Après une heure de repos bien nécessaire, Honorine était réveillée. A nouveau allongée sur le lit d’infirmerie, la tête lui tournait atrocement et son poignet rugissait de douleur. L’inflammation avait même réussi à chauffer la prothèse métallique. Quant à l’infirmière, d’une vision floue, l’élève l’observait mélanger plusieurs liquides dans une petite fiole avec une dextérité élégante.
— Tu as toujours mal, Honorine ?
Un grognement propre au réveil servit de réponse.
— La douleur s’apaisera dans l’heure, et la gène partira dans les jours qui suivent. Je n’arrive pas à savoir si je dois te réprimander ou non pour cet accident. Après tout, l’erreur est mienne. J’aurais du redoubler de prudence.
La lotion que préparait l’infirmière changea de couleur au contact d’une certaine goutte. La fiole s’anima d’un bleu nébuleux tournoyant dans son récipient. La femme appliqua cette lotion aux jonctions de la prothèse d’Honorine, le regard triste.
— Je suis navrée. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir infliger autant de mal à une élève, mais nous y voilà. Bon, ça ne sert à rien de s’apitoyer, surtout venant de moi… j’aimerais que tu me rendes visite quotidiennement, que je puisse essayer de réparer mon erreur.
— Ce n’est pas votre faute, s’essaya Honorine brûlante de honte. Et ce n’est pas trop grave.
Une moue bienveillante anima l’infirmière, qui n’osait plus prononcer un mot.
— Je dois rentrer à la tunnellerie…
— Oh ça, non. Ta leçon est terminée depuis vingt minutes déjà. Si je ne me trompe pas, c’est une leçon de mécanique végétaïque qui t’attend, à la serre. Mais tu n’es pas en état, tu ne peux même plus écrire…
— J’irai, ne vous en faites pas. Merci pour vos soins, je reviendrai vous voir les prochains jours, je vous l’assure.
De tous les démons d’Honorine, l’inactivité était certainement celui qu’elle craignait le plus. Elle savait quelle colère elle pouvait nourrir lors de ses périodes inactives, surtout s’il s’agissait de rester allongée dans une salle médicale pendant des heures sans bouger. C’est donc en toute logique que la jeune fille et sa natte de platine ébouriffée quittèrent l’infirmerie dès que possible, malgré une douleur brûlante dans le bras et un équilibre ébranlé par l’opération. Son esprit, bouillonnant lui aussi, ne demandait qu’à assister à une leçon.
Lors de son passage devant la porte de la fameuse pièce voisine, plus aucun son n’en provenait. Les deux individus (ou plus?) avaient nécessairement quitté les lieux. Et, bon sang, ils possédaient des informations à propos de Siglinde qu’ils ne désiraient pas crier sur tous les toits. Rien que cette pensée ramena Honorine il y a une semaine, lorsque l’enseignante lui apprenait à entretenir un arbre par la magie végétaïque. Ce n’était pas la première perte que l’élève avait essuyé, mais ce n’était pas non plus la plus insignifiante. Une pulsion de magie d’or traversa son corps, à la différence que son bras droit résonnait différemment désormais. Cette sensation nouvelle, la confrontant à une limite intégrante de son propre corps, la comblait d’inconfort.
Mais à chaque perte ses retrouvailles, et c’est le visage inquiet d’Iona qui accueillit en premier Honorine à sa sortie de l’administration. A court de mots, la petite fille affichait des yeux béants, deux astres couleur noisette, synthétisant à eux seuls sa pensée. Honorine s’en voulait d’avoir déjà rendu deux personnes inquiètes.
— Ça va, je vais bien. Mais habitue toi à… ça, dit-elle en agitant vaguement son poignet métallique.
— C’est… très joli, si ça peut te rassurer. Enfin, ça te va bien. Je ne veux pas insinuer que je te préfère comme ça, ça ne serait pas correct.
— J’ai compris.
Honorine adressa le sourire le plus sincère possible à son interlocutrice, ce qui s’avéra finalement plutôt simple malgré l’inconfort. Les deux élèves descendirent ensemble le grand escalier, des bribes de discussion leur parvenant des élèves de leur classe, plus bas sur le hall suspendu. Iona brisa son silence tant bien que mal.
