La petite larme de feu qui s’accrochait à la mèche trembla de froid, dans les bas-fonds d’Ageïra. Elle semblait vouloir fuir cette bougie de cire jaunie, tout en étant contrainte d’y rester liée. Pour survivre. Alors, elle se débattait, suspendue, faible et tremblotante. Autour d’elle, son petit halo de lumière éclairait à peine le sol, dévoilant la moitié des reliefs, concédant l’autre à l’ombre des profondeurs de la ville. Enveloppée dans ce faible éclairage, Alethia restait vigilante. Elle savait, malgré l’épaisse obscurité qui régnait, qu’en bas l’eau avait formé un immense lac de l’étendue de la ville. Un lac sombre, duquel jaillissaient tous ces bâtiments gigantesques. Un lac oublié. Un lac qui supportait le poids de tous ces gens qui l’avaient effacé de leurs mémoires.
Car la ville n’avait pas besoin de lui. La ville ne voulait pas de lui. La ville était autonome, monde en équilibre dans les airs, qui ne voulait rien de plus que son ciel de métal, rien de plus que son sol de linoléum, et qui préservait précieusement ses derniers et rares meubles de bois. D’où venait ce bois ? La ville refusait de savoir. Qui faisait pousser ces arbres ? La ville refusait de l’admettre. Oui, elle refusait d’admettre que l’eau était son salut, que l’eau avait, comme elle, sa place dans le monde.
Pourtant, Alethia, ainsi que toutes ces personnes qui bientôt atteindraient leur destination, savait qu’il ne fallait jamais rejeter sa propre nature. Jamais.
À présent, la jeune femme ne marchait plus seule, sur les passerelles. D’autres de ses compagnons avaient formé autour d’elle un cortège. Silencieux. Ils demeureraient silencieux tant qu’ils n’auraient pas atteint leur point de rendez-vous. Pour qu’on ne les repérât pas, il était nécessaire de préserver cette discrétion, tout comme il leur fallait se réunir dans les profondeurs de leur cité. Personne ne viendrait les chercher ici, et c’était tant mieux.
Sinon, tout serait perdu.
Si quelqu’un avait observé cette procession depuis l’étage d’un immeuble, une dizaine de mètres plus haut, il lui aurait semblé voir les subtiles ramifications d’un système nerveux en pleine activité. Les lumières des bougies étaient comme autant de petites pulsions électriques, toutes se rendant au même endroit, dans leurs entrecroisements organiques, et toutes portant un même message. Un message d’espoir et d’acceptation. Un message qui se voulait juste.
À grandes gorgées, une ouverture, dans les fondations d’un immeuble, buvait le fleuve de lueurs jaunes. Grandes ou petites, toutes dérivaient irrémédiablement vers le creux béant, couvert d’ombres furtives. Petit à petit, les bas-fonds de la ville revenaient à leur normalité monotone. En apparence…
º • · .•. · • º
Alimë avait travaillé tard ce soir là, si tard que les couloirs étaient déjà vides, dans le secteur, lorsqu’il fut enfin temps pour lui de remonter. À moins que personne n’eût obtenu l’autorisation de revenir dans le secteur B depuis l’évacuation complète ?
Il n’avait aucune idée de ce qui avait pu se dérouler dans la tour durant ces dernières heures. Le docteur et lui n’avaient pas quitté des yeux leurs dossiers, leurs expériences, leurs notes. Ils n’avaient pas laissé au petit sujet en suspension une seule seconde de répit.
La lumière des néons, au plafond, faiblit subitement. L’heure de travail était certainement dépassée depuis un bon quart d’heure. Longeant les portes des cellules, le petit assistant d’intervention revoyait sa journée défiler. Il pensa qu’il aurait encore plus de peine à s’expliquer, lorsqu’il devrait informer Yséïs qu’il avait oublié de lui parler du sujet B2 – 85 – 09. Mais après tout, l’information qu’il avait compensait bien cet oubli, non ? Il l’espérait.
Arrivé devant un sas de sécurité, il sorti sa carte d’assistant et la laissa glisser vers le bas dans l’interstice. Le sas s’ouvrit, puis se referma derrière lui, après quoi il dut subir les habituels petits rituels de désinfection et autres analyses. Soulagé, Alimë se débarrassa de sa combinaison et de son bruit de papier froissé, ainsi que de son masque et de ses gants. Ainsi libéré de sa seconde peau, il ressortit de l’autre côté du sas, dans le secteur C, léger de ne plus porter qu’une chemise blanche et un pantalon assorti. Il se remit à marcher.
