Chapitre 12

« Mon roi ? J’ai des nouvelles sur l’enquête. »

Phelps se trouvait à son bureau lorsque Lorene Da’line pénétra dans la pièce. Le roi terminait d’écrire une lettre. Il la signa et la mit de côté, avant de regarder sa cheffe des gardes.

La femme avait attaché ses cheveux bruns. Elle avait la peau tannée, une silhouette fluette qui cachait une agilité au combat hors normes. Phelps avait assisté à la montée de Lorene dans les rangs de la garde. Il avait été impressionné par ses talents au combat et son intelligence. Il l’avait personnellement choisie pour diriger la caserne, et n’avait jamais regretté son choix. Lorene était appréciée de tous ses soldats. Il savait qu’elle mènerait l’enquête concernant Ian de la meilleure manière possible.

« Asseyez-vous, l’invita-t-il.

− Si mon roi le permet, je préfère lui faire mon rapport debout. »

Phelps sourit. Ce petit échange était habituel entre eux. Lorene ne s’asseyait jamais : premièrement, parce qu’elle exigeait que ses hommes lui fassent leurs rapports debout. Elle devait donc faire de même auprès du roi. Et deuxièmement, parce qu’elle préférait être toujours prête à réagir en cas de danger.

« Soit, répondit le roi. Je vous écoute.

− J’ai questionné les parents d’Ajac Kelenit. Apparemment, ça faisait quelques semaines qu’il était étrange. Il était souvent énervé, distrait, voire triste. Ils l’ont même entendu une ou deux fois parler tout seul. Ça confirme l’idée que quelqu’un était présent dans sa tête, même avant l’accident.

− De quoi parlait-il ?

− Il aurait dit une fois « laissez-moi tranquille », mais pour les autres fois, ils ne sont pas sûrs. C’est exactement ce que Ian vous a dit, Sire : le charmé devait être dans la tête du petit depuis un bon bout de temps. S’il harcelait Ajac, alors ce n’est pas étonnant qu’il ait pu le pousser à se tuer.

− Et a-t-on une piste sur ce fameux charmé ?

− Bien sûr, les parents d’Ajac pointent Ian. Mais ils ne peuvent pas affirmer qu’Ajac et lui aient été en contact. Le petit sortait souvent dans la journée, il allait chez un maître le matin pour étudier. Il voulait être géographe. Il adorait sortir, voyager. Ces dernières semaines, il sortait autant que d’habitude. J’ai interrogé son maître. Il m’a affirmé que depuis peu, Ajac arrivait souvent en retard. C’était contraire à son habituelle ponctualité. Mais lui n’a pas remarqué de différence dans l’attitude du petit, à part peut-être qu’il était plus souvent dans la lune, et un peu triste. Ah, et il était fatigué. Ses parents avaient vu qu’il mangeait très peu.

− Comme s’il était en dépression, donc… Et si c’était simplement ça ?

− J’y ai pensé. D’après ses parents, sa vie était la même qu’avant, et il avait toujours été très heureux. Je me suis dit qu’il avait peut-être eu un accident, ou une mauvaise rencontre qui l’auraient traumatisé. Mais sa dépression s’est faite de façon progressive. Et puis, il y a ces paroles à lui-même, et ce « laissez-moi tranquille ». Tout ça me pousse vers l’idée qu’il avait bel et bien quelqu’un dans la tête. »

Le roi réfléchit quelques instants. Malgré la tristesse de la situation, il aurait presque préféré que le petit se soit suicidé parce qu’il en avait marre de vivre. Tout simplement.

« Je vais essayer de parler aux amis d’Ajac, pour savoir si quelqu’un est au courant de sa rencontre avec le charmé. Malheureusement, il est même possible qu’ils ne se soient jamais vraiment rencontrés. La seule certitude, c’est que notre assassin habitait près de chez le petit, pour être capable de s’imposer dans sa tête aussi souvent. De nuit, comme de jour. Peut-être qu’il le suivait même dans ses déplacements…

− Ian habite au château, réagit le roi. Il n’était pas à Kaltane tous les jours, ces dernières semaines. Une ou deux fois par semaine, c’est tout, je pense. Demandez-lui confirmation. Et voyez aussi à qui il a parlé de son passage à la boutique d’Alize, ce jour-là. Notre charmé devait savoir qu’il s’y rendrait. Il a profité de l’occasion pour pousser Ajac à bout, pour faire accuser Ian.

− Du moins, si le but du charmé était bien de mettre Ian en prison. C’était peut-être un malheureux hasard.

− Vous pensez que quelqu’un aurait eu une rancœur contre la famille d’Ajac, aurait pris possession de l’esprit du petit pour les punir, et l’aurait par hasard poussé au suicide quand Ian était dans la même pièce ? Ian, qui est comme par hasard le représentant des charmés au palais ? Je n’y crois pas. Je suis d’accord avec lui sur ce point : c’était un coup monté pour l’envoyer en prison.

− Mais par qui ? souffla Lorene. Qui serait assez tordu pour utiliser un pauvre enfant dans cet unique but ? »

Ils se turent tous deux. Le roi soupira.

« Ça m’attriste de le dire, mais il y a des personnes tordues, en Aélie. En tout cas, merci de vous occuper de ça, Lorene. J’informerai Ian de vos découvertes. »

La femme acquiesçait lorsqu’on frappa quelques coups à la porte. Le valet du roi pénétra dans la pièce.

« Le jeune O’toranski est revenu, mon roi. Il veut vous parler dès que possible.

− Eh bien, faites-le entrer. Vous pouvez disposer, Lorene.

