Chapitre 11 - La plus belle demeure de la Cité

Par Azurys
Notes de l’auteur : Bonne année à tous ! J'espère que cette année 2024 vous apportera toute l'inspiration que vous méritez. Pour ma part ce début d'année est compliqué artistiquement, d'où ma faible productivité.
Voici malgré tout un chapitre que j'ai particulièrement apprécié rédiger et imaginer, en Décembre.
Bonne lecture (:

La leçon touchait à sa fin. La journée aussi, d’ailleurs, et de ce fait la plupart des automates animaliers reposaient à droite et à gauche en état de veille. La professeure remplaçante, Dame d’Ambroisie, saluait une dernière fois ses élèves.

— Vous avez bien travaillé aujourd’hui, et votre intérêt en la matière m’a… touchée. Je dois avouer vous avoir mal jugés lors de notre première leçon ensemble : certainement que l’inconnu stimulé par une professeure nouvelle et une décédée devait alors vous chambouler. La mécanique demande beaucoup de contrôle, après tout. Gardez donc ce même état d’esprit pour nos prochaines leçons. Allez, vous êtes libres.

La horde d’élèves quitta la serre avec une oisiveté naïve, attendrissante par la bonne humeur qui régnait, atmosphère qui dénotait complètement avec celle des leçons précédentes. Aucune tension ne pesait dans l’air, aucun événement louche, aucun accident grave. En fin de rang, comme à son habitude, Honorine fermait la marche d’un pas détaché, presque automatique. Hormis que cette fois ci, ses camarades Percutio, Camilla, Ernest, Sylvain et Ionawyn se tenaient à ses côtés. Ou plutôt, à son côté droit. Malgré leur présence chaleureuse et leur conversation animée, on peut dire qu’Honorine restait seule dans sa tête : entre ses théories qui fusaient, son poignet broyé, la conversation qu’elle avait espionnée et l’attitude des professeurs, elle souhait simplement passer une nuit confortable sous une couette chaude et douce, être réveillée par l’odeur d’un bon café et de victuailles matinales. Malheureusement, même ça, elle n’en avait pas le droit. Toutefois un sentiment nouveau volutait son humeur, un sentiment qui attendrissait son animosité lorsqu’elle accordait un regard à Ionawyn.

— Dites, tonna Sylvain pour capter l’attention de tous, qu’est-ce que vous diriez de manger ensemble ce soir ? Un repas, pas grand-chose. Honorine ?

Toute la bande opina du chef, souriant, alors qu’ils franchissaient la porte de la serre. Seule Ionawyn maintenait son petit air. Honorine, surprise d’avoir été comptée dans l’invnitation, était loin d’avoir déjà préparé une réponse pour ce genre de proposition.

— Manger ? Ensemble ? répondit-t-elle, déstabilisée. Tu veux dire dans un restaurant ?

— Bah oui dans un restaurant, où d’autre ? Chez toi peut-être ? Chez moi, c’est impossible en tout cas, mes parents sont tous les deux là.

— Partante pour un petit restau, s’enjouait Camilla en entraînant Ernest dans sa joie pure.

— Partant, conclut Percutio entre deux quintes de toux.

La jeune fille jeta un œil inquiet à son poignet métallique. Aller au restaurant, ça voulait dire payer, acheter à manger contre de la monnaie, entretenir une conversation, maintenir les apparences, ne pas angoisser et renverser la carafe d’eau devant tout le monde, ne pas…

— Mes parents ne sont pas chez moi en ce moment. Je vous invite, affirma Iona en dissipant tout doute possible. Je cuisine bien… assez bien, alors vous n’aurez rien à faire.

La bande d’élèves se figea au beau milieu de l’escalier circulaire. Après plusieurs échanges de regard abasourdis et absolument aucune objection, la jeune rousse ouvrit la voie de sa petite taille en dévalant les escaliers à toute vitesse, faisant à peine résonner le son de ses bottines de son pas léger. Le groupe suivait sans se poser de question (en tout cas, pas à voix haute) avec Honorine en queue de file, incapable d’imposer son refus dans la précipitation.

 

A travers places, ruelles et ponts, le cortège avait enfin adopté une vitesse de croisière qui permettait à tous ses membres de partager leur excitation. Camilla et Ernest, inséparables, ricanaient nerveusement tant leur curiosité de découvrir la demeure de leur camarade était grande. Percutio, prévoyant, énonçait à Sylvain une liste d’établissements auxquels il était habitué dans le cas où le plan de la soirée tombait à l’eau. Enfin, d’un regard impuissant et nerveux, Honorine sondait la démarche de sa nouvelle camarade, se disant qu’elle ne mériterait jamais d’être entretenue ainsi par quelqu’un d’autre.

