Chapitre 10 - Un sentiment de honte

Par Azurys
Notes de l’auteur : Joyeuses fêtes à tous ! C'est après une vilaine angine que je vous offre ce chapitre, bien que sa condition de "cadeau" soit discutable...
Bonne lecture !

Le monde était majoritairement constitué de roche et de verdure. Les cités bâties par l’homme respectaient avec honneur l’œuvre de la nature, malgré les Grands Remodelages anéantissant les vastes efforts humains toutes les six décennies (ce à quoi Cité Thorred avait fait exception, deux fois d’affilée, en restant épargnée par la destruction partielle du continent durant lors des deux derniers Grands Remodelages). Pour résumer, il était fréquent chez l’Homme de tomber dans l’admiration de ce que la nature avait à offrir, en ville comme en dehors. Cependant, il n’était aucun lieu aussi dense et merveilleux de sa végétation que la serre au sein de l’Académie de Cité Thorred.

A travers même la porte en verre fermée, un air chaud et humide s’échappait, faisant suer les visiteurs curieux et déposant une épaisse buée sur la surface de la porte. Une fois à l’intérieur, la respiration devenait pénible et lourde, mais les élèves y étaient habitués. Cependant, en vue de la réaction de la remplaçante, elle-même ne s’y était pas encore accommodée. Cette dernière pressa une main sur sa poitrine, qu’elle ne retira pour rien au monde, haletant le plus discrètement possible sous son béret.

Derrière la porte s’étendait une vaste salle rectangulaire et allongée en profondeur, arborant une élégante allée centrale bordée de gouttières et de grilles de caniveaux. Les carreaux d’argile couleur corail se dénombraient en milliers au sol, formant une mosaïque abstraite défiant toutes les lois géométriques imaginables. De part et d’autre de l’allée s’amoncelaient d’immenses parterres de fleurs, d’arbres, de buissons et autres végétations farfelues et colorées, en un système de terrasse chaotiquement ordonnées. Comme son nom l’impliquait, l’immense serre, d’une hauteur d’au moins vingt mètres, était habillée et protégée de l’hiver mordant par un voile de verre structuré par de puissantes poutres en bois de marbre argenté. La toiture en croupe filtrait la lumière nocturne en des centaines de rayons de lune, luttant finalement au sol contre tout autant de lanternes orangées suspendues par magie dans le vide, à mi hauteur sous le plafond.

Malgré l’atmosphère clair-obscure, plutôt sombre pour une salle de leçon, il était impossible de manquer les dizaines d’équipements autonomes, animés par magie, parcourant la pièce au sol comme au plafond, parfois dans les air. Des gouttières de bambou volantes arrosaient un arbuste ça et là avant de retourner se remplir sous une arrivée d’eau, elle-même au bout d’un tuyau parcourant à droite à gauche la pièce en quête d’un récipient nécessitant son eau. Des automates s’occupaient d’entretenir directement les plantes, que ce soit en élaguant les arbustes ou en éclaircissant les plants plus récents. Contrairement au reste des automates de l’établissement, ceux-ci prenaient majoritairement des formes d’oiseaux, de lézards, parfois d’insectes dont la qualité de fabrication était complètement irréaliste tant elle frôlait la perfection. Et malgré les nombreuses heures de leçon que les élèves avaient assurées dans cette salle, leur émerveillement allait en grandissant. Des ondulations de magie verdâtre se propageaient dans tous les sens, avec la douceur et le calme d’une vaguelette sur le sable fin.

La remplaçante, toujours de mauve vêtue, ramena son béret à sa ceinture en quête d’un peu d’aération. Étrangère à la serre, elle s’adressa aux élèves pour finalement trouver son bureau : une petite table en étain transportable, à l’opposée de l’entrée.

— Chers élèves, installez vous. Vous connaissez mieux la salle que moi, alors… prenez place.

Les étudiants restèrent figés, regroupés au milieu de l’allée, les yeux grands ouverts. De toute évidence, cette leçon était assurée debout. D’Ambroisie se ressaisit, les yeux brillants dans l’humidité ambiante.

