correspondre à la description donnée par son employeur… Mais la manière dont la jeune femme à ses côtés lui tenait le bras lui fit ravaler sa réflexion. Il s’agissait sans aucun doute d’un couple de tourtereaux. Il remarqua l’uniforme bleu ciel, qu’ils portaient sous leur ciré. À n’en point douter, c’était des employés d’une grande maison locale.
— Regardez, Térence, roucoula la jolie blonde, ne pensez-vous pas que ce ruban m’irait bien, pour la fête de la moisson ?
— J’imagine que oui…, répondit ce dernier d’une voix hésitante.
— Alors, votre Comtesse a-t-elle choisi son prétendant ? questionna la marchande de l’étalage, très au fait des potins locaux.
Marie-Rose, qui n’hésitait point à bavarder joyeusement, répondit dans un soupir forcé :
— Hélas… la concurrence est rude ! Je n’ai jamais vu autant de jeunes héritiers aussi riches et prompts à se marier !
Personne ne vit la bouche de Tibère se tordre dans une grimace.
— Mais si j’avais quelques sous d’avance en poche, je parierais sur le blondinet oisif et arrogant ! Il semble terriblement pressé de se marier et je pense qu’il fera sa proposition avant la fin du mois !
Le détective prêta l’oreille : voilà quelque chose d’intéressant ! Un blond, musard et désagréable ? C’était ainsi que Ravignant avait dépeint son capricieux neveu !
— En tout cas, cela fait un moment que Couzières n’a pas fait autant parler ! rit la femme d’un air entendu. On espère tous que la mariée se fournira ici, pour les achats de sa cérémonie !
— Ah, cela, je l’ignore ! Les Sérocourt n’achèteront que ce qui se fait de mieux ! Venez, Térence, il nous manque encore de la graisse de canard.
Le jeune couple d’employés quitta l’étal pour se diriger vers un autre commerce. Louis Fourchet en profita pour questionner la commerçante, quelques pièces à la main pour mieux la faire parler.
Quelques minutes plus tard, il connaissait déjà tout de l’ambiance qui régnait au Château de Couzières, sans avoir eu à débourser un seul sou. Résolu, il prit le chemin du domaine, prêt à tout pour s’y infiltrer.
Durant l’après-midi, le vent se leva et souffla au loin les nuages remplis d’averses. Les éclaircies, vives et chaudes, séchèrent rapidement les routes et ramenèrent l’ambiance estivale.
Isaure, d’humeur maussade, faisait tout pour ignorer les avances explicites de Darsonval. Elle aurait aimé qu’Émery s’interpose un peu plus dans leur conversation, mais ce dernier semblait définitivement avoir battu en retraite face au caractère de son rival… De toute façon, elle ignorait totalement si Émery considérait tout cela comme une compétition.
Inventant une migraine, elle évinça une sortie groupée vers Tours. Louise l’avait regardé monter les escaliers de sa chambre avec un air à la fois désolé et courroucé. Le choix d’Isaure s’était porté sur Darsonval, mais elle n’avait point encore initié un tête-à-tête avec ce dernier.
Oui, Isaure le savait… Elle était agaçante. Son comportement ne faisait que repousser l’inévitable.
Sur le point d’imploser émotionnellement, la nouvelle Comtesse de Bréhémont profita de sa solitude pour quitter la demeure, vêtue d’une simple robe de toile et de chaussures de marche. Elle avait appelé Térence pour qu’il vienne l’habiller, mais la bonne d’Honorine lui apprit qu’il était sorti en courses, avec Marie-Rose.
De mauvaise humeur, Isaure battait donc la campagne. Elle aurait pu partir à cheval, comme elle avait l’habitude de le faire… mais elle avait préféré cette fois-ci marcher. Son corps bouillonnait et elle avait besoin d’évacuer ses angoisses.
Au bout d’une dizaine de minutes sous le soleil, elle remarqua qu’elle avait oublié son chapeau et qu’elle commençait déjà à transpirer. Pourquoi diable avait-elle enfilé cette robe et non pas un simple chemisier ?
— Sainte Vierge, je suis dans tous mes états ! marmonna-t-elle en réalisant à quel point toute cette histoire la perturbait. Je suis même incapable de choisir si je dois sortir avec un stupide chapeau !