— Donc ça veut dire… que tu ne peux plus utiliser ton poignet ?
— A peu près, je crois. L’infirmière m’a dit que j’en perdrais l’usage, mais c’était avant qu’elle n’installe la prothèse. Pour l’instant, ça me brûle trop pour que je puisse te répondre.
— J’espère que tu te remettras vite. C’est injuste ce qui t’est arrivé.
Alors que les deux jeunes filles descendaient, une certaine remplaçante en mauve croisa leur chemin. Son œil organique adressa un regard rempli de surprise à l’égard du poignet d’Honorine, mais la professeure se garda de toute remarque vocale. A la place, elle salua les deux élèves d’un hochement de tête tout en leur rappelant l’heure et l’emplacement de leur prochaine leçon, et adressa au passage une pensée à Honorine par télépathie.
« S’il te plaît, ne te mêle pas de tout ça, quoi que tu saches. Tu te mets en danger. »
Et de continuer sa marche comme si de rien était.
— Pardon ? On m’a parlé ? Tu as entendu ?
A la surprise d’Honorine, Iona semblait avoir capté la transmission. Après tout, elle se trouvait entre elle et d’Ambroisie, mais la pensée ne lui était de toute évidence pas adressée.
— Sûrement une interférence magique, mentit maladroitement Honorine. Rejoignons les autres.
Dans le hall suspendu, les élèves s’étaient dispersés en plusieurs petits groupes de conversation, comme à leur habitude. Honorine invita sa nouvelle amie à la rejoindre auprès de Percutio, Ernest et Camilla, une grande appréhension vis-à-vis de la réaction de ses camarades à la vue de son poignet lui encombrant les entrailles. Elle dissimula ses deux bras sous sa cape de lin, ne laissant plus que transparaître sa tête et ses jambes.
— Alors, la blessée ? interrogea d’emblée Camilla, l’air excessivement inquiète.
— Ne la brusque pas, s’interposa Ernest. On n’a pas besoin des détails, Honorine.
— Je vais bien. Continuez à discuter. Et puis, Ionawyn m’a déjà bien assez soutenue.
La concernée s’empourprât comme si sa camarade lui avait déclaré son plus sincère amour devant tout le monde, un sourire gêné dissimulé sous sa frange. Percutio attaquait une barre de céréales sans mot dire alors qu’Ernest et Camilla faisaient plus ample connaissance avec la nouvelle venue du groupe. Honorine se rapprocha de son camarade en plein repas, consciente d’avoir interrompu une discussion importante.
— Vous parliez de quelque chose ? s’essaya-t-elle, sa main intacte stratégiquement posée sur sa prothèse.
Percutio se racla la gorge.
— Deux minutes. Attends que les deux -trois- autres soient là. Alors comme ça c’est Ionawyn qui t’a accompagnée ?
Honorine s’assit auprès de Percutio, intimant une réponse à sa seule portée.
— C’est une brave jeune fille. Je suis heureuse de l’avoir enfin rencontrée comme il se doit. Je ne lui avais pas encore adressé un mot depuis le début de l’année, tu te rends compte ?
— Je ne la connais pas non plus donc oui, je me rends compte. C’est l’occasion d’apprendre à nous connaître. Tiens, prends ça.
Le jeune homme tendit une de ses barres de céréales à Honorine. Aux fragments de noix de noisette grillée, sa noix préférée. Percutio émit un air fier d’un saut de sourcil, animant le duo d’un rire apaisant. Plus tard, lorsque les cinq élèves du groupe furent enfin à l’écoute, Honorine ressentait une proximité avec ses camarades qu’elle n’avait encore jamais connue jusqu’alors. Elle ne voyait plus ses camarades d’études autour d’elle, mais de véritables amis.
— Et à ce moment là, Honore répond qu’elle la trouve belle !
— Ca va Camilla, répondit sèchement Honorine, un sourire en coin. C’était plus une farce qu’autre chose. Mais admettez quand même qu’elle s’habille bien, cette nouvelle prof.
— Pour quelqu’un qui jette des élèves dans le vide, c’est vrai, je te l’accorde, émit Percutio de sa voix abimée.