— Bon, on va pouvoir commencer. Avant tout, s’il vous plaît, je souhaite que vous entendiez mes excuses pour mon agissement lors de la dernière leçon. Sylvain, tout particulièrement. Je vous épargne mes explications car je ne cherche en aucun cas à être pardonnée. Cependant, je vous prie d’accepter mes sincères excuses pour avoir porté atteinte à l’un d’entre vous, et pour mon comportement sévère et suffisant.

La professeure s’arqua, le béret appuyé contre sa poitrine en une prosternation solennelle. Ses médailles et chaînettes tintèrent au dessus des carreaux d’argile, les coupes droites de son uniforme épousant à merveille son caractère imposant. Honorine fut prise d’un grand respect envers d’Amboisie, et même ce maudit faux-oeil de béryl ne la repoussait plus. Malgré cet effort, les élèves ne se prononcèrent pas, mais le silence servit d’accusé de bonne transmission du message. Les visages se détendirent, et d’Ambroisie, enfin redressée, arborait même une moue avenante, désamorçant le poids des regards.

— J’ai pu accorder un œil à vos travaux passés, continua la professeure sur un ton dur. Votre professeure précédente était sans aucun doute une enseignante admirable. J’espère pouvoir être à sa hauteur dans votre apprentissage durant cette fin d’année. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de visiter la serre idéalement, j’aurai donc besoin d’un peu de temps pour appréhender entièrement ce magnifique environnement. Pour commencer, j’aimerais que l’un de vous se dévoue pour synthétiser votre dernière leçon de mécanique végétaïque.

Quelques mains furent brandies, et un des élèves entreprit de résumer leurs dernières leçons, alors assurées par Dame Siglinde. Honorine, qui avait bien révisé, porta son attention sur son environnement, puis sur Ionawyn.

Sa petite tête rousse ne s’était toujours pas relevée depuis la discussion dans le hall. Sa chevelure précieuse, travail minutieux de mèches, de nattes et de boucles, commençait à s’ébouriffer sérieusement à force d’être grattée et trifouillée. A l’arrière du rang, Honorine en profita pour adresser quelques mots à sa nouvelle amie.

— Iona ? Tu n’as pas l’air bien. Lève les yeux, profite un peu de la serre…

— Ne t’en fais pas pour moi, j’écoute la leçon.

La réponse s’était échappée d’une voix effacée et incertaine, bien trop énigmatique. Habituellement, Honorine aurait laissé l’affaire couler pour passer à autre chose. Mais Il y avait quelque chose de chagrinant, à voir Iona se morfondre seule dans sa bulle.

— Si je peux t’aider, j’aimerais que tu me le dises, continua-t-elle d’une voix intime. Je suis sûr que tu regretterais de négliger une leçon dans la serre.

— Mhmh.

Ionawyn leva deux minuscules yeux vers son interlocutrice, et ses pupilles s’élargirent. Finalement, son attention se redressa vers la serre, son toit de verre, ses automates, ses arbustes. « Merci », soupira-t-elle, avec un sourire gêné.

— Alors il s’agirait de travailler sur les réactions inter-espèces, si je comprends bien. Nous allons donc reprendre ici. Sortez vos carnets.

L’atmosphère était inhabituellement légère, et la professeure fit même preuve d’une grande tolérance aux petits bavardages. En fait, L’ambiance était si plaisante, autant pour elle que pour les élèves, que l’un d’eux lui adressa une question motivée par la simple curiosité.

— Vous êtes spécialiste en plantes, madame ?

— Je… eh bien oui, on peut dire ça. J’ai suivi un cursus d’études -que je suis encore aujourd’hui- sur les plantes du monde entier. La mécanique végétaïque est l’un des domaines assurés durant ce cursus. Ma légitimité à assurer cette leçon provient de là.

— Alors vous êtes aussi capable d’entretenir cette serre à vous seule ? s’enthousiasma un autre élève, les yeux brillants.

Honorine écoutait les réponses de la professeure avec une attention accrue ainsi qu’un respect grandissant.

— Considérez que oui, mais la salle est un peu trop grande pour moi toute seule. Quelques assistants me seraient nécessaires.

— Faites nous une démonstration !