Elle se trouvait au milieu des champs de blés mûrs et remontait une côte, vers une rangée d’arbres majestueux. Elle connaissait les environs de Couzières comme sa poche et appréciait la vue qu’il y avait au sommet du coteau. Si Louise l’avait accompagnée au lieu d’aller à cette futile sortie, elle aurait pu peindre les environs ! Cela aurait fait un joli tableau, bien plus émouvant que la façade du château !
Les herbes étaient hautes et elle dut remonter ses jupes pour avancer, soufflant et marmonnant encore. Elle perdit un instant l’équilibre et manqua de tomber dans le fossé qui bordait le champ sur sa droite. Elle se rattrapa rapidement et remarqua que le fossé était rempli d’eau. Les pluies de la matinée avaient largement renfloué les ruisseaux des environs.
En remontant le chemin, entretenu par les métayers de la région, elle s’arrêta un instant et observa la route qu’elle avait parcourue. La vue était superbe, donnant sur l’Indre et des villages. Elle serait allée plus loin encore, si elle avait pu !
Essoufflée et moite, elle jeta un coup d’œil autour d’elle puis profita du couvert des arbres pour déboutonner sa robe et retirer ses manches, qu’elle noua autour de sa taille. Dans un soupir de soulagement, elle profita de l’air frais dans son corsage et secoua le linge de peau blanc pour rafraichir sa peau.
Soulagée, elle retrouva un instant le sourire et continua sa route entre les arbres. Un éclair d’inspiration la traversa : pourquoi n’irait-elle pas à la Réunion, après son mariage ? Ce serait le meilleur moyen de supporter ce mariage ! Il faudrait bien un continent tout entier puis un océan, pour supporter ce simulacre ! Elle pourrait alors embaucher un intendant et prendre Camille avec elle…
Non, impossible, il y avait tant à faire au Château de l’Islette… Les travaux méritaient toute son attention. Peut-être que Darsonval pourrait y aller à sa place, afin d’inspecter les biens de son épouse ?
Hum, il y a là une idée à creuser ! songea-t-elle, le cœur plus léger. Il faudrait que je demande conseil à Armand, lorsqu’il reviendra. Il connaît à présent La Réunion mieux que moi.
Un bruit la fit sursauter. Alerte, elle se tourna pour constater que des buissons s’agitaient entre des arbres… Isaure fronça les sourcils, était-ce un animal ? Il y avait par là plusieurs réservoirs d’eau, conservés par les paysans et les chasseurs. Les animaux s’y abreuvaient parfois.
Un reniflement caractéristique lui fit douter que la présence d’un animal était à témoigner… Son cœur rata un battement, et s’il s’agissait des hommes mystérieux dont les prostituées de la ville lui avaient parlé ? Ils étaient à la recherche de quelqu’un… d’un jeune héritier…
Une fois encore, elle s’en voulut contre elle-même. Pourquoi n’y avait-elle pas songé ? Jamais auparavant, elle ne sortait sans un pistolet !
Elle ne perdit pas de temps à réfléchir, d’un bond, elle plongea vers la personne cachée entre les fourrés et la scène qu’elle découvrit alors la laissa bouche bée.
Térence Dignard, dans son plus simple appareil, se baignait dans l’une des petites mares du bosquet. La tête à moitié immergée dans l’eau, il faisait quelques brasses et n’avait pas encore remarqué sa présence. Isaure, stupéfaite, ne put que voir totalement ce qu’elle avait déjà aperçu. Ses fesses galbées, son dos nu…
Que faisait-il là ? Ne devait-il pas être de sortie avec cette jeune bonne ? Isaure déglutit et regarda aux alentours : était-elle avec lui ?
Le jeune homme ne tarda pas à se sentir observé et tourna la tête vers elle, rouge de honte. En la voyant, l’expression de Térence passa de la stupéfaction au soulagement puis son visage afficha finalement une franche colère :
— Que diable faites-vous ici ? s’exclama-t-il en couvrant son corps de ses bras.
— Je vous retourne la question ! rétorqua Isaure, gênée.
Elle réalisa dans le même temps qu’elle était également à moitié nue : son corsage apparent laissait voir clairement ce qu’elle avait dans son décolleté.