Sous une nuit baignée de lueur lunaire, au ciel abyssal merveilleusement dégagé, Cité Thorredd se présentait dans toute sa splendeur : on s’y sentait chez soi et à l’abri, même pour Honorine qui était pourtant l’élément le plus tourmentée du groupe, à l’instant. Les hautes demeures, toutes attachées les unes aux autres dans un complexe de ruelles labyrinthique, surplombaient la chaussée de leur centaines de façades différentes. Tantôt un pignon à colombages imposait son ombre triangulaire sur le pavé, tantôt une imposante structure en acier courbé laissait les rayons lunaires ricocher dans tous les sens dans un scintillement. Et à travers les bâtiments imprévisibles, aux abords de chaque mur et de part et d’autre des rues, s’étendaient de longs rails de fonte brillante qui servaient de chauffage au cœur de l’hiver glacial, si bien que la ballade était aussi confortable qu’un bon bain chaud. Un pont enjambant un modeste cours d’eau plus tard, après avoir traversé la faille qui séparait la ville de sa banlieue, du haut d’un viaduc qui terminait sa course près de l’orée des bois sauvages du Vert Eternel, les six camarades marquèrent un arrêt face à une bâtisse imposante au-delà du merveilleux. Sa structure dominait un haut relief escarpé, excentré de l’enceinte de la cité de plusieurs centaines de mètres. Pointant du nez l’immense château asymétrique haut de bien deux étages, construit en chaux revêtue de sombres colombages sur une base de pierre polie et taillée en formes irrégulières, Ionawyn s’exclama « Bienvenue. Retirez vos chaussures avant d’entrer. » Quelques minutes de marche séparèrent encore les jeunes gens du pas de la porte, qui surplombait un grand escalier qui serpentait ça-et-là depuis le bas de la colline-falaise. Ionawyn dégaina un petit bâton de béryl (fichu béryl) qui s’avéra faire guise de clef lorsque, glissé dans la serrure de la double porte centrale, il s’anima d’une magie bleue et fit grincer le mécanisme.

— C’est une b- une blague ? lança Percutio en toussant à pleins poumons, l’air gelé du dehors de la ville lui prenant au cou.

Sylvain suivit immédiatement son étonnement.

— Iona, tu te fiches de nous ? Ce n’est pas une maison, pas même un manoir, c’est un véritable… euh, un…

— Un château ! s’exclama enfin Camilla, incapable de tenir sur place.

Ernest semblait manquer de s’évanouir. Sans doute était-ce lié à la peur du noir qui embrumait l’intérieur de la bâtisse avant qu’Ionawyn n’invoque toutes les lumières du rez-de-chaussée d’un claquement de doigts retentissant. La jeune rousse s’anima d’un simple mouvement de tête, toujours aussi petite malgré le pas de sa porte surélevée. « Entrez », invita-t-elle à voix basse avant de s’engouffrer la première dans l’exceptionnelle bâtisse, qui était sa bâtisse de tous les jours.

 

***

 

Murs et plafonds grattaient le ciel dans chaque pièce de la demeure. Lustres, candélabres, chandelles, torches étaient autant de dispositifs nécessaires pour éclairer ces lieux au cœur de la nuit. Honorine, dominée par une confusion doublée de curiosité, s’amusait à faire fuser son doigt au travers de chaque flamme qu’elle rencontrait pour se persuader qu’elle était bien dans le monde des vivants.

L’architecture intérieure témoignait d’un fin mélange de divers matériaux métalliques traités, de bois en excellent état, de pierre taillée comme brute, le tout constituant les poutres soutenant les plafonds voûtés comme les parquets grinçants de planches entremêlées. Chaque pièce semblait différente de la précédente, arborait un mobilier tantôt austère, tantôt neuf, parfois simpliste, parfois chaleureux. Le groupe d’élèves termina sa course dans la plus grande salle de toutes : un salon long, large et haut, s’étalant sous un dédale de poutres en bois à la géométrie complexe témoignant de centaines d’heures d’artisanat. Le mur principal de toute sa longueur arborait des fenêtres hautes comme deux Honorine, ou trois Ionawyn, au sommet arrondi et aux carreaux quadrillant le parquet d’une centaine de petites parcelles de lueur lunaire. A l’opposé, un âtre en briques rouges insolent par sa taille était déjà animé de flammes rayonnantes. Où qu’Honorine posait ses yeux résidait un fauteuil, un sofa, un long boudoir en satin, un pilier orné de moulures, et même un mini bar étincelant de bouteilles variées.

