Le temps file beaucoup trop vite. Parfois, ça me fait peur. La plupart du temps, j’évite d’y penser.
Six mois se sont écoulés depuis que la journaliste a réussi à me faire boire de l’alcool. J’ai mis des semaines à récupérer, et ce n’est pas encore parfait. Ma blessure au ventre, en particulier, a eu beaucoup de mal à guérir. Les Lames de Sang ont vraiment cru que je ne survivrai pas, d’où la nécessité de sédater Lumi. Selon ses dires, il a très légèrement perdu le contrôle de ses nerfs face aux doutes des médecins.
Suite à la coupure de courant dans tous Néo-Knossos, il y a eu pas mal de mouvements de foules, d’inquiétudes et de manifestations. Les habitants n’ont pas apprécié cet événement imprévu pour lequel les Palladiums n’avaient aucune explication satisfaisante. Dans n’importe quelle autre situation, Lumi aurait été exécuté pour avoir causé autant de perturbations en ville. Là, au contraire, sa présence d’esprit est louée. Sans cette décision drastique de sa part, tout aurait été pire… Il a pris de gros risques, mais il a eu raison d’agir ainsi.
Suite à cela, pendant plusieurs semaines, il est resté avec moi tous les soirs à l’appartement pour s’occuper de moi. Mes cauchemars lui faisaient peur, à cause de la possibilité de rouvrir mes blessures. Au début, il avait installé un matelas par terre pour me veiller la nuit, tout en maintenant une distance. Après deux torticolis, il a fini par redormir dans le lit. D’abord en s’éloignant au maximum, puis en me réutilisant précautionneusement comme édredon.
Je sens bien qu’il est toujours gêné en ma présence, qu’il aimerait malgré tout plus de moi tout en ayant conscience que jamais je ne pourrai lui rendre ses sentiments. J’ai beau avoir du mal à comprendre ce genre de choses, je sais que Lumi lutte beaucoup contre lui-même pour essayer de rétablir son équilibre vis-à-vis de moi. Égoïstement, je suis content de retrouver peu à peu la situation d’avant. J’espère juste que ce n’est pas trop dur pour lui et que la lueur de douleur dans ses yeux disparaîtra.
Après un mois à vivre avec moi, sa fiancée Marianne est venue le traîner par la peau des fesses pour qu’il regagne sa demeure principale. Des rumeurs commençaient à courir en ville qu’il délaissait une partie de ses devoirs. Caché dans la chambre, j’ai entendu Marianne lui faire la morale à la porte d’entrée. Elle respecte assez son intimité pour ne pas s’introduire de force dans l’appartement, mais cela ne l’a pas empêchée d’enchaîner les remarques cinglantes.
Une fille sympa. Je l’aime bien.
J’ai dû passer pas mal de temps à le rassurer et lui promettre que je le biperai en cas de soucis. Il n’a accepté que lorsque je lui ai rappelé à quel point les Lames de Sang me surveillent. Jamais elles ne me laisseront dans une situation délicate. Faut que je redevienne opérationnel après tout. Il a abdiqué devant ces arguments de mauvais goût, mais rationnels et incontestables.
Depuis, je me remets. C’est compliqué mais… Je réalise mes exercices de musculation sans souffrir maintenant. Il ne me manque plus qu’un peu de patience pour récupérer. Lumi aimerait passer plus de temps avec moi, autant pour vérifier que je me rétablis bien que pour avancer sur le décodage des recettes de cuisine de la Voix des Brumes.
Il n’en a pas la possibilité. Avec les préparatifs de son mariage qui approche et le fait qu’il va enfin prendre officiellement la tête de sa famille… Il croule sous le travail comme jamais. Il essaie pourtant de venir au moins une soirée par semaine avec moi, même s’il n’y arrive pas toujours. Il ne cuisine plus, il délaisse même le piano. Trop claqué, trop intrigué par les papiers cryptés. Il s’agit des seuls instants où il peut s’y consacrer alors il en profite.
Après des moments étranges, la vie a repris entre nous. Tout naturellement, Lumi a recommencé à s’avachir sur moi quand il rentrait le soir, tandis que je continuais à lire, impassible. Ce sont ces petits riens qui sont les plus précieux pour moi. Je sais que c’est pas ce qu’il espère mais… c’est déjà bien, non ?