− A vrai dire, mon roi, ce que j’ai à dire concerne aussi Lorene », intervint Morgan en apparaissant dans la pièce.

Intrigué, le roi fit signe à la femme de rester. Elle se raidit, l’air inquiet.

« Tout va bien ? s’enquit le roi.

− Pour ce qui est de Léana, oui. Mon roi… Gregor Telonska est mort. Le lieutenant Tenille l’a apparemment agressé durant l’interrogatoire, craignant de se faire posséder par Gregor. Sa fille m’a expliqué que… »

Les paroles du jeune noble cessèrent de parvenir aux oreilles du roi. Il s’était arrêté aux mots « Gregor Telonska est mort ». Son cœur et ses mains se crispèrent. Le visage de l’homme s’imposa à lui.

Il le revoyait, des années plus tôt, quand ils s’étaient rencontrés. Ian, Camilla et lui-même étaient en voyage en Pesée. Gregor était leur jardinier, à l’époque. Les évènements de cet été-là avaient fait grandement évoluer leur relation.

Il se souvenait aussi de la dernière fois qu’il avait vu l’homme. C’était après la mort de Jack. Gregor lui avait répété sa promesse de fidélité. Phelps lui avait assuré que sa famille serait toujours en sûreté.

Et voilà que sa parole avait été trahie. L’un de ses propres soldats s’en était pris à Gregor. Les femmes Telonska se retrouvaient seules, au milieu de la forêt, à garder le passage vers l’autre monde.

« … La princesse était très remontée. Elle espère que vous ferez quelque chose pour les Telonska. »

Phelps cligna des yeux. Son cœur était lourd. La douleur faisait trembler ses mains. Il les posa sur ses genoux pour que ses visiteurs ne s’en aperçoivent pas.

« J’ai promis à Gregor de veiller sur sa famille, expliqua-t-il. Alors je le ferai. Il y a un petit, n’est-ce pas ?

− Oui, Merle. Il a dix ans.

− Il devra être élevé comme il se doit. Les Telonska méritent que leur nom soit rehaussé au rang de nobles. Après ce que Gregor a fait pour moi… »

Il fit une pause. Gregor avait fait bien plus que garder le passage. Il avait gardé le plus lourd secret du roi, caché au plus profond de la forêt de Leinne.

« … je me dois de m’occuper de sa famille. On leur proposera d’envoyer Merle à Garôn. Les femmes recevront de l’argent, et tout ce qu’elles demanderont pour vivre correctement. »

Morgan acquiesça.

« Je m’occupe de Tenille, Sire, fit Lorene d’une voix froide.

− Je veux l’interroger en personne. Mais je parlerai aussi à Glenda Telonska : ainsi, j’aurai les deux versions de l’histoire. Je trancherai en conséquence sur la punition de Tenille. Allez, maintenant.

− Sire, j’avais d’autres sujets…

− Plus tard, Morgan. »

Le jeune homme s’inclina. Tous deux sortirent. Phelps resta seul, perdu dans sa tristesse. Il tourna lentement ses yeux vers le portrait de sa femme. Elle était enceinte de la petite Leana, sur le portrait. Leur ange, mort un an après sa naissance. Sa mère et elle devaient être ensemble auprès de Nea.

Gregor venait de les rejoindre.

« Comme j’aimerais que tu sois là aujourd’hui, mon amour », murmura le roi.

Une larme solitaire glissa le long de sa joue.

 

* * *

 

Léana était assise en classe, les yeux dans le vague. Cela faisait deux jours qu'elle était revenue dans son monde. Deux jours qu’elle vivait mécaniquement, se rendait en cours sans jamais écouter ce qui se passait autour d’elle.

Ses pensées étaient restées en Aélie. Elle songeait à Morgan, au roi, à son père… et aux centaines de choses qu’elle n’avait pas encore découvertes. Les quelques jours passés là-bas tournaient en boucle dans sa tête.

En revenant chez Claire par le portail, Léana l’avait interrogée. Sa grand-mère avait acheté le miroir quand elle avait dix-sept ans. Elle ne s’était rendu compte de rien avant qu’un beau jour, Camilla et Jack en surgissent. Elle n’avait jamais pu le traverser et personne n’était revenu après eux. Claire avait gardé le miroir et l’avait mis en lieu sûr, afin de préserver le secret du monde voisin. Elle avoua aussi à Léana qu’elle avait toujours cru qu’un jour, Jack finirait par revenir.

La jeune fille lui avait raconté en détail son séjour à Kaltane. Claire, n’ayant jamais pu découvrir cet autre monde, avait été fascinée par tout ce que Léana avait vu. La jeune fille s’était un peu enflammée en lui racontant l’histoire de Ian. En revanche, elle n’avait pas réussi à parler des Telonska. La mort de Gregor était trop fraîche dans sa tête. Elle ne pouvait pas en faire une simple anecdote dans son récit.

Léana était ensuite retournée à sa vie normale, retrouvant sa famille. Elle avait beau prétendre que tout était normal, elle ne parvenait pas à écarter l’Aélie de ses pensées. Dès que l’occasion se présentait, elle sortait les livres d’aélien que Louis lui avait confiés et étudiait. Le traducteur en avait rédigé un lui-même. Ils étaient destinés initialement à apprendre le français aux aéliens, mais l’inverse fonctionnait tout aussi bien. Léana connaissait de plus en plus de vocabulaire. Elle ignorait toujours si elle souhaitait retourner en Aélie, mais elle prenait plaisir à en apprendre la langue.

 

« Hé, tu m'écoutes ? »

Léana tressaillit : sa voisine de classe, Lucie, venait apparemment de lui parler.