« Soyez les bienvenus » articula soigneusement Ionawyn en développant une élégante révérence pour ses convives. Honorine ne l’avait jamais connue aussi solennelle auparavant (à bien y réfléchir, elle ne l’avait jamais connue du tout).

— C’est somptueux, s’exclama à nouveau Camilla, intenable.

— Merveilleux, s’émerveilla Ernest, assommé.

— Je n’ai pas les mots, déclarait Sylvain en se grattant confusément le cuir chevelu.

Percutio était trop occupé à admirer les murs en lattes de bois sombre pour réagir. Honorine, elle, n’avait d’yeux que pour Iona. Sa chevelure rousse, soignée et précieuse, ses vêtements complexes et élégants tout de corset et de broches, tout était resplendissant. Pourtant, les yeux de celle qui les revêtait ne brillaient qu’à peine.

— Je vais rejoindre la cuisine. Disposez de la pièce à vivre comme bon vous semble, je serai de retour dans une petite heure.

Et la jeune fille se volatilisa par l’une des portes arquées de la pièce à vivre, dans ce qui semblait être un long couloir d’où des senteurs épicées refluaient. Le groupe d’élèves interrompit Honorine dans son élan de curiosité, elle n’eut qu’un bref aperçu de l’intriguant couloir.

« C’est complètement invraisemblable », déclarait Percutio, trop mal à l’aise pour prendre place où que ce soit. Contrairement à lui, Camilla et Ernest partageaient déjà un long sofa de velours indigo, affalés comme deux morses sur la banquise. Malgré leur posture quelque peu envahissante, leurs pieds ne se touchaient même pas d’un bout à l’autre de l’assise. La remarque de leur camarade les survola complètement, à croire que leur confort avait invoqué un sommeil irrépressible .

— Je n’aurais jamais cru que l’on puisse vivre dans un tel luxe, glissa Sylvain alors qu’il effleurait les murs de ses doigts à la recherche de secrets interdits. Je pensais être bien loti dans notre maison familiale, mais ça… On pourrait loger cinq fois ma famille ici. Et encore, on n’a vu qu’une partie de la… une partie du…

— du château, termina Honorine. Oui, on peut dire que c’est insolent, même. Mais je n’ai pas l’impression pour autant que Iona se sente chez elle.

Percutio s’anima d’un petit rire sarcastique. De toute évidence, la remarque d’Honorine était adressée à elle-même.

— Qui pourrait se sentir chez lui dans une telle bâtisse ? Je suis sûr qu’après vingt ans de vie dans ce château, on n’en connaît toujours pas tous les recoins.

— Je trouve ça super stimulant, soumit Camilla, en se redressant avec un craquement de dos, faisant sursauter Ernest dans son simili-comas. Imaginez que votre habitation soit une source perpétuelle de mystères et de nouveautés ! Cela vous tiendrait occupés pendant au moins cinquante ans, peut-être plus ! D’ailleurs, Percutio, tu vis toi-même au sein de l’académie, alors c’est peu malin de ta part de critiquer ce château comme lieu de vie.

Sylvain et Honorine échangèrent un regard. « Une source perpétuelle de mystères », très peu pour eux. Percutio, lui, finit par choisir un sobre fauteuil à capitons noir parmi la forêt de meubles qui l’entourait. Les accoudoirs en bronze offraient un espacement trop grand, ainsi l’élève garda ses paumes sur ses rotules.

— Je n’ai rien dit, moi. Je trouve ça inspirant comme bâtisse. Maintenant, pour ma défense, sachez que je n’ai accès qu’à une petite partie de l’académie en dehors des heures de leçons. Les quartiers du proviseur, les toilettes de l’administration, et la tour. Enfin, ça, c’est dans la théorie…

« Je vous sers ? » interrompit Sylvain en dégainant une bouteille de derrière un comptoir en pierre couvert de bas reliefs floraux magnifiquement peints. Des dizaines de machines et ustensiles étaient fièrement exposés derrière le bar, sûrement une panoplie plus que complète de mixologie. Ernest grimaça.