Malgré mon habitude de vivre en décalé, aujourd’hui, j’ai mis un réveil pour être opérationnel le matin. Autant dire que je suis d’humeur massacrante, mais c’est pour la bonne cause. Je m’habille de manière neutre, au cas où quelqu’un me surprendrait et je m'équipe de mes lunettes noires. Aujourd’hui, Lumi n’aura pas le temps de me purifier.
Il se marie.
J’attrape un paquet que j’ai préparé moi-même et, après une grande inspiration sur le balcon, je me jette dans le vide. Les éclairages sont particulièrement nombreux et puissants. Les festivités risquent de durer un moment, il faudra que je fasse attention pour ne pas me faire repérer. Je profite que la cérémonie débute dans l’hôtel le plus huppé du onzième niveau pour me rendre jusqu’à l’habitation officielle de Lumi, là où il rentrera ce soir avec Marianne pour leur lune de miel.
Depuis le temps, j’ai appris à crocheter tous les types de fenêtres et je pénètre sans la moindre difficulté dans le bureau de Lumi. Je l'ai parfois suivi pour l’observer, le protéger ou recevoir une purification, mais c’est la première fois que je viens sans lui. Tout dans cet endroit austère respire Lumi. Pourtant, il s’agit ici de l’image officielle qu’il offre, le jeune homme de bonne lignée aux manières impeccables, le dirigeant de famille stricte mais juste, travailleur et honnête. Le Palladium parfait, cette façade qu’on exige de lui, mais qui n’est pas vraiment lui. Je n’apprécie pas trop cette pièce.
Je dépose mon paquet sur le bureau. Il n’y a aucun message qui l’accompagne, mais Lumi n’est pas idiot. Cela ne peut venir que de moi, surtout vu le contenu. Mon cadeau de mariage pour lui. Je m’apprête à repartir par le même chemin quand mes yeux tombent sur un mot avec la belle écriture de Lumi.
« Si tu veux participer à ta manière. »
Il y a une tablette à côté. J’essaie de l’allumer, mais elle me demande un code. Sans même y réfléchir, je rentre le code que nous utilisons toujours avec Lumi. Un message s’affiche :
« Je trouvais cela triste de ne pas pouvoir inviter la personne qui compte le plus pour moi. Ah, et regarde dans le premier tiroir. »
Les mots s’effacent pour laisser place à une vidéo en temps réel de la cérémonie de mariage. Dans le tiroir, une version du menu qui sera servi un peu plus tard par le restaurant de l’hôtel. L’alcool est juste remplacé par des tisanes. Je souris et secoue la tête. Lumi me connaît beaucoup trop bien. Je m’installe confortablement dans son fauteuil pour suivre toute la journée.
Parmi tout ce faste, ces paillettes et les journalistes, j’espère qu’il est aussi heureux que possible.
~0~
Une semaine plus tard, le mariage fait encore les gros titres de l’intranet. Lumi n’a toujours pas eu l’occasion de venir me voir. Heureusement que, depuis les années, il a appris à me purifier à distance. Je ne m’inquiète pas, il m’avait prévenu. C’est le moment idéal pour profiter des festivités, repousser la monotonie et permettre à la population de se changer les idées. Vivre dans la peur constante d’une attaque, d’une pénurie de matériau ou d’une famine, n’est simple pour personne.
Moi, je continue de m’entraîner. A priori, il me reste deux ans et demi au minimum avant que je puisse tenter de lutter contre le Yokai majeur en stase. J’ai dépassé le niveau de toutes les Lames de Sang actuelles, mais selon les registres, j’ai encore de la marge par rapport aux meilleures de l’Histoire. Je poursuis mes exercices, suivant les conseils et les témoignages de personnes mortes depuis des centaines d’années.
Depuis que je suis devenu Tachi, j’ai accès à toutes ces données classées sensibles. Quand Érika a dû m’apprendre à consulter ces dossiers, j’ai cru qu’elle allait tenter de me passer par la fenêtre à cause de mes difficultés. Elle a fini par simplifier les protocoles de sécurité pour que j’y arrive. Pendant des heures j'ai tout parcouru, mes lunettes sur mon nez. Au fil de mes lectures, un sentiment de malaise m’a étreint de plus en plus.
Je suis le seul à communiquer avec les brumes.