— Je me pensais seule.
— Moi aussi !
— Vous êtes bien insolent, pour un valet de pied ! Ne devriez-vous pas être au travail, à vous occuper de… de mon courrier ou de mon cheval ?
— J’ai droit à un jour de congés, figurez-vous ! Et c’est aujourd’hui !
— On m’a dit que vous étiez sorti en courses avec votre amie… Est-ce qu’elle vous accompagne toujours ?
— C’était ce matin… Et non, il n’y a que moi, comme vous pouvez le constater !
Isaure avait du mal à détacher ses yeux des joues empourprées du jeune garçon. Elle ne l’aurait jamais imaginé capable de se baigner ici, au milieu de la nature. Il semblait si… réservé et craintif.
— Qu’est-ce qui vous prend, de vous dévêtir ici ? Savez-vous que n’importe qui peut prendre ce chemin et tomber sur vous ?
Térence osa hausser des épaules :
— Ce n’est pas la première fois que je viens ici et je n’ai jamais croisé personne !
— N’avez-vous pas peur de vous noyer ?
La question raisonna comme une insulte dans les oreilles du fuyard :
— Je sais parfaitement bien nager, merci de vous inquiéter pour moi. Je n’ai pas à me justifier auprès de vous sur ce que je fais de mon temps libre. Maintenant, allez-vous rester là à me regarder ou bien comptez-vous passer votre chemin ?
Isaure cligna des paupières puis croisa les bras afin de se donner une contenance :
— Je vais rester ici. Cela vous apprendra à vous montrer aussi indécent !
— Comment ?
— Cela vous apprendra à jouer le naturiste, il est de mon devoir de vous inculquer les bonnes manières… Après tout, vous êtes mon valet de pied et c’est sur moi que la faute retombe si vous commettez…
Mais elle n’eut pas le temps de finir, Térence Dignard sortait de l’eau en soufflant de colère. Trempé, il secoua la tête pour dégager l’eau de ses cheveux et tenta de se sécher avec un pan de sa vieille chemise.
La Comtesse le regarda faire, sans un mot. Un vague de frustration monta de nouveau jusqu’à sa gorge. Elle aussi, aurait préféré s’ébattre dans l’eau, plutôt que d’appesantir sur son sort ! Elle était en nage, collante et pleine de poussière. La chaleur l’avait écrasée et son sang bouillonnait de colère !
Elle remarqua un grain de beauté sur l’omoplate de Térence, puis un second, derrière sa cuisse. Diantre ! Oui, elle aurait préféré jouer les naïades avec lui, plutôt que de songer à Darsonval !
— Pourquoi n’allez-vous pas rejoindre l’homme que vous désirez vraiment ? demanda-t-il subitement, Louise m’a dit que vous étiez follement amoureuse de ce médecin militaire.
Le ton venimeux du jeune homme piqua son oreille aussi fort qu’une abeille.
Elle rougit violemment et cafouilla de rage :
— Comment… Que…
— C’est parce qu’il n’a pas voulu de votre horrible caractère qu’il vous a rejeté, n’est-ce pas ? Voilà ce qui arrive aux jeunes nobles de votre genre, elles finissent vieilles filles !
Isaure serra les poings, elle avait envie de s’arracher les cheveux. À quel moment Louise lui avait-elle rapporté cela ?
Elle hésita à lui dire que les choses n’étaient pas ce qu’elles semblaient être, mais… cela lui était impossible. Les faits étaient là. Elle aimait Félix Émery depuis des années. Pourtant, les sentiments qu’elle lui portait étaient-ils véritablement similaires à ceux qu’elle éprouvait en compagnie de ce jeune garçon ? Elle n’avait jamais regardé son mentor de la même façon qu’elle observait son valet de pied.
— Je vois que vous êtes très au fait de ma vie sentimentale et personnelle, Monsieur Dignard. Portez-vous la même intention à tous vos maîtres ?
— Je n’ai rien demandé, c’est Louise qui est venue m’en parler. Vraiment, toutes les jeunes filles de nobles familles se complaisent dans les ragots.
— Tant qu’il y aura des sots pour y croire et prendre au pied de la lettre ce qu’elles rapportent…
Il renifla, peu convaincu par ses dernières paroles.