— Range ça, t’es pas bien ? On n’est pas chez nous, et on devrait pas boire comme ça.

« C’est du jus de pomme », ricana le barman improvisé, tout en alignant cinq verres de cristal devant lui. « Et puis notre hôte nous a permis de « disposer de la pièce comme bon nous semble » ». Il entreprit de remplir les verres à moitié. La bouteille elle-même disposait d’un somptueux bec verseur en argent traité, neutralisant tout bruit ou éclaboussure pendant le service.

Les élèves se réunirent ainsi devant le bar, tandis qu’Honorine observait par les fenêtres. Les idées fusaient dans sa tête depuis qu’elle avait enfin posé les yeux à l’extérieur. Disposer d’un tel luxe à elle toute seule (ou presque), la rendait malade. Elle en vint à se demander comment cela était possible qu’elle se sentait davantage chez elle dans l’extérieur sauvage et gelé que dans une bâtisse tout confort. Mais à force d’organiser ses idées, elle comprit : dans l’enceinte de ce château, tous ses rêves et objectifs ne transparaissaient qu’à travers les fenêtres. A l’intérieur, c’était une mort spirituelle qui l’emportait.

L’horizon était merveilleux, comme en ne l’avait jamais vu. Vers l’est, là où la nuit entamait sa progression, Cité Thorred brillait de mille feux et de mille couleurs, ses toits irréguliers dessinant une ligne chaotique, insaisissable. L’immense académie saillait de son cœur, comme le lieu même où incubait la lune pendant le jour pour renaître de sa splendeur immaculée la nuit. Honorine songeait au spectacle qu’elle avait du donner, le jour où son catalyseur avait propagé sa magie d’or dans le ciel étoilé. Dire qu’elle avait mobilisé toute cette puissante pour sauver un camarade qui, aujourd’hui, partagerait son repas. Ses yeux défilèrent ensuite vers l’ouest, suivant le dégradé éthéré du crépuscule, surplombant alors une plaine plate, paisible, parsemée de bosquets de conifères où des oiseaux devaient chanter leur dernière chorale avant la nuit. Plus loin encore s’étendait l’immense forêt noire, enneigée, qui séparait la cité du reste du continent. Et au cœur de cette estampe, les derniers equinaxes filaient dans une lueur bleue pour rentrer en ville à temps avant la nuit noire. Honorine imaginait le son de leur sabots métalliques s’enfonçant dans la fine pellicule de neige qui recouvrait la terre battue.

Qui voudrait vivre dans un lieu où tout vous invite à sortir, s’interrogeait intérieurement l’élève aux cheveux platine, ignorant les rires et tintements de verres dans son dos. Puis, motivée par la quête d’un lieu inspirant, elle se dirigea vers le couloir aux senteurs. Sylvain l’interpella calmement avant qu’elle ne franchise l’encadrement de la porte.

— Je t’ai servi un verre, Honorine.

— Merci. Je reviens dans quelques minutes.

 

Étonnamment, le couloir inspirait une certaine sérénité chez la jeune fille. Pour une fois, le plafond surplombait à une hauteur raisonnable de quelques deux mètres. Les murs en bois sombre et brut, chaussés de plinthes brunes, arboraient des dizaines de pots de plantes suspendus à des cordes clouées au mur. Des photos figuraient ça et là entre les feuilles tombantes, qu’Honorine prit soin d’éviter du regard par pur principe. Le sol en parquet traité, sobrement aligné, grinçait timidement sous chaque pas. Les senteurs épicées s’accentuaient en même temps que la jeune fille progressait. Enfin, elle perçut des bruits de casseroles et d’aliments qu’on râpe derrière une porte entrouverte. Honorine frappa deux fois, les yeux cloués au sol, ignorant la suite du couloir qui s’enfonçait dans une obscurité absolue.

— Qui est-ce ? répondit une voix claire et assurée, méconnaissable.

— Iona ? C’est Honorine. Je peux rentrer ?

Aucune réponse, le temps d’une longue minute. Les bruits de casserole en fonte s’estompèrent de plus en plus, puis la voix lança, plus timide alors, « Tu peux rentrer ».

La porte, lourde et imposante, se rabattit brutalement derrière Honorine, battant frénétiquement l’air jusqu’à l’arrêt. Devant l’élève se dévoilait une cuisine, sans trop de surprise, si ce n’était la quantité astronomique d’ustensiles, ingrédients, décorations et autres éléments non identifiés qui jonchaient les lieux dans un ordre désordonné. Ionawyn se tenait debout derrière un imposant îlot central, coiffée d’une queue de cheval négligée et emballée dans un tablier gris simpliste.