Le secteur C était tout aussi désert que le précédent. Seul le son des semelles du petit assistant, et celui, plus léger, de son badge qui cliquetait contre sa poitrine, dérangeaient le silence grésillant des couloirs tout de gris vêtus. Rapidement, Alimë atteignit un premier ascenseur, qui lui permit de remonter jusqu’au secteur I, où il dut employer quelques escaliers avant d’atteindre la frontière entre zone de détention et complexe médical. À nouveau, il subit les contrôles médicaux exigés, doublés cette fois-ci d’un contrôle de sécurité.
Enfin, il put poursuivre son ascension.
Tout était calme également, dans les couloirs, plus lumineux car munis de fenêtres à intervalles réguliers, du centre médical de la tour. Alimë commençait à ressentir les effets de la fatigue sur son corps ; il accéléra le pas, pressé de se reposer finalement et de pouvoir relâcher la pression, enveloppé dans les plaisanteries d’Ana et Yael.
Soudain, il s’arrêta. Fronça les sourcils. Se retourna lentement. Au plafond, un néon vibra.
Alimë rebroussa chemin jusqu’à se retrouver face à une porte blanc cassé. Mais pas n’importe quelle porte.
Elle arborait sur sa petite plaque dorée les caractères “504M, salle d’entretien médical”. Péniblement, comme s’il tentait de se défaire de ses liens, le souvenir remontait. Le souvenir d’une pièce. Le souvenir d’un dossier, de voix. Le souvenir d’un rêve.
Cette porte, c’était celle du rêve de l’Aïdenon.
Le garçon hésita quelques instants. Seulement quelques instants.
Il posa ses doigts sur la poignée.
º • · .•. · • º
Le grand mur de béton ne laissait rien paraître, et pourtant… Pourtant, au-delà de la fente qui ouvrait son flanc, posées sur le sol, s’étalant jusqu’à l’autre extrémité de cette grotte de poutres et de passerelles, plus de cent bougies se consumaient afin d’éclairer l’assemblée. Installées trois par trois, elles formaient une longue allée qui guidait invariablement le regard des nouveaux arrivants vers le fond de l’espace. Vers la plateforme surélevée. Vers Isaure.
Isaure à la main taillée. Isaure, qui les avait tous ici rassemblés, un à un. Lorsqu’Alethia eut déposé sa bougie aux côté des autres, elle contourna la foule de silhouettes mal éclairées et se dirigea vers cette scène improvisée. Comme dessinée à la craie jaune sur fond noir, la silhouette qui s’y tenait, calme, adossée au mur, la salua d’un geste. Isaure à la main taillée était à peine visible, dans la lumière hésitante des bougies. Furtivement, Alethia devina la forme de sa main mutilée. La jeune femme déposa son sac de toile sur le bord, contre un pan de métal, et s’approcha d’Isaure.
– Il est temps.
En guise de réponse, Isaure à la main taillée cligna des yeux, hochant la tête. Puis, se tournant à nouveau vers l’assemblée, elle leva les bras devant elle.
Toutes les voix se turent.
Elle posa la paume contre sa poitrine.
Tous firent de même.
– Entendez-vous ?
Un frisson parcourut toutes les silhouettes attentives. Le silence était plein. Pas un seul grincement, froissement, chuchotement. Seul un léger clapotement venant de l’extérieur brisait l’immobilité de l’atmosphère.
– Entendez-vous ? répéta Isaure. Voilà. Voilà le bruit que, chaque jour, nous devrions être à même d’entendre. Voilà la voix que nous avons étouffée, jusqu’à la reléguer aux profondeurs d’une ville qui ne sait plus sur quoi elle se fonde. Voilà la voix d’une vérité que nous avons préféré enterrer plutôt qu’écouter. Alors écoutez-la, à présent !
La femme marqua une pause. Elle observait les yeux voilés d’obscurité, brillants de la lueur des petites flammes.
