Chapitre 11

Testament de l'Inconnu

 

15H35... 

Mon chien vient de mourir...

Il a fait un dernier pas pour se coller à moi, et puis...

Pauvre frère...

Je n'ai plus de larmes pour te pleurer...

Malgré mon masque et ma combinaison, je ne sens plus ma main sur le dictaphone... Plus le froid ni la chaleur... Plus le vent... Plus mon corps...

À l'heure où je vous parle, j'aimerais m'arracher les yeux...

Je ne pensais pas quitter ce monde sur cette vision d'une laideur incroyable...

Là-bas, San Francisco est devenu un four crématoire à ciel ouvert... Là-bas, ce sont mes proches, tous mes amis qui s’envolent à travers les brasiers…

Pourtant, rien...

Ma sidération est telle que je n'ai pas la moindre émotion... Je ne ressens plus rien...

Je dois être le dernier à pouvoir témoigner encore...

Ce matin, après une nuit d'accalmie, les fracas ont recommencé... Les incendies sont repartis de plus belle avec des explosions en rafales, des flammes gigantesques...

Je ne sais pas ce qu’ils ont mis dans leurs bombes... On aurait dit des échos, des répliques de nettoyage...

Même à distance, les radiations pourchassaient le moindre survivant et le cramaient... Vers midi, une dizaine de personnes se sont écroulées autour de moi... Elles se sont mises à trembler violemment... Je pouvais entendre leurs os craquer d'horreur... Elles sont devenues cramoisies... Leurs chairs rôtissaient, se détachaient...

Ces gens sont morts comme des méchouis...

C'est terrible...

Notre anéantissement ne leur suffisait pas... Les détraqués qui ont créé cette abomination avaient une volonté terrifiante de nous voir souffrir... De nous arracher le coeur à pleines mains...

Qui a fait ça ?... Nous !... Personne d'autre...

Jadis, pour contrer l'ambition des nazis, nous avons mis au point le projet Manhattan, lequel nous est revenu comme un boomerang... Ce sont les nôtres, des physiciens exceptionnellement brillants qui ont fait ça... Nous leur avons donné carte blanche pour qu'ils s'amusent avec les particules subatomiques, les électrons.​​​​​​.. Ils les ont triturés en tous sens et ils en ont joui d'une façon phénoménale, Oppenheimer en tête...

Oppenheimer savait que ce qu'il faisait participait du Mal absolu... Mais il l'a fait... Et les politiques l'ont acclamé : bravo génie, en pulvérisant 200.000 civils japonais, tu as sauvé la vie de 200.000 de nos soldats ! En guise de regrets, Oppenheimer a écrasé une larme en citant un passage de la Bhagavat-Gita. Il a dit : maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes !... Par delà Hiroshima et Nagazaki, il savait... Oh oui, il savait qu'il avait engendré la fin prochaine de l'Humanité...

Qui se souvient de tout ça ? Qui a feint d'ignorer qu'une cause présente toujours la raison de quelque chose, que c'est un élément qui en produit un autre, que c'est un fait qui en entraîne un autre... Qui a feint d'ignorer qu'une conséquence explique ce qui arrive, que c'est le résultat de quelque chose, que les fumées sans feu n'existent pas...

Nous tous...

Enfant, j'étais féru de lecture... Mes parents étant pauvres, nous habitions une cabane délabrée sans eau, sans électricité, au nord du Dakota... Ma seule façon de m’évader de cette misère était la littérature... Bonne ou mauvaise, je dévorais tout ce que je trouvais à la bibliothèque. Un jour, j’ai découvert les ouvrages westerns... Un livre me guidant vers un autre livre, j’ai voulu tout connaître de mes ancêtres... C'est là que j'appris qu'ils avaient décimé les amérindiens pour leur voler leur terres...

Parmi ces ouvrages, il y avait "Les sentiers de la beauté" écrit par un indien du nom d'Aigle Bleu.

Cet aphorisme m'avait profondément marqué à l'époque : la plus petite feuille qui tombe de l'arbre se dépose exactement là où elle doit être. Tout est parfait, tout est à sa place, tout est beau !...

Cela ne me console en rien, mais j’essaie de me dire que les bombes qui sont tombées sur nos têtes ont été déposées exactement là où elles devaient éclater... 

Je viens de retrouver dans mon portefeuille ce texte prémonitoire du même Aigle Bleu que j'avais recopié un jour, étant adolescent...

Ine m’a jamais quitté... J'aimerais vous le lire...