— Ce n’est pas souvent qu’on me voit comme ça, dit-elle en baissant les yeux, les mains dans le dos.

— Tu ne mentais pas quand tu disais savoir cuisiner. Alors c’est toi qui prépares les repas, chez toi ?

La cuisinière balançait maladroitement sa taille de droite à gauche.

— Oui… je cuisine tous mes repas. Et quand mes parents sont là, je cuisine les leurs.

La magie d’or de l’invitée pulsa un coup avant même que cette dernière ne ressente de colère. Quel adolescent devrait cuisiner pour ses parents ?

— Je sais ce que tu es en train de te dire. Mais ils n’ont pas assez de temps, tu sais. Moi, du temps, j’en ai, après tout je vais juste à l’académie en ce moment.

— A ton âge… à notre âge, le temps est précieux, et c’est à nous de l’investir comme bon nous semble. Tu n’as pas à obéir au doigt et à l’œil à tes parents.

« Je ne sais pas », répondit brièvement Ionawyn. Elle se tourna vers une casserole de terre cuite, puis en mélangea le contenu en soulevant le couvercle. Honorine n’avait jamais rien senti d’aussi réconfortant, si ce n’éttait le mélange brûleur à alcool et café.

—Qu’est-ce que tu cuisines ?

Elle s’avança d’un pas au sein de la cuisine, quand soudain une violente décharge lui brûla tout l’avant du corps comme un coup de fouet. Son sursaut la fit reculer de trois pas, en état de choc, et Ionawyn accourut vers son amie. Honorine, plus choquée que blessée, fit défiler ses yeux écarquillés sur les murs de la cuisine avant de repérer un élégant vaisselier suspendu, sur lequel trônaient des assiettes aux reflets irisés.

Foutu béryl…

— Oh Honorine, je suis désolée, vraiment désolée ! Tu te sens bien ? L’âtre t’a attaquée…

« Ce n’est rien. C’est juste… » Elle dénonça vaguement le vaisselier de son doigt tremblant en retrouvant son équilibre. «  Le béryl. Je déteste ça. »

Iona souleva un sourcil. Elle semblait proche d’éclater de rire, pinçant l’intérieur de ses joues avec ses dents.

— Je vais déplacer ça dans une autre pièce. Attends-moi ici, et évite de toucher quoi que ce soit.

La cuisinière quitta la pièce, l’ensemble de vaisselle luxueuse sur les bras. Elle avait complètement troquée son élégante tenue pour un ensemble simple de gris et de blanc, salissant.
Ce n’était pas la première fois qu’Honorine subissait la colère du béryl. Une fois, toute jeune encore, le bâton de marche d’un homme qu’elle croisa dans la rue lui avait flanqué une torgnole mémorable alors qu’elle le croisait sans mot dire. Le bâton était constitué de béryl, et heureusement, ne lui avait laissé aucune cicatrice. L’homme s’était excusé en coup de vent sans même prendre la peine de relever la gamine qu’il avait attérrée. Aujourd’hui au moins, une amie avait accouru pour jauger les dégâts. Cette amie était d’ailleurs déjà de retour.

— Je suis navrée, je ne savais pas que ce genre de… d’accidents, pouvait arriver. Je te sers un verre d’eau ?

Honorine ne refusa pas.

— C’est la magie de l’âtre qui vient de me flanquer une gifle ?

— Un peu plus qu’une gifle, oui. Encore désolée. L’âtre de cette cuisine est, comment dire… particulièrement développé.

Une magie couleur flamme effectua un tour complet de la pièce en un clignement d’œil, avant d’englober Honorine le temps d’une seconde, et de finalement s’effondrer dans une cheminée-chaudron au centre du mur le plus éloigné.  « Tu vois », ricana Ionawyn avec un merveilleux sourire, avant de rapidement ravaler son émotion.

— Je vois oui. C’est une bonne chose j’ai l’impression. Cette magie t’aide à préparer tes plats ?

— C’est à ça que ça sert, à la base. Mais… enfin, je ne suis pas certaine de devoir te partager tout ça…

La curiosité d’Honorine avait été piquée à vif, encore une fois. Cette fois-ci, alors qu’elle s’avançait sur le carrelage d’argile d’un pas prudent, aucune langue de feu ne vint l’importuner. Sur les plans de travail s’amoncelaient des épluchures de légume, des restes d’épices sèches et des torchons à carreaux trempés.