— Une démonstration ! De quoi donc ?

La moitié des élèves de la classe se réunirent autour de la professeure, proposant tour à tour des idées de prestations toutes plus farfelues les unes que les autres. Iona et Honorine, toujours à l’écart, assistaient à la scène avec une certaine tendresse. D’Ambroisie était absolument une personne admirable sur beaucoup de points, et cette leçon servait d’excellent repentir à la femme en mauve, dont la popularité remontait en flèche. Certes elle ne remplacerait jamais idéalement Siglinde, mais son champ d’action et de connaissance était différent et proposait un vent de fraîcheur.

Pendant que la femme en mauve animait une mandragore, la faisant marcher avec ses racines en guise de jambes, l’inspiration fusa en Honorine. Cette dernière usa de sa magie d’or pour contraindre à bourgeon à éclore, ce qui échoua lamentablement tout en comblant Iona de rire. Et malgré l’amusement qui la gagnait elle aussi, une inquiétude s’imposa : son poignet droit résonnait de plus en plus faiblement avec sa magie d’or, ce qui altérait grandement ses capacités.

— Qu’est-ce qui t’inquiète ? glissa Iona, interrompue dans son rire par l’expression inquiète de sa camarade.

— Mon poignet. Je perds en compétences, sans mon poignet droit.

Iona porta la paume de sa main sur le bourgeon encore fermé, puis encouragea Honorine à la suivre. Cette dernière comprit immédiatement. A elles deux sur le coup, le bourgeon se détendit timidement avant de dévoiler une petite fleur mauve à cinq pétales tombants.

— C’est incroyable, souffla Honorine qui peinait à en croire ses propres yeux.

— Je ne pensais pas que cela marcherait aussi bien… mais c’est génial ! Tu sais, même si tu perds un peu de tes capacités, je pourrais t’aider si tu le désires. Et je ne doute pas que tu compenseras merveilleusement de ton seul poignet gauche.

La professeure invoqua la silence d’un claquement de doigts éloquent, s’en suivit un silence, puis l’arrivée d’une poignée d’automates à forme de hérons noirs dans un vol silencieux et magnifique. D’Ambroisie leur intima un ordre par magie végétale, puis les oiseaux entreprirent de rejoindre les terrasses verdoyantes. Enveloppant les plantes de leurs ailes en forme de parapluie, ils arrosèrent les plantes d’une bruine féerique.

— Chers élèves, les plantes présentement arrosées proviennent de zones géographiques drastiquement différentes. Notre travail du jour sera de comprendre leurs affinités et craintes, puis essayer d’en déduire une symbiose. Grâce à la magie végétale, toutes les plantes sont capables de croître ensemble. Vous travaillerez ensemble, prendrez des notes, et j’attends de vous un tableau de synergies le plus complet possible. Au travail.

La masse d’élèves s’éparpilla autour des plantes sélectionnées. L’une était un amas de grandes fougères aux feuilles larges et nombreuses, l’autre une espèce de pousse de chêne aux feuilles bleutées zébrées de reflets métallisés. Les autres arboraient de magnifiques fleurs très différentes, tantôt aux longs pétales colorés, parfois avec un pistil colossal, plus visible même que les pétales eux-mêmes. Honorine s’approcha des fougères, gravissant les trois étages de terrasses qui l’en séparaient, et elle fit signe à son amie de la suivre.

— C’est une petite fougère arborescente, s’illumina Iona en prenant des notes. Un magnifique spécimen, en pleine forme. C’est formidable qu’on arrive à entretenir une telle plante dans une région aussi froide, grâce à la serre. Ce qui est encore plus formidable, c’est la cohabitation de toutes ces plantes dans un seul endroit, une seule terre…

— Tu t’y connais bien en plantes, j’ai l’impression.

— Les leçons de mécanique végétaïque sont mes préférées. En fait, je possède déjà plusieurs croquis de ma maison de rêve, remplie de plantes variées et colorées… Donc j’ai déjà fait mes petites recherches.