Je pensais trouver des méthodes pour améliorer cette compétence, parler avec des brumes plus lointaines ou obtenir des réponses à des questions complexes. Comme réseau de surveillance, se servir des brumes aurait été extrêmement puissant pour lutter contre les Yokais, et surtout pour cacher certains détails aux Lames de Sang.
Que cela soit dans les témoignages écrits comme des protocoles scientifiques ou des journaux intimes, aucun ne fait mention de communications. Pire, même parmi les Lames de Sang les plus douées de l’Histoire, certaines relatent leur peur des brumes et le malaise qu’elles provoquent. Elles sont perçues comme quelque chose de pervers qui tente de tuer les Lames de Sang. C’est quoi ce putain de problème ? Je savais que je n’étais pas normal par rapport à la population de Néo-Knossos ou à la mafia. Mais les Tachis et les Nodachis… J’ai toujours pris pour acquis que comme moi, ils possédaient une affinité pour les brumes, presque une sorte d’amour ou de vénération.
Je suis le seul à ressentir cela.
Je fixe mes mains en tremblant. Je croyais que j’avais trouvé ma place dans la société. Je me révèle encore plus anormal que tout ce que je n’avais jamais soupçonné. Je meurs d’envie de contacter Lumi. J’ai besoin de lui en parler. Mais si les Lames de Sang n’ont pas remarqué… Je préfère ne pas leur mettre la puce à l’oreille.
Il se passe plusieurs jours avant que Lumi ne vienne à l’appartement. Pendant ce temps, j’ai le temps de terminer d’éplucher les témoignages de Lames de Sang, mais aussi de chercher péniblement sur l’intranet ceux de civils. Les moyas sont considérées comme vivables. Pas terribles mais vivables. On s’y habitue. Toutes les autres… Plus elles sont denses, plus elles mettent mal à l’aise et provoquent des crises de panique. J’ai l’impression qu’un voile se déchire et de découvrir la vérité brutalement. Personne ne les trouve belles, voluptueuses ou dansantes à part moi. C’est même plutôt une évidence pour tout le monde que c’est quelque chose de dérangeant, à tel point qu’on ne l’évoque pas pour ne pas rabâcher des banalités incontestables, comme le fait que l’eau mouille.
Je me frotte les yeux, exténué par tant de lecture sur écran, lorsque Lumi rentre dans l’appartement. La nuit est bien avancée, je ne l’attendais plus. Il paraît claqué, mais avec un large sourire. Il se débarrasse de ses affaires dans l’entrée mais garde une écharpe rouge, tricotée en grosses mailles. Sans percevoir mon inquiétude, il s’écroule dans le canapé à côté de moi et se laisse aller contre moi. Il passe son bras autour de ma taille et en profite pour me purifier, même s’il n’a plus besoin de contact physique depuis des années.
— Vu tes habitudes de petit vieux traditionaliste… Je suppose que c’est toi qui l’as tricoté ?
Je hoche la tête. Pour le cadeau de Lumi, j’aurai pu acheter n’importe quoi, quel que soit le prix. Mais utiliser les propres fonds de Lumi pour lui adresser un paquet sans âme… J’ai préféré apprendre à tricoter. Ça occupe entre deux lectures, quand j’ai du temps à perdre.
— Elle est très douce, merci beaucoup !
Il enfonce son nez dedans, une expression bêtement heureuse sur le visage. Je suppose que le petit vieux a visé juste.
— Merci à toi pour les attentions dans ton bureau.
Lumi m’adresse un large sourire.
— De rien, fit-il gaiement. Je me doutais que tu viendrais, mais j’aurais été bien embêté si cela n’avait pas été le cas !
Il s’apprête à continuer sur sa lancée, pour me raconter sa semaine de mariage, lorsqu’il remarque enfin mon air soucieux.
— Que se passe-t-il ? Un problème depuis la dernière fois ?
— Lumi, je ne suis pas normal.
Après une hésitation, j’attrape ma montre, celle de Lumi et je vais les enfermer dans la douche avec l’eau qui coule. Ce n’est pas le plus discret si on est sur écoute, mais la discussion qui s’annonce serait compliquée par écrit. Je reviens vers lui, mortellement sérieux. Lui s’inquiète.