« Désolée, marmonna Léana.

− Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es bizarre depuis que t'es revenue de chez ta grand-mère !

− Je sais. »

Lucie haussa les épaules et se détourna. Léana devina qu’elle ne tenterait plus d’engager la conversation avec elle. Ça lui était bien égal. Elle n’avait pas envie de parler des cours, de se moquer des professeurs ou de se plaindre des devoirs. Tout ça, pour elle, ça n’était rien. Par rapport à deux tentatives d’enlèvement, on pouvait dire qu’avoir deux examens le même jour était une partie de plaisir.

Léana était repartie dans sa rêverie quand la voix de M. Martin, à côté d’elle, la fit sursauter.

« Reviens dans notre monde, Léana.

− Vous y croyez ? » demanda-t-elle brusquement, un peu perdue.

Le professeur fronça les sourcils.

« Pardon ?

− Aux mondes parallèles. »

Elle n’avait pas du tout prévu d’en parler, mais elle était coincée à présent. Elle enchaîna très vite :

« Vous êtes prof de philo, monsieur, vous devez bien avoir un avis sur la question.

− Hhmm. Eh bien, voyons d’abord l’avis de vos camarades.

− Un monde parallèle ? intervint un des garçons assis devant elle. Genre, où les gens vivraient comme nous ? Avec nos alter ego ?

− Pourquoi pas, répondit-elle en haussant les épaules.

− Je pense qu’on serait déjà au courant si ça existait, non ? s’interrogea Lucie. S’il y a des liens entre un monde parallèle et nous, si même une seule personne y était allée, notre monde serait au courant. »

A moins que ces gens croient tous avoir fait un rêve¸ songea Léana. Comme moi avant de parler avec Morgan.

« Bien sûr que non, rétorqua quelqu’un. Pourquoi divulguer à tout le monde un tel secret ? Moi, je le garderais pour moi. Enfin, ça dépend de ce qu’il y aurait dans l’autre monde. »

Un brouhaha s’éleva de la classe, chaque élève parlant en même temps que son voisin. Léana vit le regard dépité de M. Martin, avant qu’il ne se reprenne.

« Silence ! Et toi, Léana ? Puisque tu nous poses la question, c’est que tu y crois ?

− Non, fit-elle d’un ton catégorique. Des extraterrestres, peut-être, sur d’autres planètes. Mais un monde parallèle, ça irait contre les lois de la physique.

− Depuis quand tu t’y connais en physique ? » se moqua quelqu’un.

Plusieurs personnes éclatèrent de rire.

« Depuis quand tu m’adresses la parole ? aboya Léana, hérissée.

− Ça suffit ! s’énerva le professeur. Merci d’avoir lancé un débat intéressant, Léana, mais je te serais aussi reconnaissant de ne pas lancer une dispute. »

Elle lui lança un regard noir, outrée. C’était l’autre qui avait commencé ! Malgré sa frustration, elle sentit une pointe de soulagement l’envahir. Elle n’était pas princesse, ici. Les autres la considéraient comme leur égale, pas comme une personne devant qui on devait s’incliner. C’était plutôt rassurant.

« Pour conclure le débat, finit M. Martin en retournant vers le tableau, je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. Mais un auteur assez connu a rassemblé des histoires, racontées par des gens du monde entier. Toutes se ressemblent plus ou moins, et décrivent un pays qui serait très différent du nôtre. Ceux qui les racontent ne sont pas restés très longtemps dans cet autre monde, mais il y a quand même des choses intéressantes dans leurs récits. Que vous y croyiez ou pas, je trouve que ce livre vaut le coup d'être lu. Ça s'appelle : Les mystères du monde parallèle.

− Comment s'appelle l'auteur, monsieur ? demanda Léana.

− Quentin Horace. »

Légèrement déçue, Léana se rendit compte qu'elle s'attendait à un nom connu. Comme, pourquoi pas, Jack O'legan...

« Son livre s’articule autour de ces récits pour poser des questions plus larges. Qu'y a-t-il autour de nous ? Quelles preuves pourrions-nous avoir de l'existence d'un autre monde ?

− Il faudrait pouvoir y aller, fit remarquer Lucie.

− Les miroirs, répliqua une autre fille. C'est toujours comme ça dans les histoires.

− Et d'où viennent ces histoires ? » murmura Léana.

Elle se souvenait très bien de ce que Gregor lui avait dit lors de leur première rencontre : que toutes les légendes avaient une part de vérité. Les auteurs venus en Aélie par hasard avaient tiré de leurs expériences des hypothèses plus ou moins réelles. Sans toutefois y croire réellement. Ça devait être ce genre de récits que Quentin Horace avait rassemblés. Parmi ces personnes, combien pensaient véritablement avoir visité un nouveau monde ?

La jeune fille se sentit soudain très nostalgique. Le vieil homme était parti et avait emporté de nombreuses réponses aux questions qu'il avait suscité chez elle.

« En tout cas, ces passages doivent être très rares », conclut un élève avant que M. Martin ne reprenne le cours.

Léana acquiesça. D'après Morgan, il n'y avait que quelques passages dans le monde entier. Et l'un d'entre eux se trouvait dans le sous-sol de sa grand-mère.

 

 

« Léana ?

− Je suis là ! »

La jeune fille était plongée dans son livre d’aélien quand sa mère passa la tête dans sa chambre. Après avoir été repoussée de nombreuses fois par sa fille pour ses intrusions, Carmen n’osait plus pénétrer chez elle sans autorisation.

« Entre », l’invita Léana en refermant le bouquin.