—Tu veux m’aider à cuisiner ? proposa Iona alors qu’elle dégainait un couteau d’acier particulièrement effrayant.

L’invitée acquiesça avec un sourire. Ionawyn déposa devant elle un panier d’oignons, d’échalotes et de panais lavés.

— J’aimerais que tu épluches et coupes tout ça, s’il te plaît. Le panais en morceaux moyens, le reste en petits dés. Tu peux jeter les déchets par terre. Par contre, évite de toucher trop de choses autour de toi pour l’instant.

Honorine s’affaira en commençant par les panais. Sa prothèse métallique rendait ses mouvements saccadés et imprécis, d’autant plus que la cuisine ne figurait pas dans sa liste d’habitudes. Toutefois, elle pouvait éplucher et couper en gros morceaux sans trop de problèmes, elle avait le souvenir de l’avoir déjà fait, sans trop savoir où cependant. Ionawyn se posta à côté d’elle, hachant de la ciboule et de l’oignon vert à une vitesse frénétique.

— Je disais donc, avant d’être remise à ma place par les forces de la nature : qu’est-ce que tu cuisines ?

— Un riz au curry. Rien de plus réconfortant lors d’une fraîche soirée d’hiver, n’est-ce pas ? Et surtout, tout le monde aime ça. Pour beaucoup, c’est synonyme de nostalgie aussi.

La jeune rousse jeta une poignée de pousses flétries négligemment derrière elle, suite à quoi la magie flamboyante les transporta en un claquement de doigts dans un bac, à quelques pas de là. Honorine était stupéfaite.

— Quels sont les plats de ton enfance, à toi ? demanda la cuisinière en essuyant son couteau avec un torchon enduit d’une poudre grisâtre.

Des plats de mon enfance ? On ne m’avait jamais posé la question… Qu’est-ce que je peux bien lui répondre ?

— Je n’ai jamais été une enfant difficile. J’ai toujours mangé de tout. Si vraiment je devais choisir, je dirais le pain vapeur au bœuf. C’est facile à manger, pas cher… bref, c’est pratique.

— C’est drôle, je réponds toujours la même chose. Les petits pains au bœuf, ça a toujours été une manière pour moi de me sentir chez moi à l’extérieur. J’allais souvent en acheter en secret avec mon argent de poche, c’était les seules fois où quelqu’un d’autre cuisinait pour moi.

— Oui, c’est… c’est ce que je faisais aussi, répondit Honorine, gagnée par la maladresse. Mais tu devais avoir les moyens pour te permettre un peu plus, non ?

Iona interrompit sa découpe quelques secondes, avant de reprendre, perturbée.

— Ne le répète à personne, mais je n’avais pas vraiment d’argent de poche, en fait. J’échangeais plutôt mes barquettes préparées contre des pains au bœuf. Et vu que je prenais le temps de me faire des plats prestigieux au château, je trouvais facilement preneur. Enfin, c’est un peu la honte, donc si tu pouvais garder ça pour toi…

— Ce n’est aucunement honteux, coupa froidement Honorine. De ta part, c’est plutôt ingénieux et honorable. Tu préparais des plats merveilleux juste pour les échanger contre de misérables petits pains à des inconnus, et je trouve ça très attendrissant.

La jeune rousse s’enflamma du cou aux joues, son couteau ripant bruyamment à plusieurs reprises sur le bois de la planche à découper.

— Merci, c’est… c’est gentil. J’adore cuisiner, encore plus quand c’est pour les autres. Tiens, serais-je l’une des heureux élus à admirer Honorine en train de pleurer ?

Couper l’échalote, c’est ce qu’il y avait de pire. Honorine devina un sourire sur le visage d’Iona qui, en un coup de vent, retourna près de sa marmite pour en mélanger le contenu, ajoutant les légumes coupés. A travers ses larmes piquantes, la cuisine apparaissait comme un splendide tableau d’aquarelle teintée de céladon, de brun, de gris.

— Rince toi les yeux, lui intima Iona tout en lui jetant un torchon humide.

A travers le paisible bourdonnement du ragoût dans sa marmite, les deux jeunes filles entendaient les liesses de leurs camarades dans la pièce à vivre. Elles les avaient presque oubliés.