D’un coup de crayon vif et précis, Iona répertoriait déjà toutes les informations qu’elle possédait dans son carnet. Honorine, elle, ne savait même pas par où commencer. Son poignet meurtri rendait la manipulation de la magie végétale particulièrement compliquée, elle devrait rapprendre depuis le début. Pourtant, elle n’avait pas l’intention de copier sur son amie.

— Dis-moi… saurais-tu m’aider ? J’ai un peu de mal à… tu comprends, insinuait-t-elle en agitant son poignet métallique.

— Bien sûr oui ! Pour communiquer avec une plante, choisis d’abord la bonne source et capte-la bien. Par exemple, ici, cherche une source avoisinante mais pas trop proche non plus. La plante d’à côté suffira.

La jeune rousse tendit sa main au dessus d’une espèce de rafflésie particulièrement odorante. Un flot verdoyant s’en échappa et se mit à tournoyer lentement.

— N’oublie pas que tu ne réagis pas avec du métal, là. Tu ne peux pas imposer ta magie. Tu dois la présenter, et ensuite tu sentiras ce que tu voudras sentir. Essaie.

Rien de bien nouveau pour Honorine, mais la façon qu’avait son amie de lui enseigner le processus avait quelque chose en plus. Cela lui semblait naturel. De la main gauche, elle capta sa magie dans une touffe d’herbe étrange, à ses pieds, avec succès. Une énergie verdoyante s’illumina, entourant son poignet avec une douceur rassurante. Ce n’était pas la première fois qu’Honorine manipulait la magie végétale, pourtant elle ressentait à l’instant un sentiment unique de plénitude. En dirigeant sa magie vers la fougère, haute, imposante, elle fut surprise de ne rencontrer presque aucune résistance.

 

Quelques trente minutes plus tard, Iona et Honorine avaient rempli deux pages de leur carnet et avaient sondé toutes les plantes désignées par la professeure. Le reste des élèves continuait de s’affairer par petits groupes et les quelques uns ayant déjà accompli leur travail s’étaient assis autour de la professeure, probablement curieux d’histoires fabuleuses dont elle serait la protagoniste. Les deux jeunes filles s’assirent plus loin, sur un banc métallique humide autour duquel une flopée d’automates circulait en permanence.

— Tu n’as pas l’air de porter tes parents dans ton cœur, lança Honorine pour briser le silence.

— Ce n’est pas ça… enfin, pas exactement…

— Tu peux me le dire, hein. Je ne risque pas de le répéter, et encore moins de te juger.

Après une courte méditation, plus contemplative qu’introspective, Ionawyn baissa les yeux sur ses deux bottines beiges. Ses pieds touchaient à peine le sol, du haut du banc, et se balançaient d’avant en arrière de manière adorable, d’après Honorine.

— C’est que je ne sais pas trop comment les considérer. J’ai l’impression de les apprécier par défaut, juste parce que je suis leur fille. A bien y repenser… je ne pense pas avoir vraiment dialogué avec eux un jour. En dehors des sujets du travail ou de l’école, je veux dire.

— Tu ne partages rien avec eux ? Vous ne jouez jamais ensemble ? Vous ne lisez pas, vous ne sortez pas ?

— On partage nos repas, si. Et le soir, ils vérifient la qualité de mon travail. C’est normal pour un parent.

Une pulsion de magie d’or surgit dans la natte d’Honorine, scintillante, à peine perceptible encore. Iona et la professeure l’avaient toute deux remarqué, aucune n’émit de commentaire.

— Et si j’ai bien compris, ils ne te laissent pas faire ce que tu veux en dehors des heures de leçon.

— Si, bien sûr. Ils me laissent lire.

— Et si tu as envie de sortir le soir observer les équinaxes qui rentrent au hangar ? Partir boire un café avec un ami ? Étudier ta magie d’or ?

— Honorine… Pourquoi ferais-je ça ?

— C’est quelque chose que les gens de notre âge font, naturellement. Ça fonctionne comme ça, c’est tout.

— Je ne comprends pas…

C’est alors qu’une vérité explosa aux yeux d’Honorine, une vérité logique, presque évidente : elle ne dictait pas les règles. En tout cas, pas aux autres. Elle qui voulait partager un café avec son amie le lendemain, elle contempla, accablée, que ce n’était tout simplement pas possible.

