Sous le Soleil, et à l'abri des regards indiscrets, Suzanne remuait le feu en dessous d'un petit récipient en pierre, dans le récipient se trouvait un autre feu, très puissant, qu réchauffait encore un autre récipient, de la taille d'un bol. La voyante y avait découpé de petits morceaux de cannettes en aluminium qui avaient fini par fondre, obtenant un liquide argenté visqueux ressemblant à du mercure. Elle le touillait parfois pour y retirer une pellicule plus sombre à sa surface, les restes de la peinture apparemment.
« Ainsi, amis de fortune, nous voici assemblés autour de cette rune. » déclara Suzanne en pointant le liquide du doigt. « Par le marché que nous avons conclu, un destin différent a été lu. Par les règles anciennes qui régissent ce monde, j'invite le Père Shalom à me donner une partie de son essence féconde, afin que je la fonde. »
Ce dernier, sur une grande pierre plate, à côté du feu, porta solennellement ses mains à ses yeux, et en détacha une part d'ombre avant de la faire remonter par la toupie jusqu'à ce qu'une perle noire pousse à l'extrémité du manche. Maintenant, le Père Shalom avait deux yeux par lesquels la lumière passait. « Je rêvais de faire ça depuis longtemps. » avoua t-il tout bas.
Suzanne prit délicatement la perle d'ombre dans ses mains et la jeta dans l'aluminium en fusion. Celui-ci se noircit d'un seul coup, puis reprit sa teinte habituelle. La voyante saisit une pince, souleva le récipient et versa le liquide dans un bloc de pierre percé d'un trou, sans doute un moule qu'elle avait préalablement préparé pour l'occasion. Nous attendîmes quelques instants, puis la pierre se fendit dans un craquement, une large fissure noire apparut, puis une autre et encore une autre. Puis, le noir se répandit sur toute la roche, s'y infiltrant doucement tel de l'eau, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un bloc de charbon. Et celui-ci partit en poussière avec le vent, s'effondrant sur lui-même, s'intégrant au sol en une ombre permanente. Et suspendu entre Ciel et Terre, flottait un médaillon en argent, représentant une silhouette creusée en arrière plan, derrière son propriétaire en relief.
Alors Suzanne prit son due et l'attacha à son châle, au milieu de dizaines d'autres médaillons. Elle regarda son ombre sur le sol, étendit ses bras, inspira à fond, et souffla. Doucement, des branches poussa de son ombre, une, deux, quatre, neuf, vingt. Des feuilles sortirent, portées par un vent maladroit, puis de plus en plus réel. Le tronc poussa et s'étendit sur quelques mètres au sol. Suzanne prit à nouveau sa respiration et souffla, et les feuilles de son arbre s'envolèrent et flottèrent par à coup, disparaissant parfois pour réapparaître plus loin, ne laissant plus qu'un tronc nu. Puis celui-ci rapetissa, jusqu'à ce que Suzanne retrouve son ombre d'origine.
La voyante se tourna alors vers le Père Shalom qui l'applaudissait avant d'ajouter : « Je vois devant moi une grande prodige, obtenir une telle maîtrise des ombres en si peu de temps n'est pas chose aisée. »
« La maîtrise des élément est quelque chose qui s'acquiert avec le temps. » décréta t-elle. « Vieux Gamin, faites attention, je compte sur votre discrétion. »
Je haussais les épaules. « Vous savez Suzanne, je n'ai pas l'habitude de me mêler à ce qu'il ne me regarde pas. Le fait que vous soyez une sorcière ou une négociatrice de jouets n'a aucune importance pour moi, tant que cela n'implique personne que j'aime. »
Celle-ci me fixa en silence, se demandant sûrement si j'avais essayé de l'insulter. « Merci mon ami, vous m'en voyez ravie. Maintenant que tout est en place, pourriez vous faire en sorte que je ne perde pas la face ? »
« Bien sûr. » affirmai-je en me dirigeant vers le Père Shalom. Je sortis de mon sac un carton de petite taille, où se trouvait une paire d'hélice accrochées ensemble par un cylindre noir creusé d'un trou.
« Alors voici l'engin qui va enfin me rendre la liberté ? » demanda l'ombre, enchantée.
« Absolument, c'est simple si on a les bons matériaux de base, mais il fallait tout de même que cela soit solide. J'ai construit ce machin à partir d'un drone et de quelques autres appareils électroniques. Le trou dans le cylindre doit rentrer dans le manche de la toupie, et comme elle tourne en permanence, les hélices aussi. Ces dernières sont solides, très solides, à moins que vous vous promeniez dans un cyclone, elles ne devraient pas s'abimer. Ainsi, vous volerez jusqu'à la fin des temps, et votre ombre pourra voyager sur Terre. »
Le Père Shalom se tut pendant quelques secondes, puis il poussa un petit cri de ravissement. « Aaah ! Riche idée ! Une bien riche idée, dois-je dire ! Si cela marche, mon enfant, je vous en serai très reconnaissant. J'ai déjà payé ma dette, mais je vous en devrai une autre si cela marche. Je vous le promets. »
Je ne souris qu'à moitié. « Nous verrons bien cela le moment venu. Je voulais souder la toupie et les hélices avec de l'étain, mais nous avons de l'aluminium liquide à disposition. Cela vous va mon père ? »
« Bien sûr. Ma toupie est mon corps, je refuse qu'elle soit endommagée, elle est donc devenue indestructible dès le premier jour de ma vie terrestre. Si les hélices tiennent, je tiendrai. Et si cela rate, j'attendrai jusqu'au nouvel essai. Je sais prendre mon mal en patience. »
Hochant la tête en silence, je pris la pince que me tendait Suzanne et ramassa le bol remplit de liquide en fusion. Après avoir mis les hélices en position, je prévins le Père Shalom. « Préparez vous, vous risquez de partir très vite le moment venu. »
« Je suis prêt ! Allez-y ! Allez-y ! Allez-y ! »
Cela se passa comme prévu. Une fois tout en place, le Père Shalom décolla comme un fusée, puis il ralentit son ascension et redescendit au niveau de nos yeux. Avant de partir de plus en plus haut, son ombre rigolait de bon cœur en tapant dans les mains, avant de s'éloigner en courant dans les champs. Suzanne alla me rejoindre et posa sa main sur mon épaule.
« Réjouissez vous, vous venez de faire une pierre deux coups. »
Je restai silencieux. Le souvenir du théâtre de marionnette dans la crypte restait dans ma mémoire.
Mon temps dans ce village m'avait adoucit. À une époque j'aurai piégé les hélices avec une bombe déclenchable à distance. Ce qui ne fut pas le cas ce jour-ci. Décence, je gardai tout de même espoir que cette dernière ne fut pas mal placée.