– Nous avons besoin de cette vérité. Tous ! Pour vivre, bien sûr. Mais aussi parce qu’elle fait partie de nous. L’eau fait partie de nous, l’eau fait partie du monde, et du décor dans lequel nous devrions vivre. Oh, bien sûr, chacun de nous voit la mer depuis sa fenêtre. Parce que nous refusons d’user d’un pouvoir qui n’appartient pas à notre nature, nous voyons tous cet horizon bleu qui nous salue. Parce que l’on refoule la magie, l’on nous a condamnés à vivre en marge de la ville. Face à l’extérieur, face à la tour, face à la mer. Et pourquoi ? Parce que la mer est devenue une punition ! Mais l’eau n’est pas une condamnation, l’eau est notre nature. L’eau n’a pas à être rejetée, et nous nous étouffons nous-même en l’arrachant à nos vies ! Nous nous déshumanisons en vivant dans le ciel sans même le voir, et comme si cela ne suffisait pas, le bleu de la mer nous est également refusé, ou pire, servi comme un châtiment face à ce qu’ils osent appeler “l’insolence des Dissidents” !
La centaine de pupilles accrochée aux lèvres d’Isaure tressaillit.
– “Dissidents”, soupira-t-elle après quelques instants de silence. On nous regroupe sous un mot. Un mot, un seul, afin d’oublier notre nombre. Notre importance. Qu’est-ce qu’un mot, qu’est-ce qu’un nom ? Nous n’avons pas besoin de nous identifier, nous n’avons pas besoin de justifier nos pensées par notre appartenance à une communauté ! Eux, eux devraient se justifier, eux devraient trouver un mot ! Un mot pour désigner ces gens qui refusent la nature, qui refusent LEUR nature, qui ne souhaitent qu’user d’un pouvoir qui les prive d’être eux-mêmes ! Alors nous appeler “Dissidents”… soit, si “Dissident” signifie s’accepter, et de même accepter le monde, sans jugements, sans rejets, si “Dissidents” signifie vivre vraiment, dans les conditions que nous n’aurions jamais dû abandonner, si “Dissidents” signifie rester libres, alors seulement nous accepterons ce terme, non comme le nom d’un mouvement à contre courant qui se doit d’être éradiqué, mais bien comme un appel à se lever, pour rejoindre une lutte qui n’aurait jamais dû quitter les esprits. Levez-vous ! Levez-vous pour la mer ! Levez-vous pour la vérité ! Mais avant tout, avant tout, levez-vous pour être vous-mêmes !
Les poings s’élevèrent, les cris s’élevèrent, les pensées s’élevèrent. Dans les bas-fonds de la ville, ce furent plus de cent esprits qui partagèrent la clameur qui vola haut, très haut. Bien plus haut que la ville. Tous se levèrent, pour la mer, pour la vérité, pour eux.
Ou presque.
À l’opposé de la scène, près de l’ouverture dans le mur de béton, deux yeux débordant de haine et de dégoût observaient ce spectacle. Tous les autres criaient, s’encourageaient. Personne ne vit cette petite silhouette vêtue de noir se faufiler au dehors de leur abri et disparaître dans l’ombre des fondations d’Ageïra.
« La petite larme de feu qui s’accrochait à la mèche trembla de froid, dans les bas-fonds d’Ageïra. Elle semblait vouloir fuir cette bougie de cire jaunie, tout en étant contrainte d’y rester liée. Pour survivre. Alors, elle se débattait, suspendue, faible et tremblotante. » —> C’est trop beau, comme début ! Et c’est trop mignon, aussi !^^
« Car la ville n’avait pas besoin de lui. La ville ne voulait pas de lui. La ville était autonome, monde en équilibre dans les airs, qui ne voulait rien de plus que son ciel de métal, rien de plus que son sol de linoléum, et qui préservait précieusement ses derniers et rares meubles de bois. D’où venait ce bois ? La ville refusait de savoir. Qui faisait pousser ces arbres ? La ville refusait de l’admettre. Oui, elle refusait d’admettre que l’eau était son salut, que l’eau avait, comme eux, sa place dans le monde. » —> J’adore cette ville vraiment atypique ! C’est original et en même temps très complexe, comme situation ! Et en plus j’adore comme tu personnifies cette cité pour montrer la mentalité de ceux qui y habitent ! :)
« Si quelqu’un avait observé cette procession depuis l’étage d’un immeuble […]. »—> Hé hé hé, c’est très habile pour décrire ce que l’on voit, même s’il n’y a personne.