— Rejoins les autres, proposa Ionawyn. Je n’ai plus que le riz à préparer.

Mais la magie de feu s’interposa immédiatement. Invoquant une croix enflammée contre la porte de la pièce, elle semblait interdire à la jeune fille de partir.

— Qu’est-ce que… ?

Iona écarquillait les yeux.

— Eh bien… C’est la première fois que j’assiste à ça. Je crois… je crois que l’âtre ne veut pas que tu partes. Tu as envie de cuisiner, n’est-ce pas ?

La magie avait vu clair dans son esprit, puis avait tout dévoilé à son hôte. Il était inconfortable pour la fille aux cheveux platines de se sentir ainsi complètement révélée, mais effectivement, elle brûlait d’envie de ne préparer ne serait-ce qu’une assiette de pâtes. Sûrement était-ce lié au fait qu’elle n’avait jamais joui d’une véritable cuisine à elle. Elle s’anima d’un hochement de tête, presque imperceptible.

— Fais-toi plaisir alors, pendant que je m’occupe du riz. Utilise ce que tu veux.

 

Vingt minutes plus tard, une omelette difforme, particulièrement cuite trônait au centre de l’îlot central, sous un nuage de poivre un peu trop ciblé et une pincée de ciboulette inégalement découpée. Ionawyn observait l’assiette d’un œil aussi admiratif que si elle observait un tartare de saumon au caviar.

— Tu ne cuisines pas souvent, je me trompe ? Sans vouloir te vexer, bien sûr… mais tu te débrouilles bien. Malgré… tout, ton choix des ingrédients est intelligent et je pense que tu aurais la main pour ça, si tu t’entraînais.

La concernée grimaça en consommant une première bouchée de son œuvre. Beaucoup de poivre. Et un peu sec. Elle songea à la terre battue qui jonchait le chemin menant au château, imaginant qu’il était probablement plus goûteux que cette galette indéfinissable.

— Je n’ai jamais cuisiné. Excuse-moi pour les dégâts.

Iona rit jovialement en remuant une dernière fois le contenu de la marmite.

— Il y a une première fois à tout. Si mes parents devaient cuisiner pour eux-mêmes, je pense que ce château serait un tas de cendres à l’heure qu’il est. Et puis, quoi qu’on en dise, l’âtre t’aime bien.

En guise de confirmation, des volutes de magie flamboyante s’emparèrent d’un couteau et d’une fourchette, découpant ainsi un petit morceau d’omelette avant de l’amener directement vers la cuisinière.

« Certainement pas » grogna Honorine en saisissant la fourchette en plein vol. Iona s’anima d’un nouveau rire, franc, lumineux.

— Tout est prêt, conclut-elle en déposant sa grande louche à côté de la plaque à gaz. Je te laisse apporter le couvert sur la grande table ? Ne t’en fais pas, pas de béryl.

— J’y vais.

La magie de l’âtre saisit la lourde porte, déblayant le passage d’Honorine avec une petite balayette. La jeune fille se sentait comme dans un conte de fée.

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Papayebong
Posté le 17/01/2024
Pour le coup dans ce chapitre nous avons beaucoup d'info nouvelles, mais pas dans la trame principale.
J'aurai aimée que la magie de l'âtre (le feu vivant) soit decrit plus clairement.
Il y a un coquille au debut du texte à "l’invnitation" et une erreur de temps à "sente " dans cette phrase "Elle en vint à se demander comment cela était possible qu’elle se sentait davantage chez elle dans l’extérieur sauvage" (j'ai le soucis avec mon correcteur d'orthographe qui fait des remplacements hasardeux).
Je suis un peu perplexe sur le lien entre la magie "classique" et la magie "mécanique" traitée dans ton livre. Pour l'instant je comprends que la magie bleue est employée largement et la dorée rare. Mais je ne sais pas comment ça fonctionne et le lien avec les métaux.
Je me dis qu'un chapitre plus calme pourrait permettre d'expliquer un peu plus au lecteurs le fonctionnement de la magie.
Papayebong
Posté le 17/01/2024
Ah! Et merci pour ce nouveau chapitre (si tu n'as pas d'inspiration pour écrire, ça peut être l'occasion de travailler le plan d'écriture de ton livre ou de mettre à plat la cohérence de ton univers magique, enfin je dis ça, je ne dis rien ❤️)
Azurys
Posté le 19/01/2024
Merci pour ce nouveau retour !