Térence se pencha en avant et sembla chercher quelque chose dans les fougères. Il sortit son pantalon et ses chaussures et commença à se vêtir. Isaure remarqua, non loin d’elle, une ceinture tombée par terre. Elle s’en approcha et la cacha sous sa jupe avec un sourire espiègle.
Voir son valet se démener avec ses habits humides la firent sourire.
— Souhaitez-vous que je vous aide à passer votre pantalon ? questionna-t-elle avec un ton taquin.
— Non ! répondit Tibère, tout tremblant.
Le rouge monta aux oreilles du jeune homme. Il enfila ses affaires et, le pantalon glissant sur sa taille, chercha des yeux la ceinture manquante.
— Vous cherchez quelque chose ? roucoula Isaure.
— J’ai fait tomber quelque chose, là où vous êtes… Vous ne voyez rien ? questionna-t-il, soudain inquiet.
— Je ne sais pas de quoi vous parler, il faudrait me le dire.
D’un pas rageur, Tibère vint en sa direction et regarda au sol, tenant toujours d’une main son pantalon défaillant.
— Ne souhaitez-vous pas vous asseoir avec moi, juste quelques instants ? demanda subitement Isaure.
— Vous me prenez vraiment pour un imbécile.
— Il est vrai que ces jours-ci, j’ai des doutes sur ma capacité de jugement… mais je vous assure que je vous tiens en bonne estime, Monsieur Dignard.
Il tourna des yeux vers la jeune femme et remarqua qu’une certaine tristesse avait envahi son visage. Vaincu par sa beauté et cette expression qu’il n’avait encore jamais vues dans ses yeux, il se calma et hocha la tête.
Isaure s’assit dans l’herbe et fixa les lueurs du soleil se refléter à la surface de l’eau. Tibère l’imita.
— N’est-ce pas une scène étrange de nous trouver ici tous les deux ? Vous, un valet de pied à moitié nu et moi, une comtesse parvenue… à côté de ce trou d’eau, perdus en pleine campagne !
— Si quelqu’un nous voyait, je n’ose penser ce qu’il pourrait imaginer…
— Eh bien, je me fiche de ce que les gens pensent ! s’exclama Isaure d’une voix forte. Nous sommes des personnes honnêtes. Comportons-nous décemment et personne n’aura rien à y redire ! Je vous écoute, faites-moi la conversation.
Tibère avait envie de la questionner sur les raisons qui la poussaient à se laisser courtiser par Émery et Darsonval. Ne méritait-elle pas mieux ? L’un était aussi expressif qu’une truite et l’autre ressemblait à un coq de ferme.
— Vous pourriez me raconter vos aventures sur les champs de bataille…, préféra-t-il proposer.
— Malheureusement, j’ignore quoi vous raconter, Monsieur Dignard.. Je suis allée en Belgique puis en Espagne, puis sur Paris et Calais. La guerre est une chose terrible et j’ai peur de vous effrayer avec mes récits. J’ai vu tant d’hommes mourir que leurs visages se sont effacés de ma mémoire. J’espère cependant avoir réussi à les soulager avant leur dernier souffle. Nous en avons sauvé d’autres, bien sûr… Des hommes ont pu rentrer chez eux, estropiés, certes… mais en vie. Parfois je pense à eux et je me demande s’ils ont pu regagner leur famille.
Les batailles menées par Napoléon sont réputées terribles…, pensa Tibère. Je ne peux imaginer le sang et les blessures qu’elle a dû voir. Elle ne peut être véritablement égoïste et froide. Et sans qu’il ne le veuille, il se demanda encore : Darsonval réalise-t-il à quel point elle a été marquée par ces horreurs ? Et qu’en est-il de Monsieur Émery ?
Le cœur de Tibère se serra, il ne devait point s’occuper de cela. Ce n’était pas sa place, pour l’heure, il n’était qu’un homme ruiné et sans nom.
Il essuya d’un revers de coude son front encore humide et profita de cet instant de repos pour humer l’air autour de lui. Cela sentait la fougère, le foin et le parfum d’Isaure, rendu plus fort à cause de la chaleur.