— On en a déjà parlé, c’est parfaitement normal de…
— Qu’est-ce que tu penses des brumes ? le coupé-je.
— Pardon ?
Il semble un peu perdu et ne pas comprendre où je veux en venir. La réponse est trop évidente.
— Est-ce que tu apprécies les brumes ?
— Euh… Elles sont utiles, je ne dis pas, mais cela ne m’empêche pas de faire des cauchemars dessus et de paniquer quand l’éclairage tombe en panne dans la rue que je traverse.
Je passe une main sur mon visage. Même Lumi bordel. Je n’avais jamais remarqué pourtant. Lumi est de plus en plus déboussolé. Je me jette à l’eau :
— J’aime les brumes. Je les trouve attirantes et je communique avec depuis que j’ai dix ans.
Lumi me dévisage comme si j'étais un monstre. Il a moins paniqué la fois où j’ai laminé devant lui les Kaikens qui tentaient de l’assassiner.
— Ok. Tu n’es pas normal.
— Je sais. Je viens de le découvrir.
→ J'ai un peu le cœur chiffonné que Lumi se marie, j'avoue. La force de l'habitude ? Ou le fait qu'il ait moins de temps et facilité pour passer à l'appartement avec Ombre.
→ Intéressant cette nuance où Ombre est le seul qui communique avec les brumes (coucou Voix des Brumes) et ne peut même pas en parler à Lumi pour le moment. Seul avec cette information et cette peur.
→ Pourquoi Voix des Brumes n'a pas essayé de parler à Ombre plus tôt ?
→ Mmmmmmm alors, cette révélation me tarabuste, parce que j'ai l'impression que c'est un truc qui serait passé dans le langage courant. Genre l'insulte typique "fais pas ta brume" ahahahaha. Les gens parleraient de la nausée qu'ils ressentent, quelque chose. J'ai du mal à croire que ce soit une information complètement nouvelle. Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux jouer sur quelque chose qui me semblerait plus vraisemblable, à savoir : Ombre pensait que tout le monde détestait les brumes sauf les Tandems, qui "jouent" avec. Il savait que la majorité des gens s'en plaignaient et avait cru appartenir avec les quelques personnes qui utilisent les brumes. Et là bam, découverte que pas du tout, que c'est le seul à les aimer PARCE QUE C'EST UN YOKAI LALALA.
— Ok. Tu n’es pas normal.
— Je sais. Je viens de le découvrir.
Il serait temps de s'en rendre compte ! Lol
Chapitre un peu plus tranquille qui permet de s'interroger sur le rapport de Knossos avec les brumes. Je les ai toujours trouvées amicales personnellement, je comprends qu'Ombre tombe des nus lorsqu'il se rend compte qu'il est le seul à les aimer ! Je vais finir pas m'identifier à lui... je veux sauver les Yokais et j'apprécie ces étranges brumes.
La première partie a été sympathique à lire aussi. Petit questionnement qui n'attend pas forcément réponse : dans un milieu aristocratique, les deux jeunes époux se côtoient en privé et intimement avant d'être mariés? Ne devraient-ils pas habiter ensemble après les noces?
Petites remarques :
"il y a eu pas mal de mouvements de foules" > foule
"il s’écroule dans le canapé à côté de moi et se laisse aller contre moi." > tu peux supprimer le à côté de moi pour éviter la répétition avec "moi" juste après
Au plaisir de lire la suite.
C'est surtout se rendre compte à quel point il est pas normal ^^ Parce qu'il s'était pas rendu compte avant ='D Pour le lecteur, c'est normal de trouver les brumes sympathiques, on est toujours du côté d'Ombre, mais pour tous les autres, c'est comme vivre en permanence avec des grands fauves qui se baladent librement sans pouvoir s'en débarrasser, c'est pas ouf ^^"
Pour ton questionnement, Marianne vient l'engueuler pour qu'il retourne bosser et retourne habiter chez lui, pour donner le change. Mais c'est bien dans l'appart que Lumi aille qu'il faut qu'il rendre (pour arrêter de donner l'impression de déserter), mais les deux habitent pas ensemble. C'est juste qu'il y a pas grand monde qui a la position pour aller engueuler un Paladium et Mariane se le permet parce que c'est son fiancé, et que s'il fait de la merde, ça lui retombe en partie dessus.
Merci pour les remarques =D