Iona, de son côté, s’était à nouveau effacée, le feu aux joues. Ernest l’extirpa de ses pensées.
— Comment tu trouves la remplaçante, Iona ? Nous, on part du principe qu’elle est louche, même carrément terrifiante. Même si Honorine semble s’être accaparée sa tendresse.
— Euh… je… l’aime bien. Sans plus.
La jeune rousse adressa une œillade en coin à Honorine. Un battement de cœur la traversa de tout son corps.
— Vous vous êtes bien trouvées, plaisanta Camilla pour briser la glace. Un goût douteux pour la hiérarchie toxique. Enfin, tant que vous ne vous alliez pas avec elle pour tyranniser toute la classe…
— Sois pas idiote, Camilla, émit Sylvain qui arrivait d’on ne savait où, un sandwich à la main. Vous faites une fixette sur d’Ambroisie pour pas grand-chose, et la haine nourrit la haine, ainsi de suite. Donnez lui une chance, je suis sûr qu’elle sera une professeure… idéolo… ido…
— Idéale, termina Honorine. J’en suis sûre aussi.
Le jeune homme, tout juste arrivé, frappa dans la main de ses camarades avant de prendre place, à genoux face au banc. Percutio saisit l’occasion pour reprendre une discussion précédemment interrompue.
— Tenez, maintenant qu’on a Sylvain, je pense que tous les concernés sont réunis.
— Concernés par ? s’interrogea Sylvain, l’œil perplexe.
— Par… les soucis. Malgré quelques rumeurs qui se propagent dans la classe, on est les cinq élèves -six, si on compte Iona- les plus informés à propos des soucis de l’administration. Comme je disais plus tôt à ces deux là, il est vrai que la succession d’événements louches qui prennent place cette dernière semaine ne semble pas tomber au hasard. En tant qu’interne à l’académie, j’ai pu même assister aux variations de la fréquentation de l’administration, et au changement de comportement du proviseur. Ajoutez à ça la prétendue mort accidentelle de Siglinde, l’arrivée de l’étrange remplaçante, et j’ajouterais même l’accident d’Honorine… bref. Vous trouvez pas ça bizarre ?
Un long silence. Honorine grattait maladivement sa prothèse, sous laquelle ses tissus la brûlaient. La situation lui semblait bien trop réelle, à elle qui souhait tant enquêter seule jusqu’ici. Maintenant qu’il s’agissait de présenter ses hypothèses à d’autres personnes, sa répartie s’évanouissait plus vite qu’un soufflé tout frais.
— Avec Honorine, reprit Sylvain en brisant le silence, on a déjà émis quelques hypothèses. On ne pense pas que c’est un hasard. Mais en même temps, on ne peut rien avancer sans preuve, ni même d’indice.
— Vous n’avez pas remarqué que les automates sont étranges en ce moment, aussi ? émit Camilla, un œil posé sur les automates gardiens en haut de l’escalier à succession.
— Et l’Automate ? Je veux dire, celui de la tunnellerie. Il n’a pas arrêté de fixer Honore, avant son accident, succéda Ernest.
Iona semblait perdue dans ses pensées. Tout son corps avait l’air complètement rigide.
— D’Ambroisie m’a parlé. Elle m’a demandé de rester en dehors de tout ça. Desonges nous a intimé qu’il nous soutiendrait dans nos éventuelles enquêtes.
En prononçant ces mots à voix haute pour la première fois, une voie se déverrouilla dans l’esprit d’Honorine. Tout était trop concret. Elle repensa au nom de Siglinde, prononcé un peu plus tôt par une voix sombre, étouffée par un mur. Sa magie d’or se mit à pulser à travers sa natte scintillante.
— Alors enquêtons, proposa-t-elle avec l’assurance d’un bourreau abattant sa hache. Gardez un œil sur les anomalies, tissons des liens. Sylvain, on peut commencer par la lettre.