Un silence s’installa entre eux, paisible et doux. Ils écoutèrent ensemble les oiseaux chanter loin au-dessus, dans la cime des arbres. Tibère hésita à s’allonger dans l’herbe et à profiter de la vue pour observer les nuages… mais il songea que cela pouvait sembler être une invitation. Il préféra rester immobile, préférant profiter de ce moment.
Isaure observait discrètement Térence. Comme Louise et les Sérocourt se moqueraient d’elle s’ils savaient ce qu’elle éprouvait en cet instant ! Le simple fait d’être assise ici, près de lui, lui donnait un tel sentiment d’apaisement… c’était quelque chose qu’elle n’avait point ressenti depuis des années... Même en la présence du docteur Émery, qu’elle admirait tant, elle n’avait eu une telle tranquillité.
Elle réalisa à cette pensée qu’à chaque fois qu’elle demeurait aux côtés du médecin, elle se trouvait mal à l’aise. C’était comme si une part d’elle ne parvenait point à s’exprimer correctement, comme s’il lui était impossible d’être véritablement elle-même.
Sans doute, la bonne société aurait été horrifiée de découvrir pourquoi elle appréciait tant Térence. Il n’était point comme ces soldats arrogants et autoritaires, ou comme ces riches héritiers oisifs et sophistiqués. Il était doté d’une sensibilité peu commune.
Durant un instant elle l’imagina vêtu d’un beau costume, semblable à l’un de Darsonval, levant vers elle un regard éperdu d’admiration… au lieu des coups d’œil dubitatif donc il la gratifiait d’ordinaire. Il porterait une chemise blanche, faisant ressortir son teint hâlé et ses yeux doux couleur caramel… À cette vision si magnifique, son corps ne put s’empêcher de réagir et elle dû se redresser pour rétablir une certaine distance.
Par tous les dieux à quoi pensait-elle ? Térence était non seulement plus jeune qu’elle, mais elle allait aussi de voir se marier dès que possible. Elle quitterait alors Couzières, suffisamment riche et prospère pour pouvoir entretenir son nouveau duché.
Elle devait respecter sa parole et maintenir son objectif, c’était pour son bien et celui de Camille. Elle ne pouvait céder à la tentation ni devenir un jour une femme mariée dont la lubricité serait la seule chose qui lui permettrait de supporter son immonde mari. Elle valait mieux que ça et son père sans doute aurait pensé de même.
— Je dois rentrer, déclara-t-elle subitement. Honorine est sans doute revenue au domaine et elle doit me chercher partout. Vous avez également à faire, vos tâches ne vont pas s’accomplir toute seules. Que devez-vous faire au juste ? Du ménage ou du rangement ?
Tibère la dévisagea sans un mot, conscient qu’une certaine peine l’animait. Pour une fois, il ne lui en voulut point de changer si subitement d’humeur. Lui aussi parfois pouvait se montrer insupportable.
— Oui, récurer les écuries et préparer vos malles, pour le moment où vous quitterez Couzières !
— Et bien, partons dès à présent, puisque vous êtes si pressé !
Les mots d’Isaure étaient si corrosifs que le nez de Tibère se mit à piquer.
— Partez devant, je vais rester encore un peu, dit-il en se redressant, tenant toujours le haut glissant de son pantalon.
Elle se rembrunit :
— Je vous déconseille de vous sortir seul. Vous m’avez dit que des hommes étranges fouillaient la campagne… vous aviez raison. Ils seraient à la recherche d’un jeune héritier en fuite et ils pourraient vous confondre avec leur cible. C’est qu’avec vos airs d’étudiants et votre charme innocent, on pourrait vous croire tout droit sorti d’un pensionnat parisien. Faisons un bout de chemin ensemble, j’en serai rassurée.
Le sang avait quitté le visage de Tibère. Il accepta, le cœur battant. Il est vrai que Ravignant n’avait toujours pas rappelé ses chiens !
D’un geste nonchalant, Isaure releva sa robe et dévoila la ceinture tombée à ses pieds. Il comprit qu’elle l’avait cachée à sa vue depuis le début.
— Quelle goujaterie ! grimaça Tibère, en relevant son pantalon.
Il se baissa à ses pieds et remarqua brièvement entre les plis de sa jupe, un long brin d’herbe accroché sur l’un de ses bas. Sans doute s’était-il pris là durant sa marche jusqu’ici.