Carmen obtempéra en souriant et vint s’asseoir sur le lit. Elle regarda autour d’elle comme si elle découvrait l’endroit : quelques posters, une bibliothèque remplie de livres, des trophées de ses concours de danse. Au pied de la penderie se trouvait une chaise sur laquelle étaient posés des habits en vrac. Carmen y jeta un coup d’œil, mais ne fit aucun commentaire. Léana apprécia l’effort.

Elle avait laissé ses vêtements aéliens chez sa grand-mère, pour éviter que quelqu’un d’autre ne les voie. Léana observa sa mère. Sa peau mate était lisse, hormis quelques rides au coin de sa bouche et de faibles cernes sous ses yeux. Carmen avait mis un peu de rouge à lèvre et bouclé ses cheveux châtains. Léana l’avait toujours trouvée très belle. Elle se demanda depuis quand elle ne l’avait pas regardée ainsi, sans ressentir de rancœur. Elle se leva donc et vint s’asseoir à côté d’elle sur le lit.

« Tu vas bien ? demanda Carmen, un peu surprise. Tu as passé une bonne journée ?

− Ouais. On a eu un débat intéressant en philo.

− Oh ! Sur quel sujet ?

− Les mondes parallèles.

− Eh bien ! Intéressant, comme sujet. Je venais te dire que Maxence et Benjamin vont rentrer tard, ce soir. Ton frère a eu un souci à l’école, Ben veut lui changer les idées. Alors c’est l’occasion d’une soirée mère-fille ! »

Elle avait un ton enjoué, mais une gêne mêlée d’inquiétude transparaissait dans sa voix. Elle craint ma réaction, comprit Léana. Elle s’en voulut aussitôt : comment avaient-elles pu en arriver là ? La jeune fille acquiesça et sourit.

« Max a eu un souci ? répéta-t-elle.

− Une histoire de fille, je crois. »

Léana, stupéfaite, dévisagea sa mère.

« Maxence, une histoire de fille ? Mais c’est un bébé !

− C’est ce que je me suis dit aussi, rit Carmen. Tu sais, être parent, c’est parfois de ne pas pouvoir se détacher de ses enfants. Ne pas accepter qu’ils n’aient plus autant besoin de nous. Même quand ils sont adultes et en âge de se débrouiller. »

Elle se tut. Léana comprit qu’elle ne parlait pas de Maxence. La jeune fille soutint le regard de sa mère, qui finit par le baisser.

« Je suis désolée, Léana. Je pensais faire ce qui était le mieux pour toi. Je suis désolée de t’avoir caché la véritable identité de ton père. Peut-être qu’au fond de moi, j’espérais toujours qu’il reviendrait. Pas pour moi, mais pour toi. Il m’avait promis qu’il te verrait grandir.

− Et s’il était mort ? »

Carmen hocha la tête.

« Cette pensée m'a traversé l'esprit des centaines de fois. Je n'avais que ça pour m'expliquer qu'il ne revienne pas. Tu lui ressembles, tu sais ? Même ça, je n’ai jamais eu le courage de te le dire.

− Ses yeux... » murmura la jeune fille.

Mais sa mère la dévisagea, étonnée.

« Pardon ?

− Euh…

− Comment sais-tu que tu as ses yeux ?

− Mamie me l’a dit », mentit Léana.

Carmen soupira et hocha la tête.

« Je pensais que depuis tout ce temps, elle aurait oublié à quoi ressemblaient les yeux de Jack. Il faut croire que je m'étais trompée, encore une fois...

− Il te manque, maman ? »

Carmen secoua lentement la tête.

« J’ai rencontré Benjamin, et j’ai eu Maxence. Quelques fois, oui, je repense à ton père. Je me demande à quoi ma vie aurait ressemblé si nous t’avions élevée ensemble. »

L’esprit de Léana s’envola aussitôt vers l’Aélie. Dans quel monde aurait-elle grandi ?

« Mais ces pensées ne durent jamais, parce que je suis heureuse avec Benjamin, Maxence et toi. Je n’ai plus besoin de ton père.

− Mais moi, si », avoua Léana.

Elle sentit la tristesse s’abattre sur elle.

La jeune fille posa les yeux sur le livre de Louis. La photo de son père était glissée dedans. Combien aurait-elle donné pour pouvoir lui parler, même une seconde ! Elle savait qu’elle avait eu une chance incroyable auprès de Ian, de pouvoir découvrir une mémoire de son père. Mais elle en désirait plus. Elle voulait apprendre qui il était, le bien comme le mal.

« Je sais, ma puce, murmura Carmen. Si j’avais le moindre indice sur l’endroit où il est parti, si j’avais une piste, je te la donnerais. Mais je ne sais rien. Tout ce qui me restait de lui, tu l’as trouvé l’autre jour quand mamie a sorti ces cartons. »

Durant quelques instants, Léana hésita. Pouvait-elle avouer la vérité à sa mère ? Lui dire qu’elle avait trouvé d’où venait son père, avait même rencontré son grand-père ? Mais cela impliquait de parler de l’Aélie. Et elle ne le pouvait pas. Du moins, pas pour l’instant.

 

La soirée se déroula à merveille. Léana et Carmen discutèrent, rirent, et ne se disputèrent pas une seule fois. Pas même sur le choix du film, ce qui surprit grandement la jeune fille. Elle sentait que quelque chose de profond avait changé. Au bout d’un moment, elle réalisa que c’était elle.