— Laisse tomber.

Un petit lézard automate grimpa à la jambe d’Honorine, s’y perchant pour une durée indéterminée. Attendrie, cette dernière se demandait comment un simple mécanisme sans âme pouvait devenir aussi mignon. L’idée de le caresser n’était pas exclue, mais qui sait comment la petite bestiole réagirait. Iona, elle, gardait les yeux plantés dans ses bottes.

— Je t’ai posé assez de questions. A ton tour, si tu veux.

Les épaules de la jeune rousse se détendirent spontanément, comme si elle venait de se délester d’un lourd sac à dos.

— Je ne sais pas si je dois…

— Je t’y autorise, coupa Honorine. Non, tu sais quoi ? Je t’y oblige. Allons, équilibrons la balance.

De longues secondes de réflexion précédèrent la question, et Iona semblait creuser profondément au fond de ses pensées. Pendant ce temps, d’Ambroisie accélérait la perte des feuilles d’un petit arbuste devant une foule de regards enjoués.

— Tu n’aimes pas parler de tes parents.

— Non, bien vu. Ce n’est pas agréable de parler de ce qui est pénible pour nous. De toute manière, ce n’est pas comme si je les voyais souvent.

— Tu ne vis pas avec eux ?

Venant d’une bouche si innocente, la question n’était pas si douloureuse pour Honorine. C’était plutôt une honte colossale qui l’habitait à l’instant, mais qui sait si révéler une part de ce secret ne pourrait pas le rendre plus soutenable. Mais est-ce que cela valait le coup de passer pour une épave abandonnée auprès de sa nouvelle amie ?

— Non… je vis sans eux. Et c’est très bien comme ça, ne t’en fais pas.

— A chaque fois que tes parents ou ta maison sont évoqués, tu prends cet air bref et superficiel. Je me disais que tu voulais peut-être en parler à quelqu’un… Et moi, je suis tout aussi prête à t’entendre que tu ne l’as été avec moi.

« Mais moi, je suis une sans-abri misérable qui fait tout pour que le monde tourne autour d’elle », se martelait Honorine dans sa tête bouillonnante. Sa chevelure chatoyait et ondulait d’énergie dorée, proche de l’explosion.

— C’est toi qui viens de dire ça ? s’interrogea Iona, confuse.

La pauvre élève s’était mise à se tenir la tête comme pour oublier une migraine. C’est alors qu’Honorine comprit : d’abord le message télépathique d’Ambroisie, maintenant cette pensée, Iona captait leur télépathie grâce à la magie d’or. Elle en était devenue capable.

— Bon, voilà, tu sais tout maintenant. Oublions pour l’instant, veux-tu ? Je vais rejoindre les autres.

— Ne sois pas en colère…

Sourde à toute remarque, Honorine rejoignit le reste de la classe auprès de la professeure, et se fit violence pour se focaliser sur la leçon. Au fond d’elle-même, elle savait à qui sa colère était destinée. Jamais elle ne se pardonnerait d’être misérable comme aujourd’hui. Que ses parents eurent été là ou pas, y avait-t-il réellement une différence ? Le problème provenait-il vraiment des autres ou d’elle-même, si elle ne se sentait jamais à sa place ?

Une lourde paire de coups retentit alors dans la serre. Le signe que quelqu’un frappait. La professeure laissa en place ses élèves animés d’une passion nouvelle pour la magie verte, rejoignant la porte, l’air intriguée. Sous sa colère omniprésente, Honorine se sentait intriguée elle aussi, et elle aurait volontiers espionné la situation si elle ne savait pas sa professeure aussi omnisciente. Et à son grand désarroi, son poignet meurtri ne lui permettait plus de tendre l’oreille sur plusieurs mètres désormais. C’est dans sa contrariété qu’elle repéra Percutio, la rejoignant d’un pas silencieux. Ses cheveux sombres, mi courts et négligés en une vague approximative, ne tressautaient même pas avec ses pas.

— Y’a du mouvement là-bas, émit-il d’une voix râlante. Tu vas pas espionner ?