Sans arrière-pensée, il tendit la main, saisit le brin d’herbe et tira dessus pour le décoller. Au même moment, il aperçut le haut de la cuisse nue de la jeune femme dont la peau s’était mise à frissonner.
Il se recula, le cœur battant, et tomba à genoux. Il n’avait pas remarqué qu’elle ne portait que des jarretières sous sa tenue estivale.
Isaure le regardait avec de grands yeux surpris, des mèches de cheveux folles encadraient son visage rougi par la chaleur et l’émotion. Elle déglutit péniblement et articula :
— Continuez, Monsieur Dignard.
— Q-Quoi ? souffla-t-il.
— Vous êtes mon valet, vérifiez si d’autres herbes folles ne se cachent pas sous ma jupe.
Elle releva sa jambe et posa lentement son genou plié sur l’épaule de Tibère.
— Vérifiez… S’il vous plait.
Il n’eut pas besoin de lui demander de préciser sa pensée, un feu embrasa son ventre et il plongea son visage contre la cuisse d’Isaure.
Elle attrapa ses cheveux, poussant un soupir de soulagement alangui. Si à leur dernière étreinte, il s’était montré indécis et réservé, il était aujourd’hui enflammé et déterminé. Il embrassait sa peau en agrippant ses cuisses, plongeant en elle dans une vague de désir qui lui arracha un gémissement.
***
Louise de Corneilhan lisait sous un arbre, écoutant le bruissement de l’eau. Elle s’était assise à proximité de la grotte fontaine, désireuse de s’isoler après une demi-journée passée en la compagnie de Darsonval. Elle respirait à fond, à la fois pour calmer ses nerfs, mais aussi pour chasser l’odeur persistante du cigare qu’elle avait dans le nez. Monsieur Tourelet ne lâchait jamais cet odieux cigare et le picotement du tabac lui restait dans les narines.
La jeune femme relut pour la dixième fois la même ligne et réalisa qu’elle ne parviendrait point à se changer les idées. Elle referma le livre et le jeta à côté d’elle tout en poussant un souffle de frustration.
— Mademoiselle de Corneilhan ? fit une voix derrière elle.
La jolie blonde se retourna en sursautant, elle remarqua qu’Edouard Felix Emery venait en sa direction.
Les mains derrière le dos, il marchait lentement, d’un pas allongé. Il s’arrêta un instant pour observer la grotte ainsi que les pilastres qui l’ornementaient.
— Je viens de visiter Veigné, c’est une très jolie petite ville, dit-il en fixant l’eau de la fontaine couler.
Louise haussa des épaules.
— J’ose espérer ne point vous déranger, dit-il, soudain embarrassé.
Elle haussa les sourcils et prit un ton caustique :
— Me déranger ? Point du tout ! Ce n’est pas moi, cher Monsieur, que votre présence incommode… Posez plutôt votre question à Isaure, si véritablement, vous souhaitez une réponse.
Le visage ne bougea pas, mais sa voix trahit pourtant une certaine surprise :
— J’ignorais que ma présence était une gêne pour Mademoiselle d’Haubersart.
— Mais enfin, Monsieur Émery, comment pouvez-vous l’ignorer ? Vous qui possédez pourtant un esprit si brillant, si reconnu d’entre tous !
— J’ai l’impression que vous êtes fâchée après moi, Mademoiselle.
Louise le fixa droit dans les yeux et lança d’un ton acerbe :
— Quels sont les motifs de votre venue, Monsieur Émery ?
Le jeune médecin ouvrit la bouche, puis la referma. Il regarda un instant autour de lui, comme s’il était perdu et se figea finalement comme un piquet au bord du chemin :
— J’avoue être dérouté par votre question… J’ai été invité par votre marraine, Madame de Sérocourt. Il me paraissait évident que vous étiez au courant. Elle m’a indiqué dans son courrier que Mademoiselle d’Haubersart avait besoin d’aide pour prendre une décision d’importance. Cependant, je ne vois pas en quoi je peux lui apporter une quelconque assistance, car elle ne m’a pas sollicité sur son dilemme.