La découverte de ses origines avait bouleversé tout son quotidien. Tandis qu’elle observait sa mère sortir le dessert du frigo, la jeune fille comprit qu’elle était prête à lui dire au revoir. Il était temps qu’elle aille découvrir le pays d’où elle venait. Elle avait besoin d’en savoir plus sur son père. Elle voulait aussi partir à la recherche de la personne qui avait envoyé la fameuse lettre, ce mot qui avait révélé son existence au roi Phelps. Cette personne avait connu son père, avait peut-être même été avec lui juste avant sa mort.

Et, au fond d’elle-même subsistait le rêve que son grand-père se trompe. Que Jack était bien en vie, attendant que sa fille suive sa piste et le retrouve.

Quand les garçons rentrèrent, ils se joignirent à elles autour de la table de la cuisine. Il était presque minuit, mais ils se mirent à jouer à un jeu de société, dans une ambiance légère. Léana embêtait Maxence, qui pestait en essayant de se défendre ; Carmen et Benjamin se lançaient des regards amoureux.

Ils n’avaient pas passé une soirée aussi agréable tous les quatre depuis plus d’un an. Léana était contente de retrouver leur complicité. Si elle devait partir quelques temps, elle préférait les quitter sur une note joyeuse. Benjamin l’avait élevée comme sa fille. Elle l’avait appelé papa pendant très longtemps. Il avait remplacé Jack parfaitement, en veillant sur elle.

A présent, il était temps qu’elle vole de ses propres ailes et aille à la recherche du passé de son père.

 

Comme promis, Morgan fut chez sa grand-mère le mercredi suivant. Il accueillit Léana dans le jardin avec un sourire, comme s'il avait oublié leur dernière conversation.

« Princesse, vous êtes magnifique. »

Il se pencha pour lui faire un baisemain. Elle se sentit bêtement flattée et s'en voulut de céder à son charme. Elle était censée y résister, par respect envers Mia.

« Entre, Léana, l’invita Claire. Tu vas bien ? »

Léana acquiesça et les suivit dans la maison. Ils s'assirent autour de la table de la salle à manger.

« Sans vouloir te vexer, les robes aéliennes t'allaient beaucoup mieux, remarqua le jeune homme.

− Eh bien je me sens mieux dans un jean, répliqua Léana. J’aimerais bien pouvoir m’habiller comme Lorene, ou même Hannah. Elles portent des pantalons tout le temps.

− Mais elles ne sont pas princesses, répondit Morgan avec un sourire moqueur. Malheureusement, certaines règles de bienséance vont avec ta condition royale. Par exemple, ne pas se transformer en hérisson dès que des nobles t’approchent d’un peu trop près.

− Quoi ? » s’étonna Léana.

Claire éclata de rire.

« Je n’aurais pas mieux décrit Léana, s’amusa-t-elle.

− Tu es mignonne, mais tu te hérisses dès que tu te sens en danger, lui expliqua Morgan. Et tu deviens une vraie boule piquante.

− C’est pas ma faute, si tout le monde m’embête, maugréa la jeune fille. Toi le premier. »

Il se mit à rigoler aussi, mais elle parvint à ne pas se sentir vexée.

« Et les Telonska, alors ? »

L’amusement de Morgan fut coupé court.

« Le roi va leur proposer d’envoyer Merle à Garôn, une école qui forme les enfants à devenir des nobles. J’y ai grandi.

− Alors il veut les anoblir ?

− Oui, et il donnera de l’argent et tout ce dont elles ont besoin à Kaoline et sa mère.

− De quoi parlez-vous ? » demanda brusquement Claire.

Léana se souvint qu’elle ne lui avait pas parlé des Telonska, lorsqu’elle était revenue, une semaine plus tôt.

« Les gens chez qui j’arrivais quand je traversais, les Telonska. Ils ont été questionnés par des soldats violents, et Gregor, le grand-père, est mort. Il était très gentil. »

Le visage de Claire se décomposa.

« Gregor est mort ? »

Jamais, de toute sa vie, Léana n’avait entendu pareil effroi dans la voix de sa grand-mère. Elle la dévisagea, surprise.

« Tu le connaissais ? »

La vieille femme paraissait avoir pris cent ans. Une larme coula le long de sa joue. Elle secoua la tête, se mordant la lèvre. Léana lui laissa le temps de retrouver sa voix. Elle échangea un regard incrédule avec Morgan.

« Je… A vrai dire, je t’ai menti, Léana. Camilla et Jack n’étaient pas les seuls à avoir traversé. »

Léana sentit son cœur se serrer. Elle avait réussi à panser la blessure née du mensonge de sa mère et de sa grand-mère. Elle croyait qu’elle pouvait de nouveau faire confiance à Claire, que celle-ci lui avait tout raconté. Mais c’était faux.

« Gregor est venu ici, quelques semaines après le passage des O’legan. Il voulait leur parler, les convaincre de rentrer. Mais Jack a refusé car sa mère n’était pas en état de voyager de nouveau. Il voulait que les choses se tassent un peu. Gregor est reparti.

− Ça ne suffit pas pour que sa mort t’attriste, fit remarque Léana d’une voix tremblante. Il est revenu, pas vrai ? »

Claire hocha la tête et ferma les yeux.

« Après que ton père y soit retourné… Gregor est revenu, plusieurs fois. On discutait, de son monde, du mien. On était amis. Glenda était au courant. Elle est venue quelques fois.

− Alors tu savais que mon père avait été exilé, qu’il avait disparu ?

− Je le savais, oui, et c’est en partie pour ça que j’ai maintenu le secret de ta mère. J’étais consciente que si tu te mettais à chercher Jack, tu tomberais dans une impasse. Même si tu parvenais à aller dans l’autre monde, tes chances de le retrouver étaient faibles.

