J'ai rembobiné la bande magnétique et replacé le dictaphone dans le coffre, comme il l'avait demandé.
Puis, j'ai fouillé longuement les parages pour chercher trace de l'inconnu et de son chien. Pas la moindre dépouille ! Les questions m'accaparaient. Comment avait-il pu faire un pas de plus dans l'état de détresse et d'agonie où il devait se trouver ? Quelques passants charitables s'étaient-ils improvisés enterreurs ? L'aigle bleu était-il venu soulever ses restes pour les emporter vers un paradis perdu, une Terre sans mal ?
Bien plus que ses mots, c'est surtout la voix de l'inconnu qui m'avait rempli d'émotion. Brisée, vibrante, se logeant droit au coeur, elle m'avait fait penser à celle du colonel Kurtz, joué par Marlon Brando dans « Apocalypse now ». Tout ce qu’il racontait était mûri, éclairé, semblait venir du fond des âges. Comme Kurtz, il avait vécu le summum de l’horreur en direct, mais contrairement à Kurtz il ne s’y était pas complu. Il l'avait transcendée, désignant pour unique ennemi l'indigence de notre nature. C’était la voix d'un homme qui avait dû se taire durant longtemps et qui, devant sa mort inéluctable, avait accouché d’une étoile qui danse : son indulgence pour tous les vaincus !
Je partageais entièrement son avis. Les seaux de merde envoyés sur l’Innocence avaient fini par revenir dans nos latrines. Le mot "excuse" ayant un mal fou à sortir de nos bouches, nous n'avions jamais réellement assaini le cordon de nos pus ataviques. En l'absence de sages doués d’une morale hors du commun, capables de révéler à l'homme l’écart entre l’être réel et l’être en puissance, entre ce qu’il était et ce qu’il aurait pu devenir, la multitude avait navigué sans boussole durant des millénaires. Dénuée de spiritualité, de bon sens, de soif de mieux se connaître, elle s’était reproduite comme de stupides lapins sombrant insidieusement dans l'admis, le lénifiant, ne trouvant dans la tétée et les orgasmes éclair que ses seuls plaisirs sur terre.
Rire aux éclats de cette faillite annoncée aurait pu sans doute nous offrir un sursis, mais nous n’étions même plus les rois de la blague pour égayer notre décadence. Nous étions devenus si abrutis que jamais l’idée ne nous aurait traversée de nous auto-détruire en nous bidonnant. Les Grecs avaient eu au moins pour exutoire les tragédies d'Aristophane qui leur permettaient de se divertir de leur chute dans le néant, d’alléger leurs souffrances, et de ne pas faire de leurs douleurs des obsessions suicidaires.
Soudain, un courant d'air glacial m'a transpercé de part en part. La température s'est refroidie brutalement chutant d'au moins dix dégrés. Les éléments, ce grand choeur de la vie, continuaient à se détériorer de jour en jour. Activés par la froidure, cette fois des flocons gris taupe, bouffis, estropiés, se sont mis à valser dans la lumière frissonnante. Cela ne ressemblait nullement à de la neige. Cela avait tout du rejet, comme si le ciel empli de déités immaculées recrachait les cendres indigestes de notre monde défunt.
J'ai tendu ma paume pour saisir un flocon, et je l'ai laissé expirer sur ma ligne de vie, comme la dernière hostie de la chrétienté.
Sur ce, ma main s'est mise à trembloter. J'ai enfilé mes gants chauds, ajusté mon bonnet. J'ai attrapé mon sac à dos, empoigné mes bâtons. Durant un moment, je suis resté prostré là sans savoir où j'allais. Indécis, mes regards se sont portés vers l'est puis vers le sud. Depuis mon départ de Bigfork, c'était la première fois que je me retrouvais sans but. Je n'étais plus d'ici. Et puisqu'il semblait acquis que je ne serais jamais non plus d'ailleurs, j'étais désormais condamné à errer au milieu de nulle part. Mon embarras me fit sourire mollement. Quel chemin était le plus pertinent pour se rendre nulle part ? Combien d'idiots miraculés devaient se poser la même question à cet instant ?