Honorine, tout à fait indisposée à discuter avec courtoisie, trouva malgré tout la voix de son camarade apaisante, comme une invitation à tout révéler. Ce jeune homme ne se doutait certainement pas du pouvoir qu’il détenait, et c’était tant mieux.

— Pas aujourd’hui, non. Je ne peux…

Elle songea à son poignet, stratégiquement disposé derrière sa hanche.

— Je ne veux pas. Je préfère parler directement à d’Ambroisie, plus tard.

— Tu veux confronter un prof à propos d’une simple entrevue pendant une leçon ? Honorine, si tu pouvais vendre ton audace, tu posséderais déjà un château en pleine campagne et les majordomes qui vont avec.

— Je t’y inviterais avec plaisir.

— Non, sérieusement, tu ne vas pas écouter ? Imagine ce qu’on pourrait découvrir en écoutant cette petite discussion. Regarde, elle a carrément fermé la porte derrière elle.

La jeune fille confirma d’un coup d’œil ce constat. De l’autre côté de la pièce, les dizaines d’élèves de la classe continuaient de discuter, s’amuser, expérimenter leur magie primaire (sans grand succès). Des volutes d’énergie verdoyante s’envolaient dans un chaos éphémère, témoin du peu d’expérience dont les étudiants jouissaient pour l’instant. Iona, à l’écart, répertoriait d’autres plantes parmi les terrasses, les yeux grands ouverts vers le sol. Son chagrin était terriblement contagieux, Honorine constata.

— Va espionner toi, si tu veux. Je ne veux pas procéder ainsi aujourd’hui. Je me sens mal, voilà.

— Bon, alors je te laisse. Je vais glisser une oreille près de la porte.

Les bottes métallisées de Percutio retentirent dans un fracas détonnant avec son arrivée discrète. Il se posta près de la porte, faisant mine d’apprécier un arum titan dont l’odeur ne manquait pas de lui faire froncer les sourcils. Honorine se retrouva seule, à l’écart, sa chevelure de platine scintillant d’éclats d’or et sa peau brûlante d’émotion.

Finalement, je suis toujours le problème.

Camilla, Ernest et Sylvain échangeaient des rires et des anecdotes près du reste de la classe. Honorine aurait souhaité les rejoindre, mais qui sait quel chaos elle aurait invoqué dès lors. La volonté de se changer les idées ne valait certainement pas le risque de perdre ses seuls amis.

Un éclat attira soudain son attention. Un éclat organique, brillant, tendre, qui se révéla être le regard insistant d’Iona, son carnet en main du haut de la plus haute terrasse de la serre. Malgré son vif détournement de regard, son esprit se fit transparent comme un panneau de verre. Honorine était tout à fait inexpérimentée en réconciliations, pour ne pas dire complètement étrangère à ce domaine. Malgré tout, elle gravit les terrasses de ses hautes enjambées, mobilisant dans ses cuisses tout son peu d’énergie, lorsqu’à l’avant dernier étage, au dessus duquel la chevelure rousse d’Ionawyn vibrait de son feu éclatant, le son de la porte d’entrée retentit à nouveau. D’Ambroisie frappa trois fois dans ses mains, ses pas rapides et secs cinglant le sol sous les talonnettes.

— Élèves, un peu d’ordre, implora-t-elle d’une voix déréglée. Reprenons la leçon maintenant.

A gauche de l’entrée, Percutio faisait mine d’admirer la plante nauséabonde en plongeant presque son nez dedans. Quoi qu’on en pense, il mettait du zèle dans ses écarts.

La remplaçante prit place de nouveau au cœur du troupeau d’élèves, les volutes de magie verte s’estompant dans de misérables nuages. Honorine se retrouvait seule en haut de sa terrasse, Iona au dessus d’elle, toutes deux cibles de dizaines de paires de soldats de la honte. Il ne restait plus aucune colère dans les veines de la jeune élève au poignet meurtri, seulement un inconfort accablant et des milliers de pensées superflues. Elle était tétanisée.

— On descend ? lui intima sa camarade, descendue silencieusement à son niveau.