Le jeune homme s’exécuta, le visage embrumé d’incertitude. Il se prononça sur cette fameuse lettre sur laquelle il avait littéralement chuté la veille, sur son contenu, sur le programme de remplacement des professeurs. Alors qu’il évoquait cette découverte, les quatre élèves encore ignorants arborèrent toutes sortes d’expressions, de la confusion à la colère, hormis Iona sui se faisait de plus en plus petite. Honorine s’inquiétait pour elle. C’était peut-être un peu malvenu de l’introduire d’une telle manière à son groupe d’amis. Percutio, lui, semblait s’illuminer de plus en plus.
— Ca fait sens ! Ca fait entièrement sens, tous ces gens à l’administration doivent venir évoquer ce sujet avec le proviseur, qui croule désormais sous le travail et les décisions à prendre.
Les gens de l’administration… le remplacement des professeurs… Siglinde…
Bien que la discussion atteignait son point culminant en émotions et en idées, toutes les bonnes choses trouvaient une fin. D’Ambroisie claqua des talons au pied de l’escalier et invita les élèves à se réunir en rang. Honorine se rangea auprès d’Iona, qui n’avait plus relevé les yeux de ses bottines depuis plusieurs minutes. On aurait juré que la pauvre élève essuyait un deuil.
La classe se dirigeait à la serre, salle que les élèves avaient l’habitude de fréquenter avec la regrettée professeure Siglinde. L’atmosphère était pesante, silencieuse, et d’Ambroisie, en tête de rang, la respectait en bonne et due forme d’un pas solennel et sans regard en arrière. A quelques trente marches au-delà du hall suspendu, la porte en verre de la serre se dévoila de tout son haut.
Je reste un peu sur ma fin, j'aurai pensée que le brainstorming avec le groupe aurait permis de révéler un indice de plus.
Concernant l'histoire de nourriture (si tu précise à chaque fois ce qu'elle mange, je suppose que ça a un intérêt narratif) Est-ce que c'est pour indiquer que sa situation financière est telle qu'elle n'a pas les moyens de manger ? Je crois avoir lu un passage sur le fait qu'elle était sous alimentée.
Ton intuition est bonne sur la nourriture, tu en découvriras plus à l'avenir. Cependant, il est également naturel pour moi de mentionner les repas, car c'est pour moi un moment important autant en introspection que dans le relationnel. J'amène souvent ce sujet pour établir un climat plus calme et clair, ou pour démontrer l'état d'une relation entre mes personnages.
- Honorine a mangé une barre de céréales offerte par Percutio, c'est la troisième fois, si je ne m'abuse, qu'elle ingère quelque chose depuis le début de l'histoire (après le tiramisu de Tenailles et le café), limite je m'intéresse plus à "comment elle fait pour se nourrir et comment fonctionne l'alimentation dans cet univers" qu'au décès de Siglinde
- Au début je pensais que l'attitude bizarre d'Iona était là pour insinuer qu'elle puisse être complice, mais finalement le "On aurait juré que la pauvre élève essuyait un deuil" m'invite à essayer une théorie.
Iona est apparentée à Siglinde. La magie d'or se déclenche chez les gens qui ont perdu un proche. On a eu la confirmation que c'est le cas d'Honorine, et donc si Iona vient de perdre sa mère Siglinde, ça aurait déclenché chez elle l'usage de la magie d'or, ce qui est cohérent avec le fait qu'elle ne la maîtrise pas très bien.
Théorie bis (mais je pense que je vais un peu loin) : si c'est bien le deuil qui réveille la magie d'or, la mort d'une proffe que les élèves adorent a peut-être été préméditée pour essayer de faire développer la magie d'or à beaucoup d'élèves de l'Académie.
Et deux coquilles :
adressa au passage une pensée à Honorine par télékinésie => par télépathie plutôt, non ?
D’Ambroisie m’a parlée => m'a parlé
Tu as raison cependant, j'aime bien faire manger mes personnages ! La nourriture est un moment crucial de nos journées et il m'est difficile d'en faire abstraction.
Tes deux théories sont intéressantes, et cela me ravit que tu t'investisses autant dans l'univers de l'académie. On en apprendra davantage dans la suite des événements (moi y compris !).
Merci enfin pour les coquilles, je n'ai aucune idée de ce qui m'a pris pour remplacer "télépathie" par "télékinésie". Je crois que mon cerveau croise ces deux mots juste pour le plaisir de m'embêter.