J'ai jeté un coup d'oeil à ma carte. Comme aucun lieu ne me magnétisait, j'ai fermé les paupières et l'ai tournée plusieurs fois entre mes mains. En les rouvrant, le sud s'est à moi. Je ne m'étais même pas souvenu que j'habitais là-bas, dans le désert du Sonora.
Vamos !
Avec un peu de chance, le temps y serait plus clément et Marley m'y attendrait peut-être.
750 miles pour rejoindre les abords de Tucson, ses cactus saguaros, ses odorants créosotiers. En marchant tranquillement, en trouvant de quoi bouffer, en évitant les embûches, je me donnais environ deux mois pour accomplir ce périple.
C'est ma misanthropie qui m'avait poussé vers les terres des Yaquis et des Tohono O'odham, descendant des Hohokams. Hohokam signifie en o'odham "ceux qui ont disparu". J'y avais vu un signe, cela m'allait très bien.
Misanthrope, on ne le devient pas du jour au lendemain. C’est le fruit d’un long processus d’idéalisation et d’amères déceptions qui vous mène progressivement à rejeter vos semblables, à leur préférer la solitude. Comme tout adolescent hypersensible, j’avais cru les hommes trop purs, trop bons, trop généreux. Je n’avais pas encore à cette époque les verrous intellectuels ni l’expérience pour les confondre dans le réalisme le plus sec. Surtout, je n’avais pas les épaules assez solides pour les aimer comme je l’aurais souhaité. Mon âme leur voulait trop de bien, mais elle n’était pas assez extensible pour tous les accueillir. Misanthrope, nous le sommes tous un peu. Nous sommes tous déçus un jour ou l’autre que le monde ne soit pas ce que nous voudrions qu'il soit, que les choses ne soient pas plus simples, que les gens ne soient pas plus lumineux, que la vie réelle ne soit finalement pas aussi enchantée que l'était notre monde d'enfant. Vers l'âge de vingt ans, Nietzsche m’avait ouvert un peu les yeux, me révélant que ma vision fantastique était une pure utopie, un rêve infirmé par la nature humaine. Lui aussi avait désespéré de tirer vers le haut une masse aussi hétérogène que l'humanité, beaucoup plus sensible à la formule qu'au concept, à la réaction qu'à la pensée, et capable de faire le mal au nom du bien. N’étant pas à la hauteur de mes ambitions humanistes, j’en avais souffert de plus en plus. Bien qu’excessives, mes intentions étaient pures, pourtant mon cœur se mit progressivement à rejeter la greffe de l’immoralité. Trop aristocrate pour éponger la scélératesse humaine, il ne se sentait plus de donner son caviar à des cochons. L'évidence crevait les yeux, vouloir sauver l’humanité n’était vraiment pas à la portée des hommes. Le Christ lui-même avait perdu la partie. Il avait eu beau laver à grandes eaux tous les péchés du monde, les taches étaient réapparues, en cent fois plus maousses. Le Nazaréen s'était fait berner, crucifier pour des nèfles. Il n'y a qu'une mer pour absorber un fleuve sale sans se souiller. Ne cachant plus mon aversion pour l’indolence de mes semblables, mon entourage avait été heurté par la déchéance de mes penchants sympathiques innés. Ils n’en revenaient pas. Comment moi, un homme de gauche, avais-je pu passer de ce dévouement au service des plus faibles à cet insociable loup-garou ? Tout autant, je n’avais rien à me reprocher. J’avais donné à la philanthropie assez de ma personne pour me venger de ses revers ingrats, comme bon me semblait.
Tout m’ennuyant, tout m’irritant, c’est vers l’âge de cinquante ans que j’avais commencé à faire le vide autour de moi. À mes derniers rares amis, j’avais tu mon déracinement et ma volonté de me mettre au ban de la société, leur évitant ainsi certaines franchises qui n’auraient rien changé à leur nature aliénée par l’attraction/répulsion du système.