La bouche de Louise se tordit dans une grimace :
— Vous avez toujours été un génie, en ce qui concernait les maladies, la chirurgie et vos recherches… Et je suis sure que vous êtes destiné à de grandes choses. Mais réalisez-vous que votre présence ici blesse le cœur d’Isaure ?
— C-Comment cela ? questionna-t-il, toujours plus surpris.
— Enfin, ne faites pas l’enfant ! Je sais que vous êtes plus que malhabile en ce qui concerne les relations humaines, mais tout de même, ne soyez pas grossier.
Les yeux sombres d’Édouard Émery luirent aussitôt, il tripota ses doigts en rentrant la tête dans ses épaules, semblant la proie d’un malaise. Ses oreilles rougirent et il articula difficilement, comme à bout de souffle :
— Je… Je ne comprends toujours pas ce que vous dites, Mademoiselle de Corneilhan. Je m’excuse si…
— Mais voyons, cette déclaration, avant notre départ de Calais !
L’air hébété d’Edouard Felix Emery dérouta Louise. Un doute s’installa dans son esprit : se pouvait-il que…
— Isaure vous a déclaré ses sentiments, après avoir reçu la lettre concernant le décès de son père. Elle s’est entretenue avec vous, afin de vous informer qu’elle quittait son rôle d’infirmière pour prendre celui de son titre. Elle vous a expliqué sa situation et vous l’auriez… vous l’avez éconduite !
En entendant ces paroles, les traits du médecin se détendirent de soulagement.
— Il me semble comprendre à présent de quoi vous parlez… Puis-je m’asseoir ? Vos paroles m’ont autant fait trembler que dix coups de canon !
Louise se recula, avalant sa salive. L’avait-elle remué à ce point ? Il était si habituellement stoïque !
Edouard Felix prit place sur le banc et son visage avait déjà repris son flegme.
— Je suis navrée si les apparences… si les sentiments de Mademoiselle d’Haubersart ont été contrariés. J’ignorais être une source de souffrance pour elle. Comme vous l’avez dit, mon esprit est malheureusement… différent de celui d’autres personnes. Je comprends tout ce qu’il y a à savoir sur le corps humain et sur son fonctionnement, mais en ce qui concerne leur âme et leur cœur, beaucoup de choses m’échappent. Je suis comme… amputé de cette faculté. Ressentir ce que les autres ressentent, cela m’est tout à fait difficile. Je me souviens cependant de la discussion dont vous parlez. Isaure, si je peux l’appeler ainsi en votre présence, venait effectivement de recevoir cette lettre. Elle apprenait le décès de son père et réalisait qu’elle devait partir au plus tôt. Elle était en larmes et j’ignorais totalement quoi faire, je pensais vous appeler, mais elle m’a retenue par le bras.
« — N’êtes vous point contrarié de me voir quitter l’armée ? m’a-t-elle questionné, les yeux mouillés de larmes.
— Hélas, que pouvons-nous y faire ? ai-je répondu, sincèrement désolé. Votre vie vient de changer et de nouvelles responsabilités vous attendent. Vous m’êtes devenue indispensable et je regretterai chaque jour votre présence à mes côtés. Depuis que nous travaillons ensemble, j’ai le sentiment d’être parvenu à surmonter toutes les difficultés dressées sur le champ de bataille.
— Épousez-moi, Docteur Émery, a-t-elle dit, la main posée sur le cœur, tenant toujours la lettre entre ses doigts. Je ne souhaite pas non plus vous quitter ! Mon statut m’impose de me marier. Cela me parait si limpide et évident ! Nous savons déjà tout l’un de l’autre et nous parvenons toujours à nous accorder ! Je sais que votre famille n’y verra point d’objection, votre mère est noble et votre père est également médecin. »
Louise serra les dents, devinant la tournure qu’avait prise leur conversation. Elle écouta la suite :
— J’ai baissé les yeux et j’ai réfléchi un instant à sa proposition. Elle était effectivement logique : l’habileté de Mademoiselle d’Haubersart ainsi que son sang-froid n’avait plus de secret pour moi et nous agissions ensemble avec une grande efficacité… Comme vous avez pu en témoigner à plusieurs reprises. Sa demande ouvrait la porte vers de nouvelles opportunités et je m’imaginais déjà gravissant les échelons de l’hôpital du Gros Caillou avec pareille assistante à mes côtés. Cependant, des détails d’importances me revinrent en mémoire et je lui répondis :
« — Premièrement, vous épousez impliquerait que je doive quitter le front et mettre de côté mes études pour plusieurs mois, afin de nous établir. Or, je soutiens ma thèse au mois d’août de cette année. Deuxièmement, bien que je sois de bonne condition, ni ma fortune ni celle de ma famille ne pourra égaler la vôtre. Vous m’avez dit que le Château de l’Islette était en ruine… Troisièmement, il ne sera pas non plus possible pour moi de vous voir partir sur vos terres alors que votre présence est requise sur le front, à mes côtés. Si nous ne pouvons œuvrer ensemble, notre mariage n’aurait alors plus de sens.