− Il est mort, lâcha Léana. Il est parti en exil, et il est mort. S’il avait juste disparu, j’aurais peut-être pu le retrouver.

− Je suis désolée. Et je… je ne sais pas pourquoi je ne t’ai pas parlé de Gregor.

− C’est pour ça que vous saviez qu’on pouvait lui faire confiance, comprit Morgan, les yeux écarquillés. Parce que vous le connaissiez personnellement.

− Et c’est pour ça qu’il m’a poussée à te voir, murmura Léana. Quand je l’ai rencontré, il a fouillé mes pensées, et t’a reconnue. Il te connaissait.

− C’était un bon ami. »

Claire posa ses mains sur la table. Léana les vit trembler. Le visage fatigué, le sourire absent : elle n’avait pas vu sa grand-mère aussi triste depuis la mort de son mari. Alors elle s’adoucit.

« Je suis désolée pour Gregor, mamie. Je te promets que je vais retrouver le lieutenant qui a fait ça, et lui faire payer.

− Ça veut dire que tu viens ? »

La question de Morgan était pleine d’espoir. Léana se tourna vers lui et lui adressa un sourire. Les yeux verts du jeune homme ne la quittaient pas. Une de ses mèches tombait sur son sourcil droit. Elle fut prise d’une envie irrésistible de la repousser.

« Oui, Morgan. J’ai besoin d’en savoir plus sur mes origines. »

La joie s’étala sur le visage du garçon.

« Mais j’ai une condition, enchaîna Léana.

− Qui est ?

− Ma mère. Elle a le droit de savoir où je vais. Surtout que je n’aurai aucune excuse valable pour disparaître des radars. »

Il ouvrit la bouche, mais elle ne le laissa pas protester.

« Si je prétendais que je vais à l’étranger, je ne pourrais pas expliquer le fait que je ne lui écris pas ou ne l’appelle pas. Et surtout, je ne pourrais pas justifier un départ aussi rapide. Alors, je dois tout lui raconter. »

Elle regarda Claire.

« On doit tout lui raconter. »

La vieille femme hocha la tête. Mais Morgan grimaça.

« Tu ne peux pas dévoiler l’existence de mon monde à toute ta famille, Léana. Si ça venait à se savoir ici…

− Je te parle juste de ma mère, Morgan. Tu sais, celle qui a eu un enfant de ton prince. Elle ne le dira pas, et ne voudra pas envahir ton pays. Peut-être… »

Elle sentit l’excitation la gagner alors qu’une idée germait dans sa tête.

« Peut-être même qu’elle voudrait venir avec moi ? Pour rencontrer le roi, et découvrir le pays d’où venait mon père ! »

Morgan fronça les sourcils. Claire dit d’une voix basse :

« Je n’ai jamais pu traverser. Le miroir n’a toujours été qu’une simple glace, pour moi. Alors ne t’étonne pas si ta mère ne peut pas te suivre, Léana.

− Peut-être qu’il faut avoir du sang aélien dans les veines, ajouta Morgan.

− On verra. Mamie ? On va lui parler ?

− Ce soir ? Elle doit à peine être rentrée du travail.

− Alors c’est le moment, avant que Benjamin n’arrive. Je l’appelle tout de suite. »

Carmen arriva une demi-heure plus tard. En attendant, Claire raconta aux jeunes gens comment Gregor venait la voir de temps en temps. Elle avait fait installer une sonnette dans le placard −une sonnette ! − qui la prévenait quand il était là. Ils s’asseyaient tous deux à cette même table et discutaient pendant des heures. Claire lui offrait toujours du café. Gregor en avait déjà ramené en Aélie. Morgan en fut surpris, mais la vieille femme expliqua que les Telonska n’avaient jamais souhaité répandre cette trouvaille dans leur pays. La forêt de Leinne était leur maison, leur coin tranquille. Pas une source de commerce.

Morgan expliqua ensuite à Léana que Rebecca Sierkai avait parlé au roi et aux guides de l’héritage officiels. Ils avaient accepté de la former et de la laisser être la guide de Léana. Cette dernière avait encore du mal à comprendre ce que ça signifiait. Elle décida de ne pas s’en préoccuper pour l’instant : on le lui expliquerait quand elle serait revenue à Kaltane.

 

Quand Carmen arriva, elle fut surprise de voir Morgan.

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle. Léana ?

− Maman… assieds-toi, s’il-te-plaît. J’ai quelque chose à te dire. »

Carmen obéit, sans cesser de jeter des regards curieux vers Morgan.

« Du thé ? proposa Claire.

− Non merci, répondit sa fille.

− J’en veux bien, mamie », fit Léana.

Claire disparut dans la cuisine. Le silence tomba. Carmen le rompit :

« Bon, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as de si pressant à m’annoncer ? »

Son regard se posa de nouveau sur Morgan. Léana devina ce que sa mère devait penser : qu’elle allait lui dire qu’ils sortaient ensemble, qu’elle était enceinte ou qu’ils allaient s’enfuir tous les deux. Ce dernier cas n’était pas loin de la réalité.

Léana se racla la gorge, gênée.

« Voilà, en fait… C’est à propos de mon père. »

C’était bien plus difficile que prévu. Morgan glissa sa main sous la table et prit la sienne. Sa douce peau la réchauffa. Tout son corps frissonna au contact du garçon. Durant un court instant, elle en oublia ce qu’elle voulait dire.

« Quoi ? » demanda Carmen d’une voix basse.

Léana regarda Morgan, qui lui fit un sourire encourageant. Elle se lança :

« Tu sais qu’il venait d’un pays étranger, pas vrai ?