Je réponds déjà partiellement à tes remarques sous ton commentaire du chapitre 10 : je laisse volontairement une grande part d'imagination et de mystère au lecteur tout en ayant une idée précise du fonctionnement de la magie dans cet univers. Évidemment, lorsque j'aurai un œil plus extérieur sur mon travail je pourrai corriger le tir avec la réécriture. Pour l'instant, je n'ai pas pu consulter grand monde à ce sujet là, donc je nage dans mon seul esprit.
Jusqu'ici en tout cas tu comprends bien, la magie bleue est très courante, d'utilité publique même, lorsque la dorée est plus rare.
J'essayerai éventuellement d'apporter des détails dans un chapitre suivant, mais j'ai déjà un peu d'avance donc ça attendra sûrement un petit peu...

Je note ton intérêt pour la magie de l'âtre, que j'ai moi même adoré imaginer. Je ferai en sorte de l'amener sur le devant de la scène à l'avenir.

J'espère que la suite te plaira ! Bonne lecture/écriture (:

blairelle
Posté le 07/01/2024
IIILLLSSS MMMAAANNNGGGEEENNNTTT !!!

Aller au restaurant, ça voulait dire payer, acheter à manger contre de la monnaie, entretenir une conversation, maintenir les apparences, ne pas angoisser et renverser la carafe d’eau devant tout le monde, ne pas…
=> C'est marrant, ça fait trois préoccupations différentes : l'argent, les conventions sociales, l'adresse avec son nouveau poignet

Honorine, elle, n’avait d’yeux que pour Iona. Sa chevelure rousse, soignée et précieuse, ses vêtements complexes et élégants tout de corset et de broches, tout était resplendissant.
=> Elle s'est changée ? Quand ça ? Ou alors les vêtements se modifient par magie quand elle rentre chez elle ?

Je vais rejoindre la cuisine. Disposez de la pièce à vivre comme bon vous semble, je serai de retour dans une petite heure.
=> Meh, ils cuisinent pas ensemble ? Et d'ailleurs, elle n'a pas de domestiques / automates pour faire la cuisine à sa place ? Ou elle ne veut pas ?

Je trouve ça intriguant qu'Honorine et Ionawyn se sentent toutes les deux mal à l'aise dans le château, sachant qu'elles utilisent toutes les deux la magie d'or. Si je fais le lien avec la porte qui s'ouvre avec une clé de béryl et de magie bleue, je me demande si ce n'est pas une histoire d'incompatibilité de magies.
Ah finalement Iona n'a pas l'air d'avoir de problèmes avec le béryl, en tout cas pas de problèmes aussi prononcés qu'Honorine, mais peut-être est-ce simplement parce qu'elle est moins avancée en magie d'or ?

Honorine qui va jusqu'à la cuisine : ah donc le chemin jusqu'à la cuisine est quand même trivial ? J'aurais imaginé qu'elle se perdrait

Et l'âtre est géniale ^^
Azurys
Posté le 19/01/2024
Mille excuses pour la réponse tardive, j'étais complètement passé à côté de ce commentaire !

Évidemment qu'ils mangent ! Je devrais peut être écrire un roman sur la nourriture, finalement. J'ai de la matière !

Pour les vêtements de Ionawyn : les élèves de l'académie revêtent par dessus leurs habits habituels une simple cape de lin. Iona était déjà habillée précieusement à l'académie, il s'agit de son style habituel, mais tout était dissimulé sous la cape.

Concernant tes interrogations sur la vie au château, vous obtiendrez pas mal de réponses dans les chapitres suivants. Ayant pris beaucoup de plaisir à les écrire, j'espère que tu apprécieras les lire !

J'apprécie toujours entendre tes hypothèses. En l'occurrence, le château n'est pas nécessairement un endroit dangereux ou malsain magiquement parlant, le problème est plus de l'ordre du psychologique pour Iona et Honorine. Par exemple, la clef qui fonctionne par magie bleue est un simple outil sans réelle signification, à part démontrer la richesse des propriétaires du château. C'est la même chose pour le béryl, bien que Honorine a des antécédents avec ce matériau de malheur (que je préciserai plus tard).

Effectivement le chemin est simple vers la cuisine, un unique couloir. Je ne voulais pas perde trop de temps à immédiatement décrire tout le château.

Heureux que l'âtre te plaise (: J'ai moi même hâte de la revoir.
Merci encore pour ta fidélité Blairelle, bonne lecture/écriture !
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