"La Mère Nature est toute-puissante, ayant pour elle l'éternité. Que sont les inventions des hommes, les cités hautaines qu'ils élèvent aux confins du désert, les armes terribles qu'ils emploient pour assurer et défendre leurs conquêtes ? Rien qu'un peu de poussière constituée que les grandes forces naturelles tendent à restituer dans sa forme primitive. Désertez pendant quelques années la citadelle, abandonnez quelques mois le canon ou la mitrailleuse dans la Prairie, et bientôt l'herbe et la ronce auront envahi la pierre, la rouille rongé l'acier dur. Bien des fois, naguère, de vastes solitudes sont allées peupler des villes puissantes. Il n'en reste plus aujourd'hui que des ruines et les ruines elles-mêmes finissent par se confondre avec la terre éternellement vierge. Qu'importent les hommes qui passent ? L'Esprit n'a qu'à souffler sur eux et ils ne le seront plus ! Alors les fils de la Terre reprendront possession de la Terre. Et les temps passés redeviendront nouveaux !"

Nos ancêtres n’étaient pas de gentils colons, mais des fous assoiffés de liberté, d’expansionnisme et d’ambition... Sans le moindre repentir, ils ont exterminé des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, à coups de mitrailleuse Gatling... Dans le simple but d'avoir une vie meilleure, ils ont dépossédé des tribus entières de leur terres sacrées... Ils ont massacré les troupeaux de bisons des plus pacifistes, ils les ont affamés, repoussé au loin, toujours plus loin, aux confins des plaines glacées… Avec ceux qui étaient prêts à pactiser, ils ont signé des traités qu’ils ont perfidement rompus... Prenant toujours leurs aises, ils ont même été jusqu’à sculpter les visages de leurs présidents sur leurs montagnes sacrées...

Sans le moindre repentir, ils ont décimé des millions de vies meilleures que la leur, pour créer le soi-disant Nouveau Monde...

Ils auraient pu s’arrêter là, mais ils allèrent plus loin encore... Comme le surnaturel les apeurait, ils brisèrent la croyance de tous ces hommes en substituant la croix à leurs totems... Ils se moquèrent de Wanka Tanka, le Grand Mystère, que les Indiens vénéraient comme étant à lui seul le soleil, le ciel, le tronc, un ruisseau, une fleur... Ils rièrent de Wanka Tanka en imitant des cris d’apache... Ils lui montrèrent leur sexe et lui tirèrent la langue... Ils enfoncèrent des crucifix dans les bouches des Indiens plus obtus... Et aux danseurs des Esprits, ils apprirent les dogmes de l’existence de la Trinité, de la Création et de l’Enfer…

Ils étaient assez cyniques pour pouvoir les égorger et vouloir sauver leurs âmes en même temps...

Au fil des années, ces montagnes d'ossements pourrirent sous les plumes puis passèrent dans nos mémoires comme de l’eau dans un filet...

Maintes fois pourtant, l’Histoire nous l’avait répété : comme tu feras à autrui, on te fera dans l'avenir. Malheureusement, nous n’en avons tiré aucune leçon... Les promesses faites à nos victimes et les lois mémorielles ont été bafouées... La poussière de l’oubli a enseveli nos actes de foi... Les tombes vénérables n'ont pas été entretenues... Sous nos prairies verdoyantes, sous nos champs de maïs, des millions d’âmes suppliciées attendent toujours nos excuses... En vain...

La Justice immanente a cette élégance de prendre son temps. Elle laisse pavoiser les conquérants pour mieux dévorer leurs petits-enfants...

Je pense que c’est ainsi que les choses se sont passées : dans la zone instinctive primaire de l’intelligence, les martyrs d’hier se sont réveillés un beau matin… Et la Nature, que nous avions saccagée et avilie, se revitalisa elle aussi et demanda talion... Dans son grand registre d’équité, l’éther avait tout enregistré : les injures à la Terre et aux bêtes, l’abjection et l’ignominie assénées depuis des siècles à tous nos semblables...

Plus que toute autre nation, nous adorions prospérer, spéculer, nous goinfrer de luxe. Malgré nos ingérences et notre expansionnisme outrancier, nous étions parvenus à nous persuader que nous étions bons et indispensables à l'humanité... Nous avions juste oublié une seule chose : la philosophie primitive de ces pauvres Indiens, leur vision du sacré tellement plus élevée que la nôtre...

Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps...

Je crois en Wanka Tanka, le Grand Mystère...

Aussi que ce maudit Dieu des Blancs me pardonne, je ne mourrai pas blanc, voleur et assassin...

Je veux m’éteindre en Peau-Rouge, pacifiquement, le tabac aux lèvres...

En espérant qu'un aigle bleu vienne picorer mes restes dans peu de temps...

 

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