— Elle a baissé les épaules et essuyé son visage d’un revers de bras, puis tristement, elle a hoché la tête et tourné les talons. J’ai reçu la lettre de votre marraine il y a quelques semaines à peine. Je venais de terminer la rédaction de ma thèse et j’ai demandé expressément eu lieutenant de garnison si je pouvais prendre plusieurs jours afin de la préparer dans le calme, à la campagne. J’ai donc voulu faire d’une pierre deux coups.
Louise poussa un long soupir et reprit son roman dans les mains. Elle pinça un coin de la couverture rigide entre ses doigts et lui demanda de but en blanc :
— N’aviez-vous pas compris qu’elle essayait de vous dire… à sa manière qu’elle vous aime ?
— M’aimer ? répéta Édouard Félix avec surprise. Diable, mais pour quoi faire ? La proposition n’avait rien de sentimental, Mademoiselle d’Haubersart était désespérée. Avez-vous perçu le moindre amour, entre nous ? Ai-je agi d’une manière qu’elle puisse penser que je m’intéresse à elle de cette manière ? Lorsque vous êtes arrivées dans notre unité, j’ai promis de ne voir en vous que des infirmières.
Vaincue, Louise hocha la tête. Elle le savait bien, jamais Édouard Félix n’avait été démonstratif ou enclin à divertir la galerie. Elle l’avait toujours trouvé froid et d’une raison toute scientifique. Il s’émouvait plus facilement sur une blessure correctement suturée plutôt que sur la déclaration émotionnée d’une jeune femme à son sujet !
Mademoiselle de Corneilhan pensa à son amie, à sa silhouette haute et solide, à son sourire sincère et ses yeux pleins de résolution.
— Ne pensez pas vous pas tomber amoureux d’elle un jour ? Isaure demeure une personne des plus formidable.
Edouard Felix se releva, époussetant son pantalon :
— Tout mon amour se porte vers la médecine et comme je vous l’ai dit, je suis incapable d’aimer de la façon dont mes pairs l’entendent. Ces inclinaisons n’agitent rien en moi et je pense qu’en réalité, je ne me marierai jamais…
— Vos paroles sont si funestes…, commenta-t-elle en faisant la moue.
— Tout le monde n’est pas doté d’une âme naturellement chaleureuse comme la vôtre, dit-il un peu tristement. Je suis entré en médecine à l’âge de dix-sept ans et j’ignore si c’est la guerre qui m’a façonné ainsi, ou si je ressens les choses de cette manière depuis ma naissance. Cependant, j’ai réussi à m’accepter tel que je suis et c’est pour moi une chose grandement acquise. Être différent est difficile et il m’est impossible de dire que je n’en ai point souffert. J’ai finalement gagné l’amour de moi-même. N’est-ce pas le plus fidèle et le plus serein d’entre tous ? Grâce à cela, je parviens à faire mon travail avec dévotion et j’espère pouvoir aider l’humanité.
— Hum… Je vous pardonne, Monsieur Émery, soupira Louise, vos paroles mielleuses et votre expression de chien battu m’ont convaincue.
— Souhaitez-vous que je parte ? Si ma présence est une gêne pour Mademoiselle d’Haubersart, je quitte les lieux céans.
— Non, restez, déclara Louise en levant à son tour. Je me morfonds terriblement et votre présence pourrait s’avérer utile. Si vous avez du mal avec les sentiments humains, je pourrais vous les expliquer… Ce Monsieur Darsonval est un excellent sujet d’étude… Ainsi qu’Isaure, bien évidemment.