Après plusieurs repérages minutieux, c’est le plus sauvagement du monde que j’avais fixé ma tour d’ivoire sur cette contrée désertique, pensant qu’elle serait ma meilleure assurance retraite. En plein désert de Sonora, je m’étais acheté un lopin de terre, loin des routes et des regards, loin surtout de l’incessant déluge de la bêtise humaine. J’y avais construit la cabane de mes rêves, mon arche immobile, pour parachever mon roman, ce roman éternel que je n’écrivais que pour moi.
Le matin, j’écrivais ou je marchais avec Marley. L’après-midi, je faisais la sieste ou j’écrivais. Le soir, j’écrivais ou je buvais. Personne n’avait rien à redire sur ma façon d’exister. Du reste, personne ne savait que j’existais, là-bas. Je ne me disputais qu’avec moi-même, le plus souvent pour des broutilles, et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Exilé de la masse, je ne me sentais ni pédant ni supérieur à elle, mais je préférais écouter dorénavant le chant magnifique du Troglodyte des canyons, plutôt que les balivernes des élites et les jérémiades sans fin du petit peuple.
Ayant fait taire le clairon de mes opinions et de mes sentences, ayant jeté aux égouts mon manteau de paroles, je renouais peu à peu avec les béatitudes de ma prime jeunesse. Là, dans l’éther brûlant du Sonora, inondé de soleil, je chérissais le silence à pleines oreilles. Bercé par mon rocking-chair, je pouvais contempler durant des heures les délices d’un ciel diaphane. Tout en chiquant mon peyotl, je laissais mon âme humer son harmonie jusqu’au couchant. De plus en plus ivre de solitude, je sentais dans le Temps que s’effaçait de mes chairs mon nom d’homme. Je ne faisais plus qu'un avec l'oubli, les rayons, la poussière. Je savourais le fait de me situer dorénavant quelque part, entre le monstre et le dieu, ainsi que le décrivait Aristote lorsqu’il parlait du misanthrope.
J'avais surtout trouvé ce que j'étais venu chercher sur terre : l'irresponsabilité totale ! Je pouvais enfin me permettre de prononcer ces paroles : la vie, ce n'est pas les hommes, les hommes je m'en contrefous !
Et, rien qu'en oralisant ce dédain, il me semblait que j'avais atteint le nirvana sans avoir à méditer vingt ans sous un ficus religiosa.
Toute la difficulté de ce chapitre est l'incessant va et vient entre le passé et le présent. Je ne suis pas technicienne de la langue mais je t'ai fait quelques suggestions aux passages où le temps de la conjugaison me posent question.
- Les questions m'accaparaient : m'accaparent
- enterreurs : fossoyeurs
Il me semble que le présent conviendrait mieux aux paragraphes 2/3/4 et serait plus logique avec ton récit.
- son indulgence à tous les vaincus ! : pour tous les vaincus
- Les seaux de merde que nous avions envoyés : les seaux de merde, envoyés...
- Nous étions devenus si abrutis : repasser au présent
- continuaient à se détériorer de jour en jour : se détériorent et je supprimerai de jour en jour. Fin du paragraphe au présent (sauf recrachait)
- Cela avait tout du rejet : c'est un rejet
- J'ai enfilé mes gants chauds et ajusté mon bonnet. J'ai attrapé mon sac à dos et empoigné mes bâtons : je remplacerais les "et" par des virgules.
- c'était la première fois que je me retrouvais : revenir au présent
- En les rouvrant, le sud s'offrit à moi : s'est offert
- le temps y serait plus clément et Marley m'y attendrait : futur
- 750 miles me restaient à couvrir pour rejoindre les abords de Tucson : 750 miles à couvrir pour rejoindre....
- je me donnais environ deux mois / C'est ma misanthropie qui m'avait poussé : présent / passé composé
- pour les élever dans le réalisme le plus sec : pour les confondre avec un réalisme plus sec.
- il ne se sentait plus de donner son caviar à des cochons : Nietzche ne se sentait...
- j’avais commencé à faire le vide autour de moi / j’avais tu mon déracinement : présent
- Après plusieurs repérages minutieux : temps du présent pour ce paragraphe
Voilà pour mes remarques générales, c'est un chapitre important qui lie et conclut les chapitre précédents et donne toute sa cohérence au personnage.
A très bientôt.