− Oui. Il n’a jamais voulu me dire d’où.

− L’Aélie. Il venait d’Aélie. »

Carmen fronça les sourcils.

« C’était le nom qu’il donnait au pays imaginaire dont il me parlait. Mais ça n’existe pas, Léana. La magie et ce royaume n’existaient que dans les histoires de ton père.

− Il existe, maman, répondit Léana. Jack O'legan venait d'un monde parallèle au nôtre. »

Il y eut un profond silence. Carmen dévisagea sa fille comme si elle était folle. Plusieurs émotions passèrent sur son visage et, finalement, ce fut la colère qui s’y imposa.

« Arrête tes bêtises, Léana. Ce n’est pas drôle.

− Je ne mens pas, maman ! Tu te souviens, du miroir dans le sous-sol de mamie ? Qui était près du garde-manger ?

− Oui… maman s’en est débarrassée il y a longtemps, je crois.

− A vrai dire, je l’ai toujours », intervint Claire en revenant avec la théière.

Elle se mit à servir deux tasses.

« Je l’ai mis dans un lieu sûr, afin que personne − Léana, entre autres −, ne tombe dessus par hasard.

− Et qu’est-ce qu’il a, ce miroir ?

− Il mène à ce monde parallèle, répondit la jeune fille. C’est un passage vers un autre monde, maman. »

Carmen se leva, blême. Sans quitter sa fille des yeux, elle recula.

« Tu me racontes des histoires. C’est ridicule, ça n’existe pas, les mondes parallèles.

− Pourquoi n’est-il jamais revenu, alors ? Pourquoi n’a-t-il jamais écrit ? Parce qu’il est retourné là-bas, maman ! Si je ne t’ai pas parlé du week-end, ce n’est pas parce que j’étais fâchée. C’est parce que je n’étais plus dans ce monde.

− Alors quoi ? cria soudain Carmen. Un monde parallèle existe, ton père en est venu et y est reparti, et ma propre mère était au courant depuis toutes ces années ? »

Dans le silence qui s’ensuivit, elle comprit que personne ne la démentirait. Léana vit sur sa mère le choc et le doute mêlés. Elle avait ressenti ces mêmes émotions quelques semaines plus tôt.

« Vous vous moquez de moi, murmura Carmen.

− Regarde, si tu ne me crois pas. »

Léana sortit de son sac la photo de son père. Il était richement habillé, posant devant une carte de son pays. Les yeux de Carmen s’emplirent de larmes quand elle vit l’image.

« Où as-tu eu ça ?

− Là-bas. C’est son père qui me l’a donné.

− Son… son père ? Tu l’as rencontré ? »

Léana acquiesça. Carmen se laissa retomber sur sa chaise et prit doucement l’image. La jeune fille lui tendit ensuite son téléphone. Elle lui montra les photos prises dans sa chambre à Kaltane.

« Si ce n’était que toi, Léana, je croirais à une grosse blague. Mais… »

Carmen regarda sa mère, l’air perdu.

« C’est la vérité, confirma celle-ci. Camilla et Jack venaient de là-bas. Cet accent, c’est le même que celui de Morgan. Il vient de là-bas, lui aussi. »

Carmen se tourna vers le jeune homme, qu’elle paraissait avoir oublié depuis le début de la conversation.

« Vous venez de là-bas ?

O alape Morgan O’toranski, répondit le jeune homme. Je suis aélien, en effet.

− Mais vous êtes… si semblable à nous ! »

Elle le dévisageait, comme si elle cherchait une ressemblance avec Jack.

« Souviens-toi de la manière dont ils étaient perdus, au début, lui rappela Claire. Camilla n’osait pas sortir tant elle avait peur des voitures. Et Jack, c’est moi qui lui ai appris à utiliser une télévision. C’est pour ça qu’il avait l’air novice, comme tu me l’avais fait remarquer un jour.

− Mais pourquoi sont-ils venus ici ?

− Ils ont fui la révolte du peuple, répondit Léana, la guerre. Mon grand-père est le roi d’Aélie, maman. Jack était prince, et je suis princesse. »

Carmen encaissa la nouvelle plus facilement que le reste. Elle hocha lentement la tête.

« Ça explique beaucoup de choses. Il ressemblait à un prince. Mais ça veut dire que… que tu l’as rencontré ? Il est là-bas ? »

Était-ce de l’espoir, que Léana percevait dans la voix de sa mère ? Ou bien de la peur ?

« Non, répondit-elle doucement. Il n’est plus en Aélie. »

Elle se tut, incapable de prononcer les mots.

« Il est mort, l’aida doucement Morgan. Il y a seize ans. »

Carmen dévisagea sa fille, figée. Léana avait le cœur lourd. Elle se força à continuer :

« Quand il est retourné là-bas, il a constaté que le roi avait dû faire des concessions au peuple pour que la révolte se calme. Il n’était pas d’accord et a essayé de renverser les choses. Alors son père l’a chassé du pays, et Jack est parti dans un royaume voisin. Je… je ne sais pas exactement comment il est mort, mais le fait est qu’il ne reviendra pas. »

Sa voix se brisa sur ces derniers mots. Elle vit des larmes couler sur les joues de Carmen. Celle-ci se leva lentement.

« Alors, c’est fini. Ta quête est finie, on peut rentrer à la maison et faire enfin notre deuil. »

Elle prit son manteau et l’enfila. Léana ne bougea pas, surprise.

« Je… non, maman ! Je vais y retourner. Je veux en apprendre plus sur lui, je veux découvrir son pays.