« Soulagé, Alimë se débarrassa de sa combinaison et de son bruit de papier froissé, ainsi que de son masque et de ses gants. » —> J’adore le détail du papier froissé, ça rend le récit très réaliste !
« Cette porte, c’était celle du rêve de l’Aïdenon du C3. » —> Ici, j’avoue ne plus savoir qui est l’Aïdenon du C3… Est-ce qu’on est censé savoir qui c’est, ou pas ?
« Le petit garçon hésita quelques instants. » —> Je trouve un peu étrange de qualifier Alimë de « petit garçon », car j’imagine un enfant de dix ans maximum…😅 Je dirais peut-être « jeune garçon », mais après, à toi de voir, tu connais mieux ton personnage. :)
« Isaure à la main taillée. » —> J’adore ce nom, vraiment !
« Comme dessinée à la craie jaune sur fond noir, la silhouette qui s’y tenait, calme, adossée au mur, la salua d’un geste. » —> Ici, je n’ai pas bien compris pourquoi la silhouette semble dessinée à la craie. A cause de la lumière ?
« On nous regroupe sous un mot. » —> J’aime particulièrement cette phrase, même si je trouve que tout le discours d’Isaure est très bien mené !^^
« Les poings s’élevèrent, les cris s’élevèrent, les pensées s’élevèrent. » —> J’adore les pensées qui s’élèvent ! :)
« À l’opposé de la scène, près de l’ouverture dans le mur de béton, deux yeux débordant de haine et de dégoût observaient ce spectacle. Tous les autres criaient, s’encourageaient. Personne ne vit cette petite silhouette vêtue de noir se faufiler au dehors de leur abri et disparaître dans l’ombre des fondations d’Ageïra. » —> Argh, un ennemi, pile au bon moment pour un peu de suspense !
Je suis trop trop trop contente que tu aimes le début du chapitre ! J'avoue que j'ai passé beaucoup de temps dessus, ne réussissant pas tout de suite à transmettre les impressions désirées... Donc super si ça fonctionne !^^
Hé hé hé, c’est très habile pour décrire ce que l’on voit, même s’il n’y a personne.
>> Merciii :)
“J’adore le détail du papier froissé, ça rend le récit très réaliste !”
>> Hihi, moi aussi j'aimais bien^^ ça rendait cette phrase à l'apparence banale un peu plus intéressante...
« Cette porte, c’était celle du rêve de l’Aïdenon du C3. » —> Ici, j’avoue ne plus savoir qui est l’Aïdenon du C3… Est-ce qu’on est censé savoir qui c’est, ou pas ?
>> Ah, oui, c'est vrai que je n'ai pas pensé qu'il n'y avait que moi qui retenais tout cela haha, je vais enlever “du C3” et voir si j'arrive à clarifier, mais c'est bien l'Aïdenon dont nous avons vu le rêve :))
“Je trouve un peu étrange de qualifier Alimë de « petit garçon », car j’imagine un enfant de dix ans maximum…😅 Je dirais peut-être « jeune garçon », mais après, à toi de voir, tu connais mieux ton personnage. :)”
>> Ah, oui, ben je m'étais dit aussi, mais je n'ai pas vraiment réfléchi plus loin... Je vais changer :) Merci pour la remarque^^
« Isaure à la main taillée. » —> J’adore ce nom, vraiment !
>> Oooh je suis trop contente alors hihi, ça aussi j'ai cherché longtemps...
”Ici, je n’ai pas bien compris pourquoi la silhouette semble dessinée à la craie. A cause de la lumière ?”
>> Aah je vais rendre plus clair ! Mais en fait c'est parce qu'elle n'est éclairée que par les bougies qui forment la rangée longeant la salle... Donc une lumière jaune qui n'éclaire que très partiellement ses traits.
“« On nous regroupe sous un mot. » —> J’aime particulièrement cette phrase, même si je trouve que tout le discours d’Isaure est très bien mené !^^”
>> :)) Parfait si tu trouves le discours “bien mené”, comme tu dis !
“« Les poings s’élevèrent, les cris s’élevèrent, les pensées s’élevèrent. » —> J’adore les pensées qui s’élèvent ! :)”
>> Merciii^^
Argh, un ennemi, pile au bon moment pour un peu de suspense !
>> Héhéhé, ben oui, il fallait bien un petit arrière-goût négatif dans ce chapitre... ;))
À tout vite !^^