Elle lui saisit le coude et l’entraîna dans la descente, alors que les regards se détournaient enfin d’elles. Percutio regagna lui aussi le reste du groupe, sifflotant un air entraînant, étonnamment clair, en opposition totale avec sa voix déconstruite. Un automate en forme de toucan s’enfuit en même temps que lui dans les airs, battant des ailes dans une brise de magie bleue ensorcelante.

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Papayebong
Posté le 17/01/2024
Nouveau chapitre agréable à lire, on se laisse porter dans la découverte de la serre.
Il y a un passage que je trouve un peu confus :
"C’est alors qu’une vérité explosa aux yeux d’Honorine, une vérité logique, presque évidente : elle ne dictait pas les règles. En tout cas, pas aux autres."
La formulation me paraît étrange, même si je comprends l'idée.
Il y a autre chose qui chiffonne. Étant intéressée par les plantes, ça me fait tiquer qu'il y ait des rafflésia, ça sent la cadavre, je ne vois pas comment ils supporteraient l'odeur pour l'observer ( surtout quand Percutio met le nez dedans ^^").

Puis avec le recul de plusieurs chapitres, comment se fait-il que 2 personnes possèdent la magie dorée qui est censé être rare et qu'Iona semble assez bien maitriser ?
Azurys
Posté le 19/01/2024
Merci beaucoup pour ce retour !

Tu as raison pour la formulation de la phrase en question, même en l'écrivant j'avais un drôle de sentiment mais je n'ai pas fait l'effort de creuser la question. Elle sera sujet à réécriture.

Concernant la rafflésia, je fais allusion à son odeur compliquée, mais je ne souhaite pas non plus trop porter l'attention dessus. Disons que c 'est un simple clin d’œil à une espèce de plante qui me fascine. C'est la même chose pour l'arum titan ! Les élèves ont un nez solide (:

Enfin, pour la magie d'or, je fais exprès de ne pas en dire trop pour que le lecteur se fasse une idée. Je n'ai pas beaucoup d'avis extérieurs sur la question pour l'instant donc je ne change pas trop cet aspect de mon écriture. J'ai une idée précise du fonctionnement de la magie dans ce monde, mais je n'ai pas la volonté d'en faire un exposé d'un chapitre.

J'espère que la suite te plaira ! Merci encore pour ce commentaire (:
blairelle
Posté le 27/12/2023
J'aime beaucoup le premier paragraphe, on en apprend un peu plus sur l'univers.
Le cours dans la serre est joli, les excuses de Dame d'Ambroisie sont chouettes. Par contre je n'ai pas compris le premier cours qu'elle leur a donné sur les engrenages, si elle est supposée être remplaçante de magie végétaïque ?

La question d'Honorine sur les parents d'Iona est assez bizarre. Iona n'a jamais parlé de ses parents, qu'est-ce qui fait dire à Honorine qu'elle ne les porte pas dans son cœur ? Et pourquoi Honorine met-elle sur la table le sujet des parents alors qu'elle-même n'a pas envie de parler des siens ?
Ça reste chouette d'en apprendre un peu plus sur comment fonctionnent les familles dans cet univers (assez banal somme toute) mais je trouve ça amené d'une façon assez artificielle.
Et toujours le même mystère : comment Honorine fait-elle pour manger ???

Je t’ai posée assez de questions => posé
Élevés, un peu d’ordre, implora-t-elle => "Élevés" c'est un grade pour dire qu'ils sont en classe supérieure, ou c'est une typo pour "élèves" ?
Azurys
Posté le 06/01/2024
Très heureux que ce passage dans la serre t'ait plu.
Comme précision : Dame d'Ambroisie est professeure de mécanique végétaïque, matière qui regroupe la mécanique et la magie végétaïque. Le travail du métal au profit de l'entretien de la flore.

Il est possible que j'ai mal introduit la question d'Honorine à propos des parents de sa camarade, je ne m'en suis pas rendu compte dans mon flot de mots. C'est un élément que je corrigerai.

Merci encore pour ta fidélité ! J'ai moi même été un peu distant du site pendant quelques temps, mais j'ai hâte de terminer la lecture du Voyage d'Etincelles. Bonne journée et merci encore (:
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