− C’est hors de question. »

Carmen semblait furieuse.

« Tu as eu ta réponse, Léana : Jack est mort. Et s’il est mort, et s’il y avait une révolte comme tu dis, c’est que c’est un pays dangereux. Je ne veux pas que tu y ailles, que tu ailles auprès de ce roi qui a chassé son propre fils. Ta place est ici, auprès de ta famille.

− Le roi Phelps est aussi ma famille ! s’écria Léana. Tu ne peux pas m’interdire d’y aller. Il y a tant de choses à découvrir, là-bas ! C’est un monde parallèle, maman ! Tu n’aimerais pas savoir à quoi il ressemble ?

− Et subir une guerre ? Non ! La vie calme que j’ai en France me convient. Je n’ai pas besoin d’aller chasser des fantômes dans un monde dont on ne sait rien.

− Moi, j’en sais quelque chose », intervint Morgan d’une voix douce.

Carmen le foudroya du regard.

« Vous n’avez aucun droit d’emmener ma fille ! Tu es mineure, Léana. Tu feras ce que tu voudras quand tu auras dix-huit ans, mais pour l’instant, tu m’obéis. Je t’interdis d’y retourner.

− Je serai majeure dans un mois ! cria la jeune fille, hors d’elle. C’est ridicule, maman ! Je ne crains rien, là-bas. J’ai besoin d’y aller, tu peux comprendre ça, non ? Tu m’as traînée aux États-Unis alors que je t’ai suppliée de me laisser ici, et maintenant tu veux m’empêcher de partir ?

− Pourquoi veux-tu aller là-bas ? Ça ne fera pas revenir ton père ! C’est dangereux, Léana !

− Laisse-la aller, Carmen. »

La voix de Claire était calme, mais ferme. Déroutée, sa fille la dévisagea.

« Et toi, tu es d’accord ? Tu nous as menti pendant dix-sept ans ! Tu m’as consolée quand Jack est parti. Tu m’as regardée dans les yeux en me disant que tu ignorais d’où il venait !

− Cette question, c’est entre toi et moi, Carmen, rétorqua la vieille femme. Pour l’instant, on parlait de Léana. Ta fille a passé son enfance à rêver de son père, à l’idéaliser. Elle a la chance de découvrir enfin d’où il venait. Elle est plus forte que tu ne le crois, et le roi Phelps ne laissera personne lui faire de mal. »

Léana regarda Morgan, songeant à ses trois tentatives d’enlèvement et aux deux fois où elle avait eu une lame sur la gorge. Il valait mieux que sa mère n’apprenne jamais ces évènements.

« Je ne crains rien, maman, mentit-elle d’un ton assuré. Tu peux me faire confiance. S’il-te-plaît, pour une fois, considère-moi comme une adulte. »

Carmen secoua lentement la tête, les larmes coulant sur ses joues.

« Tu es ma fille, Léana. Je ne cesserai jamais de vouloir te protéger. Je ne veux pas que tu y ailles. S’il-te-plaît, rentre à la maison avec moi. »

Mais la jeune fille avait pris sa décision. Revenir en arrière était hors de question. Elle regarda sa mère droit dans les yeux.

« J’ai fait mon choix. J’y vais, et pour une durée indéterminée. Je reviendrai, bien sûr. Mais je veux découvrir ce que signifie d’être fille de prince. De nombreuses personnes peuvent me parler de Jack, là-bas. Et… il a commis quelques erreurs que j’aimerais réparer. »

Elle savait ce qui allait se passer, à présent. Carmen allait crier, elle-même se mettrait aussi à crier, et l’une d’entre elles partirait en claquant la porte. Léana se promit que si elle devait franchir une porte, ce serait celle de la cave.

« Alors tu vas me quitter, murmura Carmen. Comme il l’a fait. »

Surprise, Léana ne sut que répondre.

« Je savais que ça arriverait un jour. Je pensais bien que tu finirais par le retrouver, et que tu préférerais aller vivre avec lui que de rester chez moi.

− Je ne vais pas vivre avec lui, maman, puisqu’il est mort ! Mais si je reste ici, sans avoir les réponses dont j’ai besoin, je vais devenir folle.

− Et tes études ? Le lycée ? Tu comptes vivre ta vie dans cet autre monde ? Tu veux devenir reine ?

− Je… je ne sais pas, maman. Ce n’est que pour quelques semaines, pour l’instant. Je verrai par la suite ce que je décide de faire. Certaines personnes quittent leur famille pour aller travailler de l’autre côté du globe. Moi, je serai juste de l’autre côté du miroir. »

Carmen secoua de nouveau la tête. Elle essuya ses larmes avec sa manche.

« Je vois que je n’ai aucun moyen de te faire changer d’avis. Je pourrais appeler la police pour t’obliger à me suivre, mais je suppose que tu auras déjà filé dans la cave le temps qu’ils arrivent. »

Elles échangèrent un regard. Léana sentit ses poils se hérisser. C’était une histoire vécue : un jour, aux États-Unis, Léana avait fugué. Elle avait tenté de prendre l’avion pour revenir en France. Malheureusement, la police l’avait interceptée à l’aéroport et ramenée de force chez ses parents.

« Tu ne peux pas me forcer à rester là, confirma-t-elle d’une voix dure. Et, au fond de toi, tu ne veux pas le faire. Il est temps que je vole de mes propres ailes, maman. »

La tristesse envahit les yeux de sa mère. Léana eut un pincement au cœur. Mais elle ne voulait pas faire marche arrière.

Sur un simple hochement de tête, Carmen accepta de laisser